— Je ne veux pas ! Je ne veux pas !… C’est trop injuste !

— Je le pense aussi, Guillaume, mais il faut garder confiance. Je te jure de faire l’impossible pour trouver Richard. Jusque chez les Anglais, s’il le faut, quand les combats cesseront.

— Comment ferez-vous ?

— Il se trouve que je connais George Townshend qui remplace le défunt général Wolfe. Nous nous sommes rencontrés à Londres il y a peu d’années. C’est un homme d’honneur incapable d’accueillir un assassin, même s’il lui doit quelque chose. Rentre à l’hôpital, Guillaume, c’est ce que tu as de mieux à faire, et veille bien sur ta mère ! Tu es le seul homme de la famille, à présent. Ton devoir est auprès d’elle. Par où es-tu venu jusqu’ici ?

Les explications de Guillaume attirèrent un pâle sourire sur le visage de son ami.

— Pas une mauvaise idée !… Ça pourrait servir, ce chemin-là !… En attendant, je vais te faire raccompagner jusqu’à la porte de l’intendance et si j’ai un conseil à te donner, c’est de te mettre à la pêche au plus vite. Tu as trouvé un bon moyen pour sortir : il faut le garder. Et surtout, ne pas éveiller de soupçons ! Est-ce que tu as confiance en moi ?

— Oui, affirma Guillaume sans l’ombre d’une hésitation.

— Alors, dit Bougainville, serrons-nous la main comme les bons compagnons que nous avons toujours été !

Raide de fierté, Guillaume tendit sa paume sale que l’officier emprisonna dans une chaleureuse étreinte. Devant l’orgueil qui tendait ce visage d’enfant, maigre et attirant, Bougainville dut lutter contre l’émotion qui s’emparait de lui, et l’envie de prendre dans ses bras ce gamin si grave et si vaillant, de baiser sa joue brune. Mais quelque chose lui dit que Guillaume n’apprécierait pas ce