— Ne l’espérez pas ! Personne, ici, n’acceptera de vendre à un étranger…
— Je ne suis pas un étranger, fit Guillaume non sans rudesse, blessé par le ton soudain dédaigneux de l’autre. Les miens sont issus de votre Cotentin : mon père était de Montsurvent, entre Lessay et Coutances. Quant à ma mère, elle est née là, en bas, à Saint-Vaast où son propre père s’occupait des salines…
Il y eut un silence. Le paysan se détournait, regardait lui aussi vers la mer. Peut-être estimait-il en avoir assez dit ? Guillaume s’écarta de lui mais il se remit à parler d’une voix plus enrouée que jamais. Comme il avait remis son grand chapeau noir, Guillaume devina ses paroles plus qu’il ne les comprit. Il disait :
— Et vous ? demanda-t-il. Où êtes-vous né ?
Le jeune homme commençait à trouver l’étranger bien curieux. Néanmoins il s’obligea à la patience : s’il voulait s’implanter dans cette région, il lui fallait ménager les indigènes.
— Très loin d’ici, répondit-il, au Canada, que l’on appelait alors la Nouvelle-France…
— Ah !
Brusquement, l’homme se retourna.
— Pardonnez-moi si je vous parais indiscret, monsieur, mais voudriez-vous me dire votre nom ?
— Tremaine, Guillaume Tremaine…
— J’en suis heureux pour vous, monsieur…
Cette fois, ce fut lui qui tourna les talons, se dirigeant à grands pas pesants vers la porte à demi écroulée du cimetière. Surpris, Guillaume cria :
— Et vous ? Ne me direz-vous pas votre nom ?
L’homme s’arrêta.
— Je n’en ai pas. Ceux qui me rencontrent disent « le Vieux » ou encore « l’Ermite »… Choisissez !
— Où habitez-vous ?
— Par-là !…
À nouveau, il tendit son gourdin dans un geste circulaire mais qui, cette fois, négligeait la mer pour indiquer la région, presque aussi vaste, des forêts. Puis il s’éloigna.
Guillaume ne chercha pas à le suivre. Il revint vers Ali, l’enfourcha avec aisance pour retomber souplement en selle. Puis, caressant l’encolure soyeuse :
— On rentre, soupira-t-il. Tâche de retrouver ton chemin !…
Un crépuscule mauve enveloppait le val de Saire quand il franchit le porche du manoir où Félix et Félicien étaient déjà rentrés. Il les trouva installés devant le feu de la cuisine tandis que Marie vaquait au repas du soir. Ils discutaient en tendant leurs mains vers les flammes et en les frictionnant pour les réchauffer. Avec ses cheveux bruns en désordre, sa chemise ouverte et la vieille veste à grandes poches qui avait dû appartenir à son père, Varanville était à peine différent du grand paysan qui lui faisait face. Guillaume pensa, avec un rien d’ironie, qu’il avait bien vite dépouillé l’élégant officier de marine, le commensal très « talons rouges » des salons parisiens. Il se demanda fugitivement ce qu’en penserait la pétulante mais si coquette Rose de Montendre si elle pouvait le voir à cet instant avec ses culottes tombant sur ses bas tandis que ses bottes séchaient sur un coin de l’âtre.
— Eh bien ? demanda-t-il en s’approchant du feu. Es-tu satisfait de ton inspection ?
— Oui. Félicien a raison. Nous avons de grandes possibilités, aussi bien dans l’élevage des bovins que dans les plantes potagères, car notre sol est excellent. Reste à savoir ce que me laisse la succession de mon père. Demain, je compte retourner à Valognes pour y voir le notaire de la famille…
— Si cela ne te contrarie pas, j’aimerais t’accompagner.
— Pour quoi faire ? lança Félix, déjà sur la défensive. Je crois t’avoir déjà dit que j’espérais bien me tirer d’affaire tout seul ?
— Aussi traiteras-tu sans mon aide. Si je désire voir ton notaire, c’est pour obtenir certains renseignements. De façon tout à fait fortuite, j’ai trouvé, je crois bien, l’emplacement de mes rêves. J’aimerais en savoir davantage.
L’œil de Félix se plissa sur une étincelle d’amusement.
— Déjà ? Cela tient du prodige !
— Peut-être, fit Tremaine, soudain grave. J’y suis arrivé par hasard, conduit par mon cheval qui, lui, semblait parfaitement savoir où il allait…
— Bel exploit pour un cheval parisien ! Peux-tu m’en dire plus ?
— Oui, grâce à un curieux personnage rencontré là-bas…
Et Guillaume raconta son excursion, l’émerveillement devant sa découverte et enfin sa brève conversation avec l’homme à la casaque de chèvre.
— Le connaissez-vous ? demanda-t-il en se tournant vers Félicien et Marie qui à cet instant se trouvaient l’un près de l’autre.
