Le parapluie brusquement replié, Mathilde disparut dans le fouillis de branchages. Guillaume, alors, se résolut à ôter ses galoches pour ne faire aucun bruit et se mit à courir. Puis il se jeta à genoux sous les buissons pour se faufiler à son tour à l’endroit approximatif où Mathilde s’était enfoncée. À cet instant, un cri étouffé lui serra le cœur et, sans plus chercher à se cacher, il s’élança.
— Maman ! Maman !… Me voilà !
Il vit alors ce que Mathilde avait vu dix ans plus tôt : la silhouette noire d’un homme en train d’étrangler une femme qu’il avait contrainte à s’agenouiller, mais cette fois la victime était sa mère… Il n’eut pas le temps d’arriver ; lâchant sa proie, l’assassin saisit un couteau à sa ceinture et frappa. Mathilde s’écroula au moment même où l’enfant se ruait sur l’inconnu en hurlant…
Pas longtemps. Le poignard se releva, frappa de nouveau et Guillaume, avec un cri de douleur, s’abattit sur le corps de sa mère tandis que le meurtrier prenait la fuite…
Il y eut, tout à coup, un grand silence que troublèrent au bout d’un instant le froissement d’une petite vague et le cri d’un oiseau de mer. Guillaume, du fond de la souffrance qui le brûlait, poussa un gémissement, puis un autre…
Il se trouva alors un homme qui, monté sur un gros cheval, longeait l’immense digue en direction du fort. La plainte, quoique faible, l’arrêta. Il descendit de sa monture et, à son tour, franchit la ceinture de tamarins armé d’une lanterne sourde qu’il portait à sa selle. Ce qu’il découvrit lui arracha un juron indigné. Il posa sa lanterne, se pencha, vit que la femme était morte mais que le petit garçon, lui, vivait encore…
Il chercha la blessure, la trouva et, habitué, comme ceux qui voyagent au loin à faire face aux situations imprévues, il roula en tampon le fichu de la défunte qu’il appuya en serrant bien pour arrêter le sang. Cela fait, il eut un instant d’hésitation, regarda vers La Hougue avec une expression de haine que virent seulement les premières étoiles. Finalement, il prit un parti, enleva Guillaume dans ses bras sans plus s’occuper de Mathilde, retourna au chemin, déposa son fardeau sur l’encolure du cheval, remonta en selle et, lentement, fit demi-tour…
Cet homme se nommait Jean Valette. En rentrant chez lui, quelques heures plus tôt, après trois ans passés au service de la Compagnie des Indes, il venait de trouver sa femme nouvellement accouchée. Elle eut si peur qu’il obtint sans peine le nom du séducteur et s’il se dirigeait, à cette heure, vers le fort, c’était pour y assener à ce suborneur le poids de sa fureur. La découverte qu’il venait de faire changea d’un seul coup ses intentions : la femme infidèle, il n’en voulait plus, et pas davantage de son bâtard, lui qui, pourtant, souhaitait un fils depuis longtemps…
Dans ce jeune garçon qui reposait contre lui sans connaissance, il vit un signe du Ciel car il était homme pieux et craignait Dieu. L’amant de Marie pouvait dormir en paix et elle aussi. Sa punition serait de ne pas voir un sol de la somme rondelette qu’il rapportait. Quant à lui, si le Seigneur voulait que cet enfant vive, il en ferait son fils…
À nouveau, il hésita sur la destination à prendre. Sa première idée fut d’emmener le petit blessé chez le docteur Tostain mais une bouffée de colère lui revint : celui-là, comme beaucoup d’autres à Saint-Vaast, devait connaître sa honte et il ne voulait avoir à rougir devant aucun des habitants d’un village qu’à cette minute il rejetait pour toujours.
Barfleur n’était pas loin. Là il y avait un vieux chirurgien de marine qu’il connaissait depuis toujours. S’il était encore de ce monde, le vieil homme saurait soigner son protégé.
Enveloppant de son mieux l’enfant qui geignait doucement dans son grand manteau, il s’engagea dans le chemin qu’il venait de choisir et mit son cheval au trot. Bientôt, il avait dépassé la dernière maison de Saint-Vaast et s’enfonçait dans l’obscurité…
Des années passèrent…
Deuxième partie
UNE TOMBE ABANDONNÉE…
1785
V
LE SOUPER DE VALOGNES
En dépit de la vigoureuse pluie de printemps qui tourbillonnait sur le Cotentin depuis deux jours, l’hôtel de Mesnildot brillait de tous ses feux reflétés par les flaques de la place du Calvaire où pataugeaient courageusement les porteurs de chaises. On employait beaucoup ce moyen de transport dans le « petit Versailles » de la Normandie. Les grandes artères y étaient rares, les aristocratiques demeures toutes voisines et les distances généralement courtes. Les déplacements s’effectuaient donc à pied, à cheval ou en chaise à porteurs, en attendant le retour aux châteaux environnants dont les cloches de Pâques donnaient le signal. Là, on retrouvait les attelages que l’éloignement rendait nécessaires à la vie mondaine. En somme, l’aimable et élégante cité qui n’avait sa pareille nulle part ailleurs parce que tout, même les couvents, y déployait une grâce, une mesure architecturale, un agrément et une souriante distinction, était née du désir de poursuivre ensemble, même durant la mauvaise saison, l’existence conviviale menée dans les nombreux domaines dont elle s’entourait. Un rendez-vous mondain à la mesure d’une grande province, riche et cultivée, que le chemin de l’imposant Versailles impressionnait d’autant moins qu’on ne souhaitait guère s’y rendre.
