Après avoir considéré un instant les nouveaux venus qui le regardaient sans rien dire, l’imposant personnage déclara enfin dans un français irréprochable et dépourvu d’accent :
— Vous êtes bien Mme Tremaine, et cet enfant est votre fils Guillaume ?
— En effet, dit Mathilde qui s’était contentée d’une brève inclination de la tête.
— Je suis lord Townshend et je commande à présent les troupes qui ont pris Québec…
— … grâce à la trahison de mon beau-fils et…
— Je ne veux pas le savoir. Si je suis ici ce soir, c’est parce que j’ai reçu d’un officier français que j’estime une lettre qui m’intéresse à votre sort. Selon M. de Bougainville, votre situation est des plus pénibles. Je suis donc venu vous demander ce que je pouvais faire pour vous…
La réponse vint, si rapide que Guillaume se sentit rougir.
— Aidez-nous à quitter ce pays ! Je ne suis pas d’ici, my lord, mais de Normandie, et je n’aspire qu’à rentrer chez moi. Si vous voulez bien m’y aider…
— Moi, je ne veux pas ! cria Guillaume, saisi d’une sorte de panique devant ce que Mathilde voulait obtenir. Qu’est-ce que ça peut vous faire, ce que nous deviendrons, si vous ne voulez même pas savoir que vous devez votre victoire à un assassin, à un garçon qui a osé…
— Guillaume ! s’exclama la mère en attirant son fils d’une main et en essayant, de l’autre, de lui fermer la bouche. Mais le petit se débattait et Mathilde n’avait plus guère de force. Elle défaillit et il fallut lui avancer un tabouret.
L’Anglais, que l’apostrophe de l’enfant avait d’abord amusé, le regardait à présent avec sévérité.
— En Angleterre, les enfants se taisent quand les parents parlent ! Vous devriez avoir honte de faire cette peine à votre mère !
— Pourquoi est-ce que j’aurais honte de dire que c’est ici mon pays à moi, que je l’aime et que je veux y rester ?
— Certes, certes… pourtant il va bien falloir le quitter. Il m’est impossible d’assurer la sécurité de votre mère et c’est d’elle, je pense, que vous devez vous soucier en premier lieu. C’est donc à elle que je m’adresserai. Votre désir de rentrer en France, madame, rejoint mes intentions. Je viens d’autoriser le départ de l’un des navires de commerce français qui se trouvent dans le port… Il appartient à un certain Benjamin Dubois, de Saint-Malo, et mettra à la voile avec la marée de demain matin. Il embarquera une partie des soldats qui se sont battus ici et qui veulent rentrer chez eux. J’ai ordonné qu’une cabine vous soit donnée…
— Demain matin ? articula Guillaume, désespéré. Ce n’est pas possible ! C’est trop tôt !
— C’est au contraire la seule possibilité. D’ici à quelques jours il ne sera peut-être plus possible de gagner la mer libre. De surcroît, mon garçon, il est inutile de discuter ! C’est un ordre. Vous seriez mené à bord de force si vous tentiez d’échapper. Madame !
Townshend salua sèchement et se dirigea vers la sortie où l’attendait un piquet de grenadiers. Mais soudain il se ravisa :
— J’allais oublier : M. de Bougainville a joint à sa lettre un message destiné à ce Dubois – apparemment son ami et un homme de bien. Il veillera à ce qu’une fois en France vous puissiez rejoindre le lieu qui vous conviendra…
Un flot de sang monta aux joues de Mathilde dont les yeux brillèrent de joie. Elle saisit la lettre et la cacha sous le fichu de laine qui couvrait ses épaules.
— Comment vous remercier, my lord ?
— En apprenant à votre fils à ne point haïr l’Angleterre. S’il aime tellement le Canada, pourquoi n’y reviendrait-il pas… dans quelques années ?
Guillaume n’entendit pas ces derniers mots : il venait de fuir l’étroite pièce où l’on venait de disposer de sa vie future sans lui permettre seulement de se défendre. Il courait à travers l’hôpital sans se soucier de ce qu’il bousculait, talonné par le besoin de retrouver son coin de grange et surtout Konoka. À cet instant il haïssait farouchement cette mère tant aimée cependant et, comme un animal qui vient de flairer un piège, ne songeait plus qu’à lui échapper. Tous ses espoirs refluaient vers son ami indien : il fallait que, cette nuit même, Konoka l’emmenât loin de cette maison où il étouffait. Tous deux pourraient retourner en pays abénaki : personne ne viendrait les y chercher. Il devait être possible d’y grandir et de devenir un homme assez fort pour venir, ensuite, réclamer ses droits et venger ses morts… Une fureur telle possédait l’enfant qu’il en oubliait et sa promesse et tout ce qui le liait jusque-là à sa mère qui l’avait cruellement déçu. Il préférait ne plus la voir, même si cela devait durer des années, plutôt que d’accepter de vivre dans un pays dont il ne voulait pas…
Hélas, Konoka balaya en peu de mots le beau projet : il n’était pas question, pour lui, d’emmener Guillaume. D’abord parce qu’il ne désirait pas rentrer dans sa tribu, ensuite parce que Guillaume devait accomplir son devoir : suivre sa mère, où qu’elle aille.
— C’est pas vrai ! hurla le gamin en ravalant des larmes qui l’enrouèrent. Mon devoir c’est de retrouver Richard et de le…
— Non. Trop jeune ! Grandir avant faire ouvrage d’homme !
