Imposant donc, il l’était, mais certaine jeune servante de l’auberge qui, en remerciement d’un léger service, reçut un sourire en plus d’une pièce d’argent, en demeura toute retournée et passa une partie de sa nuit à imaginer de quelle façon elle pourrait s’en faire adresser un second. Quant à son nom – car il en avait un, bien entendu – il ne convainquit personne. C’était un nom simple, sans particule et fleurant bon la vieille Normandie. Du coup l’idée s’ancra dans plus d’une cervelle qu’il ne pouvait qu’en cacher un autre. Pourtant aucun secret, aucune illustration occulte ne se cachait, et pour cause, sous le nom de Guillaume Tremaine…
Sous de grands parapluies, les chaises à porteurs avaient l’air d’éclore subitement en énormes fleurs de satin, de velours et de dentelles à mesure que l’on en extrayait les dames en robes à paniers que leurs hautes coiffures poudrées à la mode de Versailles obligeaient à voyager à genoux. Pendant ce temps, Guillaume et Félix, dans le petit salon qui joignait leurs chambres à l’hôtel du Grand Turc, soutenaient une discussion animée tournant une fois de plus autour de la passion bottière du premier.
— Si tu veux qu’une société t’accepte, plaidait le second, tu te dois d’adopter ses usages : on ne se présente pas botté dans un salon. Tu as fini par l’admettre à Paris, alors pourquoi pas ici ? On s’y habille exactement de la même façon.
— Peut-être, mais je vois les choses différemment. Je ne suis pas certain de souhaiter m’intégrer à cette société-là…
— Si tu veux vivre dans la région, tu n’as pas le choix…
— Crois-tu ? Réfléchis un peu ! J’ai déjà, m’as-tu dit, une réputation d’originalité, pour ne pas dire d’animal curieux. En ce cas, pourquoi donc ne m’accorderait-on pas le droit aux différences ? Je trouve que du daim souple parfaitement assorti à la teinte de mes vêtements est au moins aussi élégant que vos boucles précieuses, vos rubans et ces bas de soie blanche qui coupent la silhouette. À Porto-Novo, j’allais pieds nus parce que je trouvais mes sandales gênantes. C’est un peu la même chose : je ne suis jamais à l’aise dans ces chaussures, le cuir est trop dur !
Félix éclata de rire :
— Tu me la bailles belle ! Tes pieds ont autant de corne que ceux d’un mendiant de Pondichéry. C’est tout simplement de la mauvaise volonté ! Et comment feras-tu si l’on danse ?
— Celui qui me verra danser n’est pas encore né. Je ne me sens pas l’âme d’une bayadère… En outre, tu as vu le temps ? Comment comptes-tu te rendre chez ta belle dame ?
— Nous pouvons demander une brouette9 ?
— Pour ressembler à des notaires ? Très peu pour moi. J’irai à cheval, mon bon…
— C’est à deux pas !
— À plus forte raison ! Heureusement qu’il pleut ! Tu aurais tenté de me persuader d’aller à pied…
Au fond de lui-même, Guillaume admettait volontiers ce que cette joute oratoire sur un détail de toilette pouvait avoir de puéril, et pourtant il y voyait une importance. Pendant les quelques semaines passées dans la capitale avec son ami, il s’était plié d’assez bonne grâce aux règles – souvent incompréhensibles à ses yeux – des salons : c’était sans conséquence. Ce soir, au moment d’aborder la fine fleur d’une région qu’il entendait marquer de son sceau, il prétendait le faire en arborant ses propres couleurs. D’autant qu’il savait, par Félix, l’importance de cette femme qui, la première, l’accueillerait tout à l’heure dans une société qu’il détestait d’instinct bien que Félix, qu’il aimait bien, en fît partie.
Leur amitié datait d’environ trois ans. Récente donc, elle possédait toutefois, sans le moindre doute, cette force et cette solidité qui résistent aux avatars de l’existence. Du jour de leur rencontre, tous deux s’étaient reconnus comme frères. Ils tissèrent entre eux un lien plus étroit que s’ils étaient sortis du même ventre. Il est vrai que leur entente avait reçu le meilleur ciment : le feu des canons anglais essuyé côte à côte sur le pont d’un vaisseau du Roi, après quelques escarmouches vécues à terre, l’épée à la main…
Bien des affinités les rapprochaient dont les deux principales tenaient en peu de mots : la passion de la mer et la haine des Anglais. En outre, l’apparition de Félix dans la vie de Guillaume venait de jouer un rôle presque aussi déterminant qu’avait pu l’être celle du marin Jean Valette pour l’orphelin laissé pour mort sur une crique de La Hougue.
Laissant Varanville en contemplation hésitante devant plusieurs chemises dont les jabots différents posaient problème à son souci de perfection, Guillaume choisit de l’attendre dans sa propre chambre en compagnie d’un verre de vin d’Espagne destiné à combattre la vague nervosité qui lui venait.
