— À l’auberge, bien sûr. La pluie s’est arrêtée mais le vent souffle.
— Nous n’avons pas beaucoup d’argent, tu sais ?
— Il y en a sûrement assez pour cette nuit, et demain nous verrons.
Il avait raison, elle le savait bien. Pourtant elle ne pouvait se résoudre à quitter les abords de cette maison dont le souvenir la soutenait depuis la mort de son époux. Venir de si loin pour se voir jetée à la rue comme une mendiante ! Le pire était de ne rien comprendre car, dût sa vie en dépendre, Mathilde ne se souvenait pas d’avoir fait le moindre mal à quiconque. Et voilà que la Simone la traitait comme une pestiférée ou une lépreuse !
Comme elle ne bougeait toujours pas, Guillaume se pencha sur elle et la prit sous un bras pour essayer de la faire lever. En vain : sa force et son courage semblaient l’avoir complètement abandonnée. Pourtant, il fallait partir ! De quoi avait-elle l’air, assise à même le sol devant cette porte qu’on lui avait refusée ? Le jeune garçon se sentait plein de colère et de ressentiment contre la vilaine femme – sa propre tante, hélas, qu’il le veuille ou non. Pour le moment, sa maison était aussi inexpugnable que les grandes tours dont il avait aperçu les silhouettes depuis le port. Laissant Mathilde à son abattement, il s’attela à l’une des poignées du petit coffre dans l’intention de le tirer – il était trop lourd pour des bras de neuf ans.
— Restez sur cette pierre si cela vous plaît ! déclara-t-il avec sévérité. Moi je m’en vais. Je ne veux pas que l’on nous trouve ici. J’aurais trop de honte ! Demain nous repartirons pour Saint-Malo !
Le crissement du bois sur la terre durcie parut agir comme un révulsif sur Mathilde. Avec un soupir, elle réussit à se lever pour aller prendre sa part du fardeau. Quand il sentit qu’elle s’emparait de l’autre poignée, Guillaume sourit :
— Nous allons bien trouver un endroit pour nous abriter ! Vous avez besoin d’une soupe bien chaude… et puis de vous reposer !
Le ton nouveau qu’employait son fils réussit à percer l’épaisse brume de chagrin et de déception où Mathilde se mouvait comme dans un mauvais rêve. C’était celui d’un homme décidé à prendre les choses en main et cela lui fit du bien : tout à coup, elle éprouvait le sentiment d’une force protectrice, non sans se blâmer de sa soudaine faiblesse.
Ils marchèrent un moment le long de la saline, retrouvèrent le village et, enfin, atteignirent la Grand-Rue qui prolongeait la route de Valognes et traversait le bourg de part en part jusqu’à la mer. Ils allaient en tourner l’angle quand Mathilde qui, dans sa lassitude, traînait un peu les pieds, buta contre une pierre et tomba sur les genoux avec un gémissement de douleur.
Cette lourde chute effraya Guillaume plus que les larmes dont il venait d’être témoin : il comprit à quel point sa mère subissait un calvaire et combien cette malle, si petite pourtant, pesait le poids d’une croix pour une femme épuisée. Incapable de la remettre debout, il chercha autour de lui du secours. Il allait appeler quand une femme, enveloppée d’une grande mante noire, se détacha soudain des obscurités de la place et vint à eux. Guillaume arracha poliment son bonnet :
— Oh, madame, pouvez-vous m’aider, s’il vous plaît ? J’ai peur que ma mère ne soit malade…
Mathilde, en effet, restait à genoux sur la terre comme si elle espérait y demeurer à jamais plantée. La nouvelle venue, dont un grand capuchon abritait le visage, regarda tour à tour ce maigre garçon au regard fauve et suppliant, et cette femme prostrée que la lanterne du cabaret voisin éclairait vaguement.
— Où alliez-vous comme ça, avec ce bagage ?
— À l’auberge. Ma mère pensait être accueillie chez son frère, là-bas, près du marais, mais il vient de mourir et sa femme nous a jetés dehors. Nous venons de loin…
Son interlocutrice eut une exclamation de surprise, se pencha davantage en rejetant la coiffe qui retombait sur ses traits.
— Mathilde ! fit-elle avec stupeur. Mon Dieu, c’est Mathilde ! Mais qu’est-ce que tu fais là ?… Et toi, garçon, tu dois être Guillaume ?
— Oui. Vous nous connaissez ?
— Est-ce que ta mère ne t’a jamais parlé de sa cousine Anne-Marie Lehoussois ?
— Si, bien sûr, admit Guillaume dont les souvenirs se réveillaient. Cette Anne-Marie faisait en effet partie de ceux que sa mère évoquait parfois avec une certaine nostalgie. Il savait qu’elles échangeaient environ une lettre par an, et il comprit l’attachement de Mathilde en découvrant le sourire chaleureux de la cousine.
— On ne peut pas la laisser là, fit celle-ci. Elle n’a même pas l’air d’entendre ce qu’on lui dit ! Attends-moi un instant !