— Alors il va s’en tirer ? Personne ne lui fera expier ses crimes ?
— Si. Konoka ! Rester pour ça et aussi pour combattre. Après vengeance rejoindre les autres à Montréal…
— Emmène-moi ! supplia Guillaume. Je voudrais tant aller à Montréal !
— Non. Konoka devoir se cacher pour débusquer vilain gibier. Dire adieu maintenant !
— Tu ne veux même pas attendre le départ du bateau ?
L’Indien considéra un instant le visage douloureux de l’enfant. Il l’aimait et c’était dur de s’en séparer, mais un homme devait savoir choisir devant une croisée de chemins. Le sien s’enfonçait dans les profondeurs de l’immense pays pour le conduire au but qu’il s’était fixé. Celui de Guillaume passait par la mer et il lui fallait accomplir son destin. En outre et en dépit du léger mépris où il tenait la gent féminine, Konoka portait à Mathilde une certaine estime et se refusait à la priver du seul être qui lui restât. Il s’agenouilla auprès de Guillaume.
— Non. Adieux doivent être courts. Konoka profiter nuit noire pour fuir… Il faut avoir courage, jeune loup, et accepter attendre griffes devenues longues et dures comme ça !
Tout en parlant, il ôtait de son cou un lien de cuir auquel était pendue une griffe de loup. D’un geste vif, il le passa au cou de l’enfant qui, sachant combien son ami tenait à ce trophée, devint soudain très rouge.
— Tu me la donnes ? souffla-t-il, les yeux soudain brillants d’orgueil.
— Oui. Te portera chance ! Jamais oublier Konoka t’aimer comme fils !
Brusquement, il entoura l’enfant de ses longs bras, le serra contre lui, se releva, chercha sous la paille un balluchon qu’il avait dû préparer d’avance et, sans faire plus de bruit qu’un chat, s’enfonça dans les ombres de la grange. Seul le léger grincement de la porte apprit à Guillaume qu’il était parti. Alors, serrant dans sa main le présent de Konoka, Guillaume s’abattit dans la paille et y sanglota jusqu’à ce que la fatigue vînt à bout de ses larmes.
Quelques semaines plus tôt, le départ d’un bateau pour la France suscitait une gaieté à peine retenue – et encore ! uniquement chez les pessimistes et chez les femmes – par la notion des dangers d’une longue traversée : la tempête, la maladie, les pirates, même si en réalité personne n’y croyait vraiment. Les marins ne doutaient ni de leur science ni de leurs muscles. Les voyageurs allaient rejoindre la mère patrie pour retrouver de la famille ou vaquer à leurs affaires. Quelles que soient les raisons, l’idée du retour flottait sur l’activité babillarde du port et du navire. Cette fois, en dehors des commandements animant la troupe qui s’embarquait, du piétinement des hommes et des sifflets de manœuvres, on n’entendait rien : tous avaient conscience d’abandonner un peu d’eux-mêmes sur cette terre devenue anglaise et qu’ils ne reverraient certainement plus.
Debout auprès de sa mère, Guillaume dévorait Québec des yeux. Elle était si malade à présent, sa ville bien-aimée ! Tant de maisons étaient détruites autour du port qu’il était difficile de retrouver les chemins des escapades du dernier printemps. La maison de M. Lecœur n’avait plus de toit ; Les Trois Pigeons étaient diminués de moitié ; quant au beau magasin de M. Clément, on aurait dit qu’un poing géant s’était abattu dessus… Et puis, tout là-haut, c’étaient les couleurs du roi anglais qui flottaient lourdement sur la Citadelle. Seules les planches qui composaient l’Élise, la flûte de 400 tonneaux qui allait emporter Guillaume, appartenaient encore à la France.
Consciente du désespoir muet de son fils, Mathilde essaya de l’attirer contre elle, à l’abri de sa grande cape, mais il résista. Le regard qu’il tourna vers elle était si lourd de reproches qu’elle eut honte de sa propre joie. Son bras retomba tandis qu’elle murmurait :
— Essaie de comprendre, mon Guillaume ! Nous ne sommes plus que nous deux à présent, nous n’avons plus rien. Même si tu ne veux pas le croire c’est une chance que l’on nous donne en nous permettant de partir. M. de Bougainville s’est montré un bon ami en pensant à nous…
Guillaume ne répondit pas. Il y avait des heures que sa pensée tournait autour de ce même Bougainville. Qu’avait-il voulu faire en intéressant ce général anglais à leur sort ? Les protéger… ou bien se débarrasser tout simplement d’une affaire gênante et de gens encombrants ? Il lui avait demandé sa confiance et Guillaume la lui avait donnée, mais il regrettait à présent d’être allé vers lui. Tout ce mal pour aboutir à ce résultat désespérant : un embarquement précipité, la séparation d’avec Konoka et surtout, surtout, la pensée déchirante de Marie-Douce ! Hier encore il n’y avait entre eux qu’une toute petite centaine de lieues ! Ce navire dont les voiles montaient l’une après l’autre le long des mâts allait en étendre indéfiniment la distance jusqu’à l’immensité d’un océan. Il ne verrait plus sa frimousse à fossettes, il ne l’entendrait plus rire, il ne tiendrait plus sa menotte soyeuse dans la sienne…
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