Tournant le dos à la fenêtre derrière laquelle le ciel s’obstinait à pleurer, il alla tendre ses semelles aux joyeuses flammes de la cheminée. Depuis son retour en France, il se découvrait sensible au froid. Un comble pour un homme ayant vu le jour au Canada et dont les ancêtres venaient tous de ce Cotentin si regrettablement pluvieux ! Aussi, à certains moments comme ce soir-là, lui arrivait-il de se demander s’il parviendrait jamais à se créer, dans ce pays, des habitudes, à y prendre plaisir et à s’y attacher. Le soleil des Indes, des îles et des mers du Sud n’était pas seulement imprimé sur sa peau. Restait à savoir combien de temps il tiendrait contre l’envie brûlante de le retrouver… N’éclairait-il pas la tombe de l’homme qui, pendant plus de vingt ans, lui avait rendu un père ?
Assis dans un fauteuil, ses longues jambes étendues devant lui et les pieds sur les chenets, Guillaume s’accorda le loisir qu’il préférait : le retour en pensée aux années passées auprès de ce Jean Valette qu’il avait fini par aimer plus profondément peut-être qu’il n’avait aimé le docteur Tremaine ; la coquetterie sourcilleuse de Félix le lui permettait amplement.
Des premiers jours, il ne gardait aucun souvenir : la nuit, le froid, la douleur, la fièvre ensuite et les cauchemars qu’elle suscitait interdisaient toute précision. Les premières images nettes fixées dans sa mémoire lui montraient un vieil homme, barbu comme Dieu le Père, qui se penchait sur lui dans l’ombre rouge de grands rideaux, lui faisait avaler des mixtures bizarres, changeait son linge, refaisait un pansement d’abord douloureux et qui devint plus supportable avec le temps. Un autre visage aussi : celui d’un personnage beaucoup plus jeune et qui ressemblait, lui, à l’un de ces rois de la mer dont Mathilde bien souvent lui racontait les histoires quand il venait s’asseoir près de son rouet : une forêt de cheveux et de barbe d’un blond éclatant, des yeux gris sévères mais attentifs, une voix profonde qui lui parla longtemps le jour où, la mémoire lui revenant, l’enfant blessé réclama sa mère et voulut courir à la recherche de son assassin. Patiemment, avec des mots simples mais d’autant plus persuasifs, Valette expliqua qu’il était impossible de retourner sur le théâtre du crime, qu’il fallait au contraire s’en éloigner jusqu’à ce que la Nature patiente mais lente eût fait de lui un homme capable d’affronter ses propres ennemis. Guillaume bien sûr batailla, se défendit, tenta de convaincre, lui aussi : il voulait regagner Saint-Vaast. Grâce à Mlle Lehoussois il serait possible de confondre le misérable : il ne pouvait être autre que celui pour qui Albin Perigaud endurait le bagne ! Guillaume, presque certain, même, de connaître son nom, était sur le point de le révéler, quand jean Valette lui appliqua sa large main sur la bouche :
— Je suis sûr que tu as raison, mais ne prononce aucun nom. Ce serait dangereux pour celui qui nous donne asile. De même il ne peut être question de retourner là-bas. Tu ne ressusciterais pas ta mère et tu mettrais en danger d’autres vies : la tienne, bien sûr ; mais aussi celle de Mlle Anne-Marie. Vous avez un ennemi trop puissant…
— Mais enfin on ne peut pas trouver naturelle la mort de Maman ? On doit bien chercher un coupable ?
— On le cherche… en priant le bon Dieu de ne pas le trouver. Rassure-toi, elle a été enterrée bien pieusement…
— Comment le savez-vous ?
— Moi je suis allé voir Mlle Lehoussois… mais en pleine nuit. Elle m’a même donné un billet pour toi…
C’était vrai. Cette petite lettre où la vieille demoiselle, en le bénissant, l’adjurait de suivre Jean Valette et de se fier à lui, il la possédait toujours. Tout comme le morceau de papier trouvé par celui-ci dans la main encore chaude de Mathilde : quelques mots lui fixant le rendez-vous fatal si elle « souhaitait trouver un moyen de venir en aide à un homme injustement condamné… ». Ces billets à l’écriture maintenant jaunie apparaissaient à Guillaume cent fois plus précieux que des lettres de noblesse signées de la main même du Roi, parce qu’il savait qu’un jour il se les ferait payer.
Afin qu’il n’y eût point d’ombres entre eux, Valette, avec une grande franchise, raconta sa propre histoire et exposa ses projets : tourner le dos à son pays natal aussi nettement que, sur le chemin de La Hougue, il avait tourné le dos à sa vengeance pour sauver un enfant en train de mourir. Guillaume comprit la première et accepta les autres : ce qu’offrait ce nouvel ami, c’étaient les Indes et les mers inconnues qui y mènent. Comment résister à un tel horizon ?
Lorsque Guillaume fut guéri, l’hiver se dissolvait dans des pluies diluviennes. On quitta donc Barfleur et la maison du vieux Quinault pour retrouver les grands chemins. De coches en pataches et en diligences, on traversa le Cotentin et la Bretagne jusqu’à une étrange ville presque neuve, composée surtout de chantiers, d’arsenaux et d’entrepôts qui tenaient plus de place que les maisons couvertes de tuiles ou d’ardoises. Cette cité où s’affairaient vingt mille personnes – chiffre imposant pour l’époque – vibrait de toutes les couleurs des navires qui venaient s’y embosser et exhalait les senteurs étranges des cargaisons qui s’y déversaient : elle était le fief de la toute-puissante Compagnie des Indes pour laquelle Jean Valette venait de naviguer durant trois longues années. Elle s’appelait L’Orient…
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