Soudain, l’Élise bougea. La ville se mit à reculer. Très peu d’abord puis davantage à chaque instant. Le reflux entraînait le navire qui entamait sa descente du Saint-Laurent. Et puis, tout à coup, un véritable éclat de tonnerre secoua le pont : un grand cri, un hurlement poussé par les soldats dont certains, blessés gravement, ne vivraient pas assez pour atteindre les côtes de France. Une clameur trois fois répétée :

— Vive le Roi ! Vive la France ! Mort à l’Anglais !

— Qu’est-ce qu’ils espèrent ? fit Mathilde nerveusement. Que les canons nous tirent dessus ?

— Pourquoi pas ? lança Guillaume. Moi, ça me serait bien égal…

Et, tournant les talons, il courut rejoindre ces hommes qui, eux au moins, emportaient des regrets semblables aux siens…

Sous les nuages bas et dans la brise aigre du matin, on entendit longtemps, aux quais de Québec, l’adieu sauvage et douloureux de ceux qui s’en allaient…

Ce fut seulement le surlendemain, quand un immense jet d’eau projeté par une baleine apparut aux approches de l'Élise, au-delà de la pointe sud de l’île d’Anticosti, que Guillaume eut enfin conscience de réaliser son rêve le plus cher : naviguer sur les mers immenses… Avec malgré tout la sensation désagréable que le Destin – pour ne pas dire Dieu ! – se moquait de lui…

IV

LE CUL-DE-LOUP

Le vent de novembre soufflait par grandes rafales qui menaçaient constamment l’équilibre de la charrette. Une pluie fine et glaciale tombait d’un ciel couleur de granit et noyait le paysage devenu quasi impénétrable dès lors que l’on avait atteint la forêt. Depuis Valognes, la route étroite ne cessait de descendre, ne remontant que pour repartir de plus belle. Pour plonger encore plus profondément…

Sur le banc du cocher, Guillaume, coincé entre sa mère et le mareyeur, essayait d’avoir chaud. En dépit de son épaisse capote à capuchon, du bonnet de laine enfoncé jusqu’à ses yeux et de ses gros gants, cadeaux précieux de l’excellente Mme Dubois, il se sentait geler petit à petit et enviait l’épaisse peau de mouton qui emballait leur conducteur. Mathilde, elle, portait la grande mante rapportée de Québec sur des vêtements de bon drap dus à l’amitié de leur hôtesse malouine, et ne semblait pas souffrir du temps. Indifférente à la pluie qui la giflait, elle se tenait très droite comme si elle cherchait à voir bien au-delà des oreilles du gros cheval couleur de brume. Ses yeux brillaient d’une joie qu’elle avait peine à contenir à présent que l’on approchait du but, mais que son fils n’arrivait vraiment pas à partager.

Pourtant le voyage en mer avait mis un peu de baume sur sa plaie vive. Grâce à un vent de galerne presque constant et en dépit d’un coup de chien assez tumultueux essuyé au large d’Ouessant, la traversée s’était effectuée en trois semaines ; assez rapidement donc, et même trop au gré du jeune voyageur que ni le roulis, ni le tangage, ni les grosses vagues ne réussirent à faire seulement pâlir alors que ses compagnons – et Mathilde plus encore ! – viraient au vert. Malgré l’inconfort, les odeurs et la nourriture aussi chiche que médiocre, il se sentait chez lui sur ce bateau où l’équipage et les soldats le traitaient avec amitié. Espérant contre toute vraisemblance un événement qui obligerait l'Elise à virer de bord et à le ramener à Québec, il aurait voulu que la traversée durât plusieurs mois comme cela arrivait parfois. Hélas, il avait bien fallu se rendre à l’évidence : le 17 octobre, la flûte de l’armateur Dubois franchissait les passes de Saint-Malo et venait s’embosser au quai Saint-Louis.

Déception vite effacée : la vieille cité corsaire sanglée dans ses remparts hautains au-dessus desquels d’élégantes lucarnes chapeautées de grands toits d’ardoise semblaient guigner les mouvements du port séduisit Guillaume au premier coup d’œil par l’impression de richesse et de puissance qu’elle dégageait. Des gueules de canons pointaient un peu partout autour de cette étonnante cité dont les plus grandes marées faisaient une île. Quant au quai où les revenants de Québec posèrent des pieds mal assurés, il débordait de marchandises : tonneaux de vins d’Espagne et du Portugal, jarres d’huile, ballots d’épices et surtout un plein chargement d’indigo que les gens du port tiraient d’un grand navire tout juste arrivé de Saint-Domingue. La fin d’une belle journée d’automne et les tendres rayons du soleil couchant exaltaient les couleurs et les senteurs, donnant à l’enfant l’impression qu’il venait d’atterrir dans une sorte de pays magique.

Comme tous ceux de la Nouvelle-France, il savait que Jacques Cartier, le Découvreur, venait de Saint-Malo, et que la ville était en quelque sorte la mère des cités canadiennes. Mais le charme qui l’enveloppait fut rompu momentanément par une remarque amère de Mathilde :

— Regarde, mon Guillaume, cette richesse, cette abondance !… Crois-tu que ces gens n’auraient pas pu nous secourir un peu, nous aider à ne pas mourir de faim, nous qui en espérions tant !

— Est-ce que nous allons habiter loin d’ici ?

— Oui. Et c’est tant mieux ! Chez nous, on ne nage pas dans l’opulence mais on est plus généreux…

Cependant l’accueil de Benjamin Dubois et de son épouse apaisa un peu la rancœur de la jeune femme. La lettre de Bougainville fit merveille et, dans la belle maison de granit, construite près de la Grand’Porte dans le premier quart du siècle, comme dans le domaine des bords de la Rance, les deux réfugiés furent reçus comme s’ils étaient de la famille. Mathilde, épuisée par le voyage, put se reposer et reprendre des forces. Quant à Guillaume qui, en dépit des privations, avait trouvé moyen de grandir encore, il s’épanouissait comme une fleur au soleil dans l’atmosphère bruyante et gaie de Saint-Malo, passant les trois quarts de son temps sur le port où les histoires des marins fleuraient tous les parfums des îles lointaines, des Indes ou de l’Afrique. À d’autres moments, il restait des heures à regarder la mer élargir ou resserrer le Sillon, ce mince cordon ombilical, cette chaîne d’ancre qui amarrait la ville à la terre bretonne, fasciné par le jeu des vagues, espérant parfois voir le lien se rompre et le vaisseau de pierre prendre le large vers les grands océans du Sud.

Sa passion était si évidente que M. Dubois, lorsque Mathilde évoqua leur prochain départ pour le Cotentin, lui proposa de garder son fils pour lui apprendre le métier de la mer : il était certain d’en faire un capitaine, peut-être même un armateur. Elle refusa.

— Puisqu’il ne peut plus être canadien, il sera normand comme ses pères. Vous êtes bretons ici…

— Pas tous ! L’un de mes confrères et amis, Charles Surcouf de Maisonneuve, a ses origines près de Carteret, en pays cotentinois.

— Peut-être, mais la seule idée de me séparer de lui…

— Pourquoi vous séparer de lui ? Vous pourriez rester ici ! Ma femme s’est prise d’amitié pour vous, la maison est grande et je suis souvent absent…

Mathilde pinça les lèvres, ce qui, chez elle, était un signe d’obstination.

— C’est très aimable à vous mais j’ai besoin de rentrer chez moi. Voyez-vous, je ne songe qu’à cela depuis la mort de mon cher époux. Quant à Guillaume, je n’ai plus que lui. Comprenez que je veuille le garder auprès de moi aussi longtemps que possible !

— Je le comprends, mais y parviendrez-vous ? Le garçon est un de ces marins-nés. Je m’y connais, croyez-moi, et je ne crois pas que vous réussirez à le garder bien longtemps…

— La mer, elle nous environne à Saint-Vaast, presque autant qu’ici. Guillaume pourra s’en gorger…

Benjamin Dubois abaissa son pavillon, sans pour autant renoncer tout à fait :

— Emmenez-le donc ! Mais ma proposition demeure valable. Si la vocation de votre fils se développe – et j’en suis certain – vous me l’enverrez. Nous verrons alors ce qu’il convient de faire.

Il fallut donc partir, après des adieux que Mathilde brusqua un peu. Pour éviter de trop longues routes, une bisquine granvillaise embarqua la mère et le fils pour la traversée de Saint-Malo à Granville, par un temps qui se maintenait beau et frais. De là on gagna Coutances où l’on prit place dans le coche qui, par Lessay, la Haie-du-Puits et Saint-Sauveur-le-Vicomte, rejoignait Valognes, une belle et riche cité, si bien pourvue de nobles hôtels et d’élégants couvents qu’on la surnommait le « petit Versailles ». On y passa la nuit dans une auberge modeste, au regret de Mathilde qui enrageait de ne pouvoir rentrer le soir même et qui, si le temps n’eût été soudain si mauvais, se sentait prête à entreprendre les quatre lieues de chemin à pied.

Guillaume, lui, trouvait le voyage assommant et le pays désolant. On avait traversé des landes lugubres, des marais glauques où le ciel pleurait d’ennui, des villages couverts de chaume sur lesquels pointait la flèche ou la tour carrée – crénelée parfois – de l’église, des solitudes mornes et enfin d’épaisses forêts bordant le chemin d’un mur noir et impénétrable. La mer, elle avait disparu. Mathilde avait beau dire qu’on ne tarderait pas à la retrouver, plus belle que tout ce qu’il avait pu voir jusqu’à présent, Guillaume ne pouvait pas la croire. Sous cette pluie incessante qui lui transperçait l’âme, il se demandait s’il reverrait un jour un horizon marin.

L’homme des huîtres – c’était à leur transport que servait sa charrette – n’était guère bavard en dépit des coups d’œil pleins de curiosité qu’il ne cessait de jeter à la voyageuse. En Normandie, on n’est guère causant : c’est faire preuve de mauvaise éducation que poser trop de questions. Il s’était contenté de demander à leur départ après avoir considéré Mathilde un moment :

— C’est-y pas vous la fille à Mathieu Hamel, le saunier ?