Ce fut la femme qui se chargea de la réponse :
— Non. Je l’ai peut-être vu, un jour, mais c’est qu’ils sont nombreux, ceux qui courent la campagne et se mussent dans les bois sans qu’on sache vraiment d’où ils viennent et de quoi ils vivent…
— Elle a raison, reprit son époux. Y’a les scieurs d’bois et les charbonniers, bien sûr, mais pas mal d’autres qui ont l’œil aigu et les dents longues. Quand on s’enfonce vers l’intérieur, y a ceux des marais qui grelottent de fièvre la moitié d’l’année et passent l’autre à ourdir des choses pas claires, des soldats déserteurs, des contrebandiers, quand c’est pas des francs brigands si redoutables qu’la maréchaussée, elle aime pas trop se risquer dans leurs parages. Y’a aussi les bergers qu’ont toujours un mauvais sort à vot’disposition pour peu qu’vot’ figure leur revienne pas. Et puis…
— Pourquoi me dites-vous tout ça, Félicien ? coupa Guillaume. Cela ne me concerne pas.
— Si, parc’que La Pernelle marque la fin d’leur domaine avec son rocher qui tombe d’aplomb sur la plaine et la tour d'l'église, c’est le doigt de Dieu qui leur défend d’aller outre ! Si vous bâtissez là, il vous faudra des terres et où c’est qu’vous les prendrez sinon sur les bois ?
Félix intervint à son tour : selon lui, Félicien exagérait. Le point le plus élevé de la région n’abritait pas que des gens sans aveu, bien au contraire : il y avait ceux du hameau, petites gens bien simples vivant de leur carré de terre et se louant ici ou là selon les circonstances.
— Tu oublies aussi un peu vite M. de Rondelaire, officier de justice et dépendant de la généralité de Valognes. C’est un homme à poigne qui ne laisse guère les malvenus s’approcher de son manoir d’Escarbosville…
— L’est sur la lisière, lui aussi, s’entêta Félicien. Et puis y peut pas être partout…
— Chacun fait plus ou moins sa police et ici, en val de Saire, on a toujours su se défendre…
— Il n’y a aucune raison que je n’en fasse pas autant, coupa Guillaume. La cause est entendue pour moi : ma demeure sera là-haut ou nulle part ! Marie, me bailleriez-vous un gobelet de votre maît’cidre ? Rien de meilleur après une longue course à cheval !
Cependant, il était écrit que Tremaine n’irait pas à Valognes le lendemain matin. Au moment où Félix et lui s’apprêtaient à partir, la courte avenue qui venait du porche résonna sous les sabots rapides de deux cavaliers, une femme et un homme : Mlle de Montendre suivie d’un valet.
— Sainte Mère de Dieu ! s’exclama Marie occupée à donner un dernier coup de brosse à l’habit de son maître. Qu’est-ce qui nous arrive là ? Une visite ! Qu’on en a pas vu depuis au moins deux ans ! Et une jolie visite encore !
En effet, vêtue d’une longue jupe d’amazone noire sous un petit spencer assorti d’où moussaient les dentelles d’un jabot, un tricorne crânement planté sur la masse chatoyante de sa chevelure un peu en désordre, la jeune fille paraissait beaucoup plus mince que dans ses falbalas verts si seyants fussent-ils. En outre son teint éclatant s’accommodait parfaitement de cette couleur sévère, d’autant plus que le vent de la course l’avivait encore. Guillaume se mit à rire.
— On dirait que tu as vraiment fait forte impression, mon ami ! En tout cas, tu dois remplir les devoirs où t’oblige la galanterie et te rendre à sa rencontre.
— Que me veut-elle ?
— La seule façon de le savoir, c’est d’aller le lui demander. Je t’accompagne. Tu te sentiras moins désarmé face au danger…
Les deux hommes sortirent et Félix, qui voulut offrir sa main à la visiteuse pour l’aider à descendre de cheval, dut se contenter de la saluer profondément : elle ne l’avait pas attendu et venait de sauter à terre sans l’assistance de personne.
— Mademoiselle ! Quelle heureuse fortune me vaut de vous recevoir aujourd’hui chez moi ? fit-il d’un ton gourmé qui lui valut un éclat de rire en cascade.
— Apparemment vous ne connaissez pas les bons auteurs, monsieur de Varanville. L’usage veut que l’on dise « dans ma modeste demeure », même s’il s’agit du palais d’un roi ! Cela dit, je suis heureuse de vous voir et de constater que vous vous portez à merveille. Mais… je vous dérange peut-être ? ajouta-t-elle avec un coup d’œil à Jeannet qui tenait en main les brides des deux chevaux. Vous alliez sortir ?
Félix saisit la balle au bond.
— En effet ! Un important rendez-vous à Valognes où l’on m’attend ! Croyez que je suis au désespoir d’avoir à vous prier de me dire sans trop de délai ce que vous souhaitiez me communiquer…
Rose lui dédia un sourire qui était un poème d’ironie gentille.
— Allez à vos affaires sans remords, cher ami ! Je m’en voudrais de vous être d’une quelconque gêne. Au surplus je dois vous demander excuses moi aussi, car c’est M. Tremaine que je souhaite entretenir d’un sujet important. Et si vous voulez bien m’accorder pour un moment l’asile de votre jardin ? J’aperçois là-bas une assez jolie charmille…
Les deux hommes se regardèrent, sourcils levés. Guillaume nota, non sans une certaine satisfaction, que son ami, bien qu’il fît peu de cas de sa visiteuse, avait l’air plutôt vexé.
— Mais je… je vous en prie ! Ma maison est à vous et je vous laisse…
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