Mathilde, en effet, ne bougeait toujours pas. Ses yeux étaient grands ouverts et des larmes en coulaient lentement sans qu’elle fît entendre le moindre son. Anne-Marie s’était relevée et pénétra sans hésiter dans la taverne d’où elle ressortit aussitôt, flanquée de deux vigoureux pêcheurs à qui elle déclara :
— La seule chose à faire, c’est de la porter chez moi ! J’espère qu’elle ne s’est rien cassé…
— On vous fait confiance, Anne-Marie ! approuva l’un des hommes. Elle ne pouvait pas tomber mieux qu’entre vos mains. Mais dites donc, c’est la fille à Mathieu Hamel ça, celle qu’était partie chez les sauvages ?…
Cette perpétuelle et méprisante référence à son pays bien-aimé fit sortir Guillaume de ses gonds :
— On n’est pas des sauvages ! protesta-t-il. Et Québec est une ville, une vraie, une grande… et bien plus belle que ce trou perdu ! On voit bien que vous n’y connaissez rien !
Celui qu’il interpellait si furieusement ne se formalisa pas et, au contraire, se mit à rire :
— Alors toi, t’es sûrement le petit-fils à Mathieu ! Lui aussi avait un fichu caractère… Bon, c’est sans offense, mon gars !
Tout en parlant, il avait soulevé Mathilde qu’il jeta sur son dos comme un simple sac de farine, tandis que son compagnon se chargeait du bagage.
— L’a rien de cassé, en tout cas ! commenta-t-il en constatant que la jeune femme n’avait émis aucune protestation concernant ce mode de transport.
Cinq minutes plus tard, on était rendu à destination. Mlle Lehoussois – c’était en effet une vieille fille ! – habitait dans la rue des Paumiers, près de la forge des frères Crespin : une solide maison sans étage, construite et couverte en schiste dont les paillettes de mica brillaient au soleil quand il faisait beau temps. Elle aussi possédait un jardin. Celui-ci était entouré d’une haie vive faite d’épine et de tamarin, et protégé par un fossé.
Le petit cortège pénétra dans une grande pièce pavée de carreaux rouges. Un beau feu flambait dans la cheminée sous une marmite auprès de laquelle une pelle, des pincettes et un soufflet avaient l’air de monter la garde. Un grand lit à baldaquin tendu d’indiennes à personnages occupait tout le fond de la salle. Deux hautes armoires à ferrures de cuivre sculptées de bouquets de roses, un grand coffre, une huche, une longue table et des chaises paillées, le tout scrupuleusement astiqué, composaient le mobilier avec une horloge dont le balancier de cuivre brillait dans l’ombre comme un petit soleil.
Quand Anne-Marie eut allumé la grosse lampe à huile à l’aide d’un tison, Guillaume vit fleurir au mur une collection d’assiettes joyeusement colorées et remarqua deux fusils accrochés en croix sur le manteau de la cheminée, laquelle était flanquée de chandeliers du même cuivre que celui de la petite « fontaine » placée près de la porte, au-dessus de deux ou trois paires de sabots.
On déposa Mathilde sur le lit où elle se mit à trembler de tout son corps, sa main bien serrée dans celles de son fils. Anne-Marie remercia les porteurs bénévoles d’un coup d’eau-de-vie de cidre puis les renvoya dans les ténèbres extérieures, avant d’appliquer à la malade le même traitement. Cela lui fit le plus grand bien : Mathilde sortit brusquement de l’espèce de transe qui la pétrifiait, reconnut sa cousine et tomba dans ses bras en sanglotant éperdument. Soulagé, Guillaume laissa les deux femmes à leurs retrouvailles et s’approcha du feu pour y réchauffer son dos et ses mollets. Le poids de la malle brûlait encore ses mains mais c’était bien le seul endroit de sa personne qui eût chaud. Pour le reste, il se sentait transi. Affamé aussi : le petit filet de vapeur qui montait de la marmite lui dilatait les narines et aboutit à une série d’éternuements qui fit accourir son hôtesse.
— C’est-y que t’as pris froid, garçon ? Ôte-moi ces frusques mouillées : tu fumes déjà comme une cheminée…
En un rien de temps, elle le dépouilla de ses habits trempés qu’elle mit à sécher sur deux chaises, enveloppa le long corps maigre dans un immense châle de laine qu’elle noua autour de lui, fourra ses pieds qui bleuissaient dans des sabots pleins de paille et installa le tout devant la table où elle entreprit de disposer le couvert sans cesser d’examiner son invité.
— D’où tiens-tu cette tignasse rouge ? Une vraie carotte !
— De mon père… Est-ce que je peux vous aider ?
Elle eut un chaud sourire qui illumina son visage dépourvu de beauté mais non de caractère. Âgée d’une quarantaine d’années, Anne-Marie Lehoussois arborait un grand nez busqué façon Louis XIV au-dessus d’une bouche sinueuse qui, en s’entrouvrant, révélait des dents blanches et bien plantées. Grande et forte, elle possédait une majesté naturelle qu’un sourire ou un geste de ses mains nerveuses teintait par instants d’une grâce inattendue.
— Non, dit-elle, mais c’est gentil de le proposer. Nous allons souper à présent. Je vais d’abord servir ta mère…
Mais Mathilde, bien remise de son malaise, venait de descendre du lit pour les rejoindre et prendre place à table.
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