Albin avait dû guetter le retour des deux hommes, car il frappait à la porte peu de temps après leur arrivée. Mathilde et son frère furent priés de se tenir à l’écart : le jeune homme voulait parler au saunier seul à seul. Une heure plus tard, il quittait la maison de la saline… et Mathilde ne le revit pas : le lendemain même, son père, après lui avoir annoncé qu’elle irait épouser le médecin en Nouvelle-France, l’envoyait à Granville, chez la sœur de sa mère, où elle attendrait le jour de l’embarquement pour Québec. Ni les larmes de la jeune fille ni ses prières ne purent fléchir la volonté de Mathieu Hamel qui, pour plus de sécurité, fit accompagner Mathilde par Auguste, sommé de ne revenir à La Hougue qu’après le départ du bateau…

Il fallut bien peu d’instants à la jeune femme pour revivre en pensée cette dramatique histoire : le temps d’un silence sous le regard attentif d’Anne-Marie qui attendait sa réponse. Enfin, elle dit :

— Je n’ai rien oublié, murmura-t-elle, mais cela n’explique pas la conduite de ma belle-sœur.

— Tu n’as jamais su le nom de l’assassin ?

— Comment le savoir ? Je ne l’ai pas reconnu ; il faisait déjà sombre et ses vêtements, pour ce que j’en ai vu, pouvaient être ceux de n’importe quel homme aisé. Ou encore d’un officier en civil.

— Ton père l’a su. Albin le lui a dit. C’est à cause de cela, je crois bien, qu’il est mort.

— Et toi, tu le sais ?

— Oui. C’est moi qui ai soigné Mathieu et, avant de rendre le dernier soupir, il me l’a confié afin de décharger sa conscience en me faisant jurer de ne jamais te parler de cela dans mes lettres afin de ne pas troubler ta nouvelle existence…

— Comment le crime d’un inconnu aurait-il pu me troubler ? On ne l’a donc pas trouvé, ce malfaisant ?

Mlle Lehoussois se leva, alla jeter une « bourrée » dans le feu qui se mourait. Guillaume fut frappé par l’expression de son visage et par le regard plein de pitié dont elle enveloppa Mathilde en revenant vers elle.

— Un homme a été arrêté…

— Qui ?

Cette fois, la sage-femme détourna les yeux, devinant la brutalité du coup qu’elle allait porter.

— Albin Perigaud…

Mathilde resta sans voix. Sa bouche s’ouvrit mais aucun son ne sortit de sa gorge en dépit de l’effort qu’elle fit et qui l’empourpra…

— Maman ! cria Guillaume qui se précipita vers elle pour l’entourer de ses bras.

Machinalement, elle le serra contre elle et sa main se posa sur sa tête. Soudain, elle émit une plainte et, en même temps, des larmes jaillirent de ses yeux, si pressées qu’elles inondèrent son visage. Elle parvint enfin à articuler, d’abord d’une voix faible puis avec une force que lui insufflait sa colère grandissante :

— Mais il n’avait rien fait !… Il était innocent !… Et vous le saviez et vous n’avez rien dit ?

— Calme-toi, je t’en prie ! Je ne savais rien. Pas même que vous vous rencontriez, toi et ce malheureux ! Quant à ton père, il n’a rien dit pour ne pas mettre en danger le reste des siens. Le meurtrier appartenait à une famille trop puissante par rapport à lui. Et puis, après que l’on eut ergoté jusqu’à plus soif sur le moine de Saire7 il y a un moment, je t’avoue, où j’ai cru ce que l’on disait.

— Et que disait-on ?

— Que tout accusait Albin. Un militaire l’a vu quitter la crique le soir du crime. Puis des bruits ont commencé à courir, portés par des langues infatigables : on l’avait rencontré avec la Simon.

— C’était impossible, puisque c’est moi qu’il rencontrait.

— Mathilde ! Quand on a de l’or et que l’on veut trouver des témoins, on en trouve toujours ! D’autant que la réputation de la victime n’était pas des meilleures…

— Et Albin ? Il n’a rien dit ? Il ne s’est pas défendu ?

— Bien sûr que si, mais personne ne pouvait l’aider. C’était sa voix contre toutes les autres…8

La jeune femme cacha son visage dans ses mains. Elle ne pleurait plus cependant mais il y avait des sanglots dans sa gorge et on l’entendit balbutier :

— On l’a condamné… et exécuté, bien sûr ?

— Condamné, oui, mais il n’a pas été pendu. M. le comte de Nerville, qui avait beaucoup d’influence, a voulu épargner son intendant. Albin a été envoyé aux galères. Pour vingt ans !

Les galères ! Mathilde n’avait jamais vu ces longs navires effilés comme des sabres et plus rapides que n’importe quel vaisseau surtoilé, mais elle savait que les hommes y enduraient l’enfer et ne survivaient pas de longues années sur les bancs de nage.

— Il y est depuis combien de temps ? exhala-t-elle enfin.

— Dix ans tout juste.

— Alors il est mort ! J’ai entendu des récits de vieux marins. Cinq ans, c’est déjà trop ! Les hommes meurent à la peine ou bien sont massacrés par les pirates barbaresques lorsqu’ils tombent sous leurs attaques…

Anne-Marie saisit les mains de Mathilde pour l’obliger à découvrir sa figure et à la regarder.