C’en était fini du temps où le Roi-Soleil interdisait au moindre de ses rayons d’éclairer ceux de ses nobles qui ne seraient prêts à tout abandonner pour vivre à ses pieds. C’en était fini des châteaux déserts ou laissés à la charge des intendants, ainsi que de la noblesse domestiquée. Le roi Louis XVI, homme paisible, savant – il était peut-être le meilleur géographe de son royaume –, n’aimait guère le faste. Ses goûts l’entraînaient vers la bonne chère, la serrurerie, et surtout la chasse qu’en digne fils de ses ancêtres il pratiquait avec assiduité. La reine Marie-Antoinette, pour sa part, aimait fort la magnificence et l’éclat des parures mais ne se souciait guère des seigneurs et dames – même pourvus de fort grands noms – n’appartenant pas à son petit cercle d’intimes : ceux que l’on appelait, avec une certaine envie, bien sûr, la « coterie de Trianon », et qui s’avéraient soigneusement choisis en vertu de leur esprit, de leur gaieté et de leur ingéniosité à la distraire… En somme, c’était de Paris que venaient à présent les lumières : Paris intellectuel, Paris artiste, Paris politique sur lequel soufflait le vent de « liberté » rapporté d’Amérique par les soldats de Rochambeau et de La Fayette et que l’on commençait à interpréter comme un vent de fronde…
À Valognes, rien de tout cela : certes on se tenait au courant des nouvelles de la Cour et de la Ville, on lisait les gazettes, on se procurait les dernières romances et les livres les plus récents, mais c’était encore le menuet qui menait le bal dans les salons où ne se déployait qu’un faste mesuré, de bon aloi, cadre naturel pour une société élégante habituée aux grandes manières, à la plus juste politesse et fleurant bon la poudre à la Maréchale. En résumé, les châtelains y prenaient leurs quartiers d’hiver sans être gênés par l’état des chemins…
La réception donnée ce soir par les Mesnildot allait clore les mondanités de la mauvaise saison même si celle-ci ne semblait pas décidée à laisser sa place. Le prétexte, plus encore que l’occasion, en était un cousin de la famille à son retour des Indes où il avait eu l’honneur de combattre l’Anglais sous le bailli de Suffren, et qui rentrait au pays où le domaine familial, laissé à l’abandon depuis deux ans, réclamait des soins d’urgence.
Ainsi auréolé d’exotisme, le jeune Félix eût sans nul doute attiré l’attention de sa parentèle et de ses voisins. Mais ce qui motivait le grand cas que l’on faisait de lui, à cette heure, prenait surtout racine dans une dévorante curiosité. En effet, M. de Varanville ne revenait pas seul : un étranger l’accompagnait, au sujet duquel nul ne savait rien sinon qu’il arrivait, lui aussi, de ces pays lointains dont le pouvoir d’attraction demeurait entier sur les rêves des femmes, des enfants et même de certains hommes.
Les rares personnes qui l’aperçurent à son entrée en ville – tels les serviteurs de l’hôtel du Grand Turc où les deux amis choisirent de s’installer quelques jours avant de gagner le manoir de Félix – se trouvèrent d’accord pour le déclarer aussi « mystérieux que passionnant ». Sans doute parce que l’on ne trouvait rien d’autre à dire ; le mystère et la force de fascination tenaient uniquement à un physique assez exceptionnel, à une allure d’altesse et surtout à un comportement d’une froideur polaire tout juste adouci par une irréprochable courtoisie. On alla jusqu’à prétendre, faute de mieux, qu’il devait être quelque prince voyageant incognito. Un coureur des mers, en tout cas, voilà qui était certain. Sa peau, cuite et recuite par des années de soleil et de vent, possédait ce hâle profond des marins sans rien avoir de l’Oriental : ni le profil acéré de son visage étroit aux pommettes accentuées et à la mâchoire vigoureuse, ni les cheveux d’un roux foncé que l’inconnu portait simplement tirés en arrière et noués sur la nuque par un ruban noir, ni surtout les yeux d’une curieuse teinte dorée traversée de moirures – de vrais yeux de fauve – n’indiquaient le sang oriental.
Ses vêtements non plus ne montraient aucun caractère asiatique. Il était vêtu de noir ou de couleurs sombres et d’un linge neigeux qui épousait son grand corps nerveux aux épaules de corsaire dont la peau sculptait avec précision ses muscles longilignes. Des bottes souples comme des gants gainaient ses longues jambes de cavalier avec un parfait dédain pour les élégants souliers à boucles d’argent, d’or ou autres raffinements qui emportaient alors les suffrages des élégants.
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