— Il en pousse beaucoup dans nos jardins, expliqua la sage-femme. Cela fait un petit profit pour ceux qui n’ont guère de bien : ils les vendent pour les belles dames et les riches hôtels de Valognes…
— Vous aussi, vous les vendez ?
— Non. Moi je les garde. J’aime en couper une branche pour la mettre sur ma table dans un joli pot de faïence…
— Et la neige ne les brûle pas ?
— Nous n’en avons presque jamais. Les hivers sont doux sur notre terre du bout du monde parce qu’il y a, dans la mer, des courants mystérieux qui la réchauffent. Le plus grand ennemi, c’est le vent, la tempête : elles sont terribles ici et, bien souvent, par les nuits noires, des bateaux viennent se briser sur les hauts-fonds car, autour de notre grande baie si majestueuse, les flots sont dangereux… Je te raconterai quelques histoires, à la veillée. Celle de la Blanche-Nef par exemple, qui portait un jeune prince anglais…
— Qu’est-ce qui lui est arrivé ? demanda Guillaume dont les yeux se mirent à brûler d’une soudaine espérance. Est-ce qu’elle s’est brisée ?…
— Oui. Tous ont été noyés et…
— Tant mieux ! Il n’arrivera jamais assez de malencontre à ces mauvaises bêtes d’Anglais…
La haine surgie soudain de cet enfant laissa la vieille fille pantoise. On n’aimait pas trop ceux d’en face, dans le pays, mais jamais elle n’avait entendu exprimer de sentiments si violents. Lorsqu’elle voulut reprendre la conversation, Guillaume pensait déjà à autre chose : le port sur lequel on arrivait l’enchanta. Ce n’était plus le décor abandonné, plutôt sinistre de la veille, mais un endroit plein de vie et même de gaieté, animé par les coiffes ailées des femmes, leurs jupes et leurs fichus de couleurs vives sous des devantiers rouges ou bleus. S’y mêlaient les grandes blouses des hommes coiffés de bonnets de coton rayé, et les uniformes blancs à retroussis rouges des soldats des forts qui faisaient les farauds avec leurs guêtres blanches et leurs tricornes gaillardement plantés sur l’œil. Le port lui-même parut petit au garçon dont les yeux étaient habitués au vaste estuaire du Saint-Laurent, mais de nombreux bateaux s’y pressaient. À l’exception de deux vaisseaux de ligne ancrés au large, c’étaient tous des pêcheurs. Quelques-uns, d’assez fort tonnage et que l’on s’affairait à réparer, étaient revenus depuis peu des bancs de Terre-Neuve et de la dangereuse pêche à la morue. On reconnaissait facilement leurs matelots à leurs tricots délavés, leur peau crevassée par le sel, leur air supérieur et les longues pipes qu’ils arboraient en se rendant au cabaret. Ceux-là formaient un monde à part que l’on regardait avec respect.
Près d’un petit escalier glissant de varech, un sloop venait d’accoster. Sa grand-voile encore hissée flottait, jaune sur l’horizon bleu et argent que délimitait la masse gris-rose des bastions et de leurs tours coniques, jadis élevés par M. de Vauban. Avec les gros canons de bronze braqués vers le large, ils rappelaient qu’ici régnait la puissance du Roi.
La pêche avait été excellente. Le bateau était plein d’une nacre épaisse et glissante vers laquelle s’empressaient des hommes en laine bleue prêts à donner la main. Les femmes, elles, choisissaient déjà, d’un doigt tendu. Ce soir, on mangerait du hareng dans beaucoup de maisons.
Comme l’avait deviné Mlle Lehoussois, les bavardes les plus cotées du village lui tombèrent dessus comme mouettes sur tripaille de poisson. Guillaume surtout les intriguait avec sa tignasse rouge nouée sur la nuque d’un ruban noir, ses yeux dorés et cet air de gravité qui le tenait si droit et le grandissait. Lui venait de plus loin encore que Terre-Neuve, d’un pays un peu mystérieux et vaguement inquiétant sur lequel couraient bien des légendes. Le mot « sauvages » revenant par trop souvent, Guillaume finit par plonger en avant dans la masse dodue des commères et prendre la fuite, laissant la grande Anne-Marie se tirer de là comme elle pouvait.
Elle le rejoignit au coin de la place où il l’attendait, un peu honteux de l’avoir ainsi abandonnée mais elle riait, un peu essoufflée tout de même.
— Il ne faut surtout pas que ta mère sorte avant quelques jours. Je leur ai dit qu’elle était malade. Cela lui laissera au moins le temps de respirer, sinon elles auraient déjà pris ma maison d’assaut.
— Vous ne croyez pas qu’il vaudrait mieux que nous repartions ? Elle ne pourra jamais être heureuse ici, tandis qu’à Saint-Malo, nous avons de bons amis et qui ne posent pas de questions…
— Et moi, est-ce que je ne suis pas une amie ? Cependant tu as peut-être raison… Nous en reparlerons plus tard : laissons-la se remettre tout à fait !
Ils trouvèrent Mathilde occupée à faire briller les belles faïences blanches, vertes et rouges qui trônaient sur le vaisselier. À leur entrée, elle tenait en main une petite cruche de grès pâle qui portait, à son embouchure, une coulure d’émail vert comme si, par inadvertance, on venait de laisser couler un peu de cette belle liqueur des Bénédictines de Fécamp que l’on trouvait dans toutes les maisons un peu aisées de Saint-Vaast…
— Il y en avait deux, toutes semblables, chez mon père, fit-elle avec mélancolie. J’aurais dû en avoir une…
— Et d’autres objets encore ! Il faudrait voir Me Lebaron, notaire, pour savoir s’il te revient un petit quelque chose. M’est avis que cette grande peur de la Simone pourrait bien venir de ce qu’elle tient à garder tout pour elle. Dans quelque temps nous irons le voir…
Contrairement à ce que craignait Mlle Lehoussois, Mathilde accepta sans difficulté de rester à la maison. Elle passait de longues heures assise au coin du feu dans l’un des deux petits fauteuils paillés, à tricoter des bas pour Guillaume. Mais seuls ses doigts s’agitaient sur les longues aiguilles de buis ; son esprit voyageait ailleurs, sans doute auprès de l’homme qui payait d’un prix terrible leur innocent amour.
De son côté, Guillaume explorait Saint-Vaast et ses alentours immédiats, trouvant à chaque incursion un intérêt nouveau, surtout ce matin où, allant au pain, il découvrit une grande frégate bleu, gris et or ancrée dans la rade qu’elle décorait superbement. Souvent, des gens lui parlaient, demandaient des nouvelles de sa mère ; il répondait toujours avec beaucoup de politesse mais brièvement, laissant entendre par son attitude réservée qu’il ne souhaitait pas prolonger la conversation. À la maison, il allait chercher l’eau, le bois, aidait sa mère à dévider les écheveaux de laine, faisait son lit ou bien travaillait au jardin, un peu inquiet tout de même de ne jamais entendre évoquer un quelconque projet d’avenir : sa mère avait-elle l’intention de passer toute sa vie assise dans un fauteuil ? Allait-il falloir qu’il prît lui-même l’initiative de mettre le sujet sur le tapis ?
Dans les premiers jours de décembre, le temps changea : une grosse tempête passa sur Saint-Vaast qui fit le gros dos sous la violence du vent, ne lui abandonnant qu’un seul toit de chaume, les autres, couverts de lourdes plaques de schiste, ayant parfaitement résisté. Guillaume, lui, ne résista pas à l’envie qui le tenaillait de revoir les grosses vagues qui l’avaient tellement fasciné sur le bateau. Accroché à l’affût d’un canon vers lequel il avait presque rampé, il resta là une bonne demi-heure, fouetté par les embruns à regarder se précipiter vers la digue la furie verdâtre de la mer crêtée d’écume. Il aimait le vent comme sa mère l’avait aimé. Plus ardemment peut-être car la violence des éléments déchaînés lui procurait un plaisir intense… Qu’il paya sans sourciller lorsqu’il lui fallut, au retour, affronter une mère à peu près folle d’angoisse…
— Promets-moi de ne jamais recommencer… de ne plus jamais me faire une peur pareille !…
Il fallut bien promettre mais à contrecœur… et en croisant deux doigts derrière son dos. S’il voulait être marin, il faudrait bien que Mathilde s’habitue…
L’ouragan s’apaisa pour la Saint-Nicolas et ce fut le lendemain au soir que Mathilde, tout à coup, décida de se rendre à l’église pour le salut. Connaissant la piété assez tiède de sa mère, Guillaume, surpris, proposa de l’accompagner. Elle refusa :
— Je préfère que tu restes ici. Notre cousine est chez le perruquier, dont la femme va avoir un enfant. Elle rentrera peut-être tard et il vaut mieux qu’il y ait quelqu’un dans la maison. En outre, il pleut, ajouta-t-elle en s’emparant du grand parapluie vert qui reposait toujours près des sabots de l’entrée, et tu as pris un petit froid en allant contempler les vagues…
C’était vrai. Guillaume était enrhumé et ne cessait d’éternuer. Cependant il ne se sentait pas autrement malade, et de plus il n’aimait guère cette sortie à la chute du jour qui lui rappelait trop ce qu’il avait entendu le soir de leur arrivée. L’église, c’était le prétexte qu’invoquait Mathilde pour rejoindre son ami Albin.
Il la laissa partir sans plus insister, mais quand il la vit franchir la porte du jardin et s’enfoncer dans le crépuscule où le joyeux dôme de toile verte se fondait dans la grisaille ambiante, il prit la décision de la suivre, s’habilla en hâte et se glissa hors de la maison en se gardant bien de marcher au milieu de la rue.
Tout de suite, il sut qu’elle n’allait pas à l’église : il la vit continuer droit devant elle au lieu de tourner à gauche. Il sentit alors un désagréable pincement : plus Mathilde avançait, plus il devenait évident qu’elle se dirigeait vers la digue. Elle ne tarda d’ailleurs pas à l’atteindre et à s’y engager. Dans l’ombre grandissante, la lanterne de la tour conique ressemblait à un doigt qui faisait signe. Guillaume, alors, accéléra le pas car sa mère courait à présent vers ce qui ne pouvait être que le lieu des anciens rendez-vous. Mais pourquoi donc y retournait-elle ce soir ? Était-elle poussée par un besoin irrésistible de renouer avec les vieux souvenirs ? L’hypothèse d’un rendez-vous était exclue puisque le malheureux Albin trimait toujours sous le fouet des comités…
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