— Crois-tu que je n’ai pas essayé de savoir ce qu’il est devenu, après que ton père m’eut parlé ? Ceux d’ici, on ne les envoie pas à la mer qui s’appelle Méditerranée mais à Brest, au bout de la Bretagne. Et à Brest, c’est un bagne où les forçats travaillent au port. Il n’y a pas de galères. Ce sont des navires trop légers pour tes flots terribles de là-bas. D’ailleurs il paraît qu’en… 1748, je crois, notre Roi les a supprimées. Cependant, il en reste encore quelques-unes dans le Midi pour courir sus aux Infidèles. Alors pourquoi serait-il mort, ce pauvre gars ? Il est solide…

Mathilde semblait renaître. Elle trouva même un pâle sourire pour remarquer :

— Te voilà bien savante tout à coup ! Qui t’a appris tout ça ?

— Le commandant du fort de La Hougue. Je lui ai fait passer une crise de goutte, alors nous avons parlé… Je crois qu’il est temps de faire le lit du petit. On va l’installer ici. Fait trop froid dans la chambre à côté. J’y mets les pommes…

Elle alla chercher un lit de camp, cadeau dudit commandant qui lui permettait ainsi de soigner parfois chez elle une pauvre malade. Elle l’installa de l’autre côté de la cheminée, après avoir tiré draps et couverture d’une des armoires d’où s’envola brièvement une senteur d’iris. Mathilde la rejoignit pour l’aider tandis que Guillaume allait s’asseoir sur la pierre de l’âtre. Comme elles dépliaient un drap, elle baissa la voix et dit :

— Tu as prononcé un nom, tout à l’heure, et maintenant je crois bien savoir qui est l’assassin…

— Il n’est jamais bon de laisser ses idées marcher n’importe où.

— Allons donc ! Pour avoir montré tant de générosité, M. le comte de Nerville ne manquait sûrement pas de raisons : pour sûr, c’est son fils le coupable, M. le vicomte Raoul, qui n’a d’ailleurs pas si bonne réputation. Et Albin paye pour son frère de lait…

— Pour l’amour de Dieu, tais-toi ! Même après tant d’années, il y a des noms qui restent dangereux…

Les deux femmes pensaient n’être pas entendues. C’était compter sans l’oreille quasi indienne de Guillaume, trop passionné, en outre, par cette conversation pour n’être pas attentif. Elle lui apprenait tant de choses et, surtout, pourquoi sa mère ne connaissait pas le bonheur auprès de son père. Comment eût-ce été possible, puisqu’elle aimait cet Albin pour lequel il ne pouvait s’empêcher d’éprouver une grande commisération. Les galères, il ignorait tout d’elles mais savait que ce devait être une chose terrible…

Une fois couché, il eut beaucoup de mal à s’endormir en dépit du confort douillet de son lit. Il pensait à sa mère et, en même temps, il revoyait Marie-Douce, établissant un parallèle entre son cas et celui de Mathilde : à l’un comme à l’autre on avait arraché leur amour, et ça faisait si mal ! Même maintenant, après la passionnante traversée, après la découverte de Saint-Malo, il ne pouvait évoquer la mignonne enfant sans que les larmes lui vinssent aux yeux.

Il serait tellement, tellement malheureux s’il n’arrivait pas à la rejoindre un jour…

Le lendemain, Mlle Lehoussois parvint à convaincre sa cousine de rester à la maison, afin d’y poursuivre un repos nécessaire, et aussi pour lui laisser, à elle-même, le temps de prendre le pouls des commères du bourg. Il fallait savoir, par exemple, si la peur de la Simone Hamel – pas besoin de demander qui avait bien pu la renseigner, celle-là, son pauvre bêta de mari bâillait d’admiration devant elle depuis le jour des épousailles ! – allait lui clore le bec ou bien, au contraire, faire galoper sa langue comme poule affolée ? Et s’il n’y avait qu’elle ! Célestin Clot, l’homme des huîtres, ne manquerait certainement pas d’informer sa femme. Quant à « la Clotte », si elle s’en mêlait, tout le pays serait au courant du retour de Mathilde.

— Veux-tu m’accompagner ? proposa-t-elle à Guillaume. Je vais acheter du poisson… Tu verras comme c’est beau, notre Saint-Vaast !…

L’émigré de Québec, l’amoureux de Saint-Malo restait sceptique, malgré la lumineuse vision de la veille, quand la charrette avait atteint les hauteurs de Quettehou. Mais l’idée de se dégourdir les jambes lui plaisait. Il acheva vivement son écuelle de soupe, alla passer sa vareuse, enfonça son bonnet sur ses cheveux et se déclara prêt à la suivre.

Le beau temps du dehors le surprit. La crasse humide de la veille avait disparu, laissant un joli ciel bleu pâle fraîchement lavé où voyageaient des petits nuages qui ressemblaient aux plumes des anges. Dans la maison, il était difficile de s’en rendre compte à cause de la petitesse des fenêtres : quatre carreaux autour d’une grosse croisée sur laquelle se drapaient des rideaux d’indienne. Deuxième sujet d’étonnement : le jardin. Bien qu’on fût près de l’Avent, les géraniums conservaient quelques-unes de leurs fleurs d’un si beau rouge vif ; il y avait encore des feuilles aux gros pommiers et aux poiriers-quenouilles. Guillaume vit aussi des arbustes pourvus de grosses feuilles vernies et charnues dont Anne-Marie affirmait qu’au tout petit printemps ils se couvriraient de fleurs sans parfum semblables à des roses plates et que l’on appelait camélias.