— Quelques pièces ?…
Avec une stupeur qu’il ne songea pas à cacher, Nerville considéra l’étroit visage dont les traits semblaient taillés dans un bois ancien et finit par sourire.
— Il y a plaisir à jouer avec vous, monsieur l’Indien ! Si vous étiez tenté par une partie plus… serrée, faites-le-moi savoir…
En même temps, ses doigts impatients se dirigeaient vers le petit tas brillant sur lequel Guillaume posa vivement sa grande main nerveuse…
— J’ai dit : pour les pauvres, comte ! Vous ne sauriez en être…
Et, prestement, il ramassa les pièces pour les offrir, avec un profond salut, à son hôtesse qui s’approchait. Elle l’en remercia d’un sourire.
— Vous prenez là un bien grand risque, monsieur Tremaine. Il va être tentant pour les âmes charitables de par ici d’aller tirer votre sonnette !
— Si elles ont votre grâce, madame, elles peuvent être assurées de n’être pas déçues. M’accorderez-vous, à présent, la permission de me retirer ?
— Quoi, déjà ? fit-elle avec une moue pleine de coquetterie. Etes-vous las de notre compagnie ?
En s’inclinant sur la main endiamantée qu’elle lui tendait, il murmura :
— Vous n’en croyez rien, j’espère ? Fussiez-vous seule, madame, que je m’attarderais au point qu’il vous faudrait me chasser…
En réponse au regard hardi dont il accompagnait ses paroles, Jeanne eut un lent sourire :
— Peut-être me viendra-t-il la fantaisie de tenter l’aventure ? Vous serez toujours ici le très bienvenu. Vous êtes trop cher à mon cousin Félix pour que nous ne devenions pas de grands amis. Pensez-vous vous fixer à Valognes ?
— Sinon en ville, du moins aux environs. Je suis un homme de mer et je souhaite acquérir un domaine d’où il me sera possible de la contempler…
— De toute façon, nous nous reverrons, mais ne partez pas sans aller saluer Mme la marquise d’Harcourt ! Vous risqueriez de lui déplaire. Ce serait dommage…
Une heure plus tard, assis l’un en face de l’autre dans leur petit salon, rideaux tirés et volets clos, Guillaume et Félix, enveloppés dans de confortables robes de chambre en soie épaisse et les pieds offerts à la chaleur de la cheminée, buvaient force grogs pour se remettre de la violente averse qui les avait surpris à leur sortie de l’hôtel du Mesnildot et accompagnés jusqu’au Grand Turc en les trempant copieusement. En même temps, le premier mettait son compagnon au courant de ce qu’il ignorait encore de sa vie passée. Félix écoutait en silence, se contentant d’une brève remarque à certains passages. Ainsi lorsqu’il fut question de la trahison de Richard et du départ forcé de Québec :
— Comment se fait-il que tu n’y sois jamais retourné depuis tant d’années ? Tu en avais les moyens financiers, et la possibilité d’armer le bateau qui te conviendrait ?
— J’y ai souvent pensé mais Père Valette n’avait mis que cette condition lorsque j’ai demandé des lettres de marque à la Compagnie pour faire la course en mer de Chine : jamais, tant qu’il vivrait, je n’essayerais de revoir le Canada. Il disait que je ne pourrais qu’y perdre mon âme et que la vengeance ne m’appartenait pas. Au surplus, je suis certain que Konoka s’en sera chargé… Il était un homme en qui l’on pouvait avoir confiance…
— Tu aimais ce pays ?
— Infiniment, et le regret que j’en ai ne s’éteindra sans doute jamais. Seulement, ce ne sera plus mon Canada à moi. Il y a les Anglais qui ne sauront jamais respecter l’art de vivre d’un pays conquis et, en outre, ces maudits Américains qui ont tout fait pour nous chasser, en n’ayant de cesse, cependant, d’obtenir l’aide du roi de France afin de se libérer de leurs bons amis britanniques ! Quelle indignité !…
En dépit de l’amitié qui le liait à Félix, Guillaume n’évoqua pas pour lui le léger fantôme de Marie-Douce. Elle était son jardin secret, le poème inachevé de l’enfance, le premier don du cœur, celui qui ne se reprend jamais. C’était à cause d’elle, surtout, que la promesse exigée par son père adoptif lui était apparue si cruelle. Pourtant, à mesure que passait le temps, quelque chose qui ressemblait à du fatalisme s’installait en lui. Où qu’elle fût, Marie-Douce était devenue femme. L’épouse de quelqu’un sans doute. Une mère aussi, peut-être, et très certainement elle avait oublié le compagnon de sa petite enfance, sans imaginer un seul instant que son image demeurait gravée dans la mémoire d’un homme de trente-cinq ans qui, à cause d’elle, ne pouvait se résoudre à épouser quelqu’un d’autre.
Dieu sait qu’il en avait rencontré, des filles séduisantes ! Il en avait aimé quelques-unes, du moins il le croyait. Cela ne durait guère, au grand désespoir de Jean Valette qui aurait tant voulu peupler son petit palais de cris et de trottinements d’enfants.
À lui non plus Guillaume ne parla jamais de son idole cachée, pensant qu’il n’aurait pas compris. Pourtant, Valette s’en doutait. Un jour, quelques semaines avant sa mort, son fils adoptif l’entendit dire :
— Les êtres changent tous, Guillaume, mais nous avons la chance de garder notre jeunesse plus longtemps que les femmes.
— Pourquoi dites-vous ça, Père ?
— Parce que je me suis souvent demandé si derrière ton désir de retourner au Canada, il ne se cachait pas un visage. Et je tremble que tu ne veuilles le retrouver lorsque je ne serai plus. Tu irais presque certainement au-devant d’une lourde déception et rien n’est pire qu’un rêve défiguré. Mieux vaut garder le tien intact…
Guillaume reprit son récit, abordant la partie la plus difficile. Félix ne savait pas grand-chose du départ de Saint-Vaast, sinon la mort de Mathilde et l’adoption par Jean Valette. Des circonstances, il ignorait tout. Quant à Guillaume, c’était la première fois qu’il se racontait ainsi et il en éprouvait une curieuse impression : le drame vécu par sa mère, Albin Perigaud et lui-même prenait les couleurs étranges d’un roman, au point qu’il en venait à se demander si on allait le croire…
Il fut vite rassuré ; Varanville ne mettait pas sa parole en doute. Au contraire, sa figure s’assombrissait à mesure que l’histoire se déroulait et, lorsque Tremaine en marqua la fin en allant remplir sa longue pipe de terre à un pot de faïence hollandaise, il garda le silence, le temps d’achever le contenu de son verre. Enfin, il demanda :
— Que comptes-tu faire ? Le tuer ?
— Tu vois une autre solution ? Que ferais-tu à ma place ?
— La même chose, admit le jeune homme. À condition d’avoir une certitude…
— Je l’ai, cette certitude. Tout ce que j’ai entendu, et l’enchaînement des faits…
— Ne constituent pas la moindre preuve de sa culpabilité. Peux-tu jurer, sans crainte de te tromper, que ton agresseur, l’assassin de ta mère, était Raoul de Nerville ?
— Naturellement ! Qui d’autre avait intérêt à supprimer Maman, seul témoin du meurtre de la fille Simon ?
— Guillaume ! plaida Félix d’un ton de reproche, je suis certain que tu as raison et, si je me fais l’avocat du diable, c’est afin de t’éviter de gros ennuis. Il faisait noir, tu as vu une silhouette dont tu n’as pu distinguer les traits…
— Je ne suis pas le seul à être sûr qu’Albin Perigaud a payé pour un crime qu’il n’a pas commis. Rien que la sollicitude du vieux comte envers son intendant est révélatrice…
— Tu n’es pas d’ici. Tu ne peux pas savoir comme les liens entre les châtelains et ceux qui les servent sont étroits, souvent amicaux, en tout cas empreints d’un certain respect.
— Ma mère savait qui était l’assassin et ma mère en est morte ! J’en serais mort aussi sans Père Valette…
— C’est bien ce que je dis. Tous les témoins ont disparu ou presque. Le peu qui reste n’acceptera jamais de témoigner par crainte des représailles. Même ce qui reste de ta famille !
Nerville est aux trois quarts ruiné, cependant il demeure un grand seigneur et, très certainement, il garde des hommes à sa dévotion…
— Quand je l’aurai abattu, qui restera à sa dévotion ?
— Pourquoi pas sa fille ? Elle est son héritière et n’aura que faire de toi. À la limite tu l’auras délivrée… peut-être, car nous ne savons rien de leur intimité…
— Je peux le provoquer en duel ? Une épée ou un pistolet à la main, je suis certain de le tuer.
— Il en sera certain aussi et il n’acceptera pas. Il n’y aura d’ailleurs personne pour lui en faire grief : tu es un roturier et ses ancêtres ont combattu avec les Tancrède, les Bohémond…
Tremaine se leva d’un bond, courut dans sa chambre et en revint avec le billet trouvé par Jean Valette dans la main encore chaude de Mathilde.
— Alors dis-moi qui a écrit ces quelques mots ? À tout le moins quelqu’un qui savait manier la plume, et la plupart des paysans sont illettrés. Seul le meurtrier a pu écrire ça.
— Sans doute, mais il n’y a pas de signature et tu ne possèdes aucun écrit de la main du comte.
Avec fureur, Tremaine remit le papier dans sa poche et alla se jeter dans son fauteuil si brutalement que le bois en cria.
— Fort bien ! Que me conseilles-tu, alors ?
— La patience ! Tu as le temps pour toi et ce serait stupide de te jeter sur Nerville pour le trucider d’une façon ou d’une autre.
— Attendre ? fit Guillaume avec amertume. Tu trouves que vingt-cinq ans, ce n’est pas assez ?
— C’est beaucoup, j’en conviens, mais sois honnête avec toi-même. Tu es revenu ici pour y réimplanter ton nom, ta famille, et rendre ainsi un hommage éclatant à la mémoire de ta mère. Je me trompe ?
— Non. C’est bien cela !
— D’autre part, tu n’étais pas certain de trouver Raoul de Nerville encore en vie. Pourquoi ne pas en revenir à ton premier projet et laisser faire le temps, les circonstances ? M. de Suffren aimait à faire état d’un axiome chinois, appris Dieu sait où : « Si tu restes assez longtemps au bord de la rivière, tu verras un jour passer le corps de ton ennemi. »
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