Emporté dans le tourbillon des paniers de taffetas vert, Guillaume se retrouva soudain à dix pas de son ennemi et en route vers le canapé de Mme d’Harcourt où la vieille marquise conversait avec une de ses évidentes contemporaines, quand, soudain, Rose changea de direction.

— La tante peut attendre ! décréta-t-elle. Nous avons mieux à faire ! Allons tirer cette pauvre Agnès des patenôtres de la chanoinesse !

Cette fois Guillaume tenta de résister.

— Pardonnez-moi, mais je n’y tiens pas ! Le père me déplaît trop pour que j’aie envie de connaître la fille…

Il essaya de dégager son bras, mais Rose était décidément de celles qui ne lâchent pas facilement leur proie. Elle leva sur lui un regard sévère.

— Manqueriez-vous de générosité ? J’en serais fort déçue…

— Je ne vois pas ce que la générosité vient faire là-dedans ?

— C’est l’évidence, cependant. Cette pauvre fille, qui est mon amie et que j’aime bien, se voit toujours condamnée à la société des vieilles gens, des prêtres ou des religieuses. On la sait sans dot car elle porte toujours de vieilles nippes…

— Que ne lui en prêtez-vous de plus neuves, si vous avez de l’amitié pour elle ?

— Mon cher monsieur, je ne vous ai pas attendu pour avoir cette idée. Seulement Agnès est fière. Ce qui ne veut pas dire qu’elle n’apprécierait pas, de temps à autre, la compagnie de gens de son âge. Venez donc aussi, monsieur le Héros !

Cette dernière phrase s’adressait à Félix de Varanville, qui s’approchait d’eux dans la charitable intention de retourner à Guillaume le service qu’il lui avait rendu tout à l’heure en le débarrassant de l’envahissante Rose. D’un geste vif, celle-ci passa son bras libre sous celui du jeune homme éberlué.

— Voilà ! déclara-t-elle avec satisfaction. Nous allons ensemble faire un petit frais à une charmante demoiselle qui a bien mérité cette récompense.

Difficile de résister à un tel entraînement. Pourtant, Guillaume osa une dernière tentative :

— Je me demande si vous avez raison. Il semble que nous sommes sur le point d’interrompre une conversation bien grave…

— Justement ! La malheureuse doit être au supplice et…

Soudain, elle s’arrêta, dégagea ses bras et leva vers ses deux cavaliers un regard soudain soucieux.

— Je crois qu’il vaut mieux que nous remettions cela à plus tard, murmura-t-elle… Vous avez vu ? Ses yeux sont pleins de larmes…

En effet, Guillaume lui-même, bien que peu disposé à la sympathie envers la fille de Nerville, venait d’éprouver une sorte de pitié : lorsqu’ils étaient arrivés non loin d’elle, Agnès avait levé sur eux de larges prunelles d’un gris clair de nuage que, durant un instant, elle tint fixées sur lui comme si elle en espérait quelque secours.

Rose s’interposait à présent entre les deux hommes et la jeune fille, posant sur ses bras des mains chaleureuses.

— Laissons-les ! dit Tremaine avec un léger haussement d’épaules. Cela ne nous regarde pas !…

— Crois-tu ? Depuis tout à l’heure, il me semble que tu as pas mal de choses à m’expliquer ?…

— Je ne demande pas mieux. Veux-tu que nous rentrions ? J’en ai assez de cette soirée…

— Tu n’y penses pas ? Si tu veux être rangé à jamais parmi les irrécupérables, tu n’as qu’à partir maintenant. Tu vois bien que l’on va jouer ?

— Je vois, oui ! C’est un tripot, cette demeure ?

— Si je ne savais que tu viens des Indes, je croirais que tu arrives de Patagonie. Un hôtel aristocratique n’est pas un tripot pour si peu. On ne fait qu’y suivre les habitudes de la Cour ! Tu sais qu’ici l’on tient beaucoup à s’en tenir aussi proche que possible…

D’un geste discret, Tremaine désigna une table voisine où quatre personnes s’installaient pour un whist. Deux d’entre elles tiraient une bourse de leur poche.

— Quelle est la différence, dès l’instant où l’on mise de l’argent ? De toute façon, je n’aime pas beaucoup le jeu. Je sais trop où il peut mener…

— Tout à fait d’accord. Cependant, si tu veux parfaire la belle image que tu viens d’offrir ce soir à ces gens, je ne saurais trop te conseiller de perdre galamment quelques louis sans avoir l’air d’y attacher de l’importance. Après, je te promets de te ramener à l’auberge pour causer de nos affaires !

— Comme tu voudras !

Machinalement Guillaume se détourna pour jeter un coup d’œil sur les deux jeunes filles. Mlle de Montendre venait de faire asseoir son amie dans une bergère et s’installait elle-même sur une chauffeuse en tenant fermement ses deux mains dans les siennes. Pour la première fois il s’accorda le loisir de détailler la fille de Raoul de Nerville, cherchant ce qui, en elle, pouvait rappeler son père. Mais en vérité elle ne lui ressemblait guère. Sans vraie beauté, elle n’en était pas moins curieuse : un front magnifique, un peu trop grand pour une femme, sous d’épais cheveux noirs coiffés sans le moindre souci de coquetterie, une bouche heureusement plus charnue que celle de son père et un peu carrée… jolie tout de même. Les yeux gris étaient superbes mais semblaient ignorer le repos : ils allaient et venaient sous la frange recourbée des cils comme ceux d’un animal inquiet. Plutôt grande mais trop mince, presque maigre avec une poitrine d’adolescente sous un décolleté de couventine éclairé d’une dentelle moins blanche que son teint pâle et délicat, il y avait en elle quelque chose d’affamé… Cependant, en dépit de sa pose accablée, cette fille n’évoquait en rien la mollesse. Plutôt une force nerveuse bien cachée. Auprès de sa compagne plantureuse et épanouie dans ses atours chatoyants, Agnès de Nerville avait l’air d’appartenir à un autre monde.

— Un vrai chat sauvage ! conclut Tremaine qui, s’il aimait les femmes, se sentait plutôt attiré vers une sveltesse moins agressive.

Félix vint le tirer de ses réflexions.

— À quoi penses-tu ? Notre hôtesse nous a déjà fait signe deux fois. Ma parole, tu sembles t’intéresser à ce jeune crampon en robe verte ? Je me demande ce que tu lui trouves ?

— Mais… un certain charme. Elle a beaucoup de fraîcheur, de gaieté, de gentillesse aussi. Sans compter qu’elle est loin d’être laide. Elle me fait penser à un bouquet de fleurs noué d’un ruban…

— Peste ! Quelle flamme ? Te voilà amoureux ?

— Moi ? Pas du tout. En revanche, si j’étais toi, je prendrais la peine de m’y intéresser de plus près.

— Tu plaisantes, j’imagine ? Une pareille bavarde ?… Du diable si jamais…

— Allons, allons ! Ne jure pas, mon fils ! Et suis mon conseil. Tu y as tout intérêt.

— Mais enfin, pourquoi ?

— Parce qu’elle m’a confié tout à l’heure que tu es l’homme de sa vie et qu’elle est fermement décidée à ne jamais épouser que toi !… Viens, à présent ! Allons jeter un peu d’or par les fenêtres !

Il semblait qu’à Valognes on fût tout à fait à la page des habitudes versaillaises, car s’il se formait plusieurs tables de whist, quelques personnes s’emparaient de la plus vaste pour s’y livrer aux joies plus fortes du pharaon, un jeu où le hasard tenait le rôle principal. On savait bien que le roi Louis XVI détestait ce jeu qu’il interdisait dans son propre palais mais que, dans son château de Trianon, la Reine s’y adonnait d’autant plus volontiers qu’elle se savait en faute.

Entre les deux époux royaux, entre la sagesse et la folie, ceux qui se voulaient à la mode n’hésitaient pas. Néanmoins, chez les Mesnildot, les enjeux demeuraient modestes. Une excuse comme une autre…

À sa surprise, Tremaine vit M. de Nerville prendre la place du « banquier » tandis que d’autres personnes acceptaient le rôle de « pontes ». Parmi elles, un très vieil homme, peint comme un portrait sous une antique perruque mais somptueusement vêtu de soie changeante et glacée d’or, les mains fripées disparaissant à demi sous les bagues et les dentelles de Malines de ses manchettes. Il s’installait avec un sourire béat qui eût gagné à cacher davantage les quelques dents gâtées obstinées à lui demeurer fidèles. Son long nez rougi par de trop fréquentes libations laissait pendre, à intervalles réguliers, une gouttelette transparente qu’il se hâtait d’effacer à l’aide d’un mouchoir de dentelle fleurant le musc et la verveine.

Debout à quelques pas de la table où il avait à l’instant, d’un geste courtois, refusé de prendre place, Guillaume, fasciné par le vieillard, se renseigna tout bas auprès de Félix.

— Qui est cette antiquité ?

— Si je me souviens bien, c’est le baron d’Oisecour. Une antiquité, comme tu dis, car il doit avoir dépassé les quatre-vingts ans, mais fort riche…

— C’est sans doute la raison pour laquelle Nerville déploie tant d’amabilité ?

Les deux hommes paraissaient, en effet, s’entendre à merveille, riant et plaisantant, sans oublier de trinquer fréquemment au vin de Champagne. La partie s’engagea et le sort, tout de suite, parut sourire au comte. Les cartes, au bout de ses doigts, tournaient avec une sorte de grâce obéissante, tandis que le dieu du jeu boudait le baron dont la joyeuse humeur ne s’en trouvait aucunement affectée. Le banquier venait de ramasser quelques louis quand son regard monta vers les deux amis.

— Eh bien, messieurs les Indiens, tenterez-vous votre chance ? ou bien ne revenez-vous que poches vides du pays de Golconde ?

Pour toute réponse, Guillaume lança quelques pièces sur la table, les perdit sans sourciller, en jeta d’autres, gagna cette fois mais négligea de ramasser son bien.

— Eh bien, fit Nerville en poussant l’or vers lui, à quoi pensez-vous donc ? Ceci est à vous…

— Cette misère ?… Je pense que les pauvres de Mme de Mesnildot seront heureux de recevoir ces quelques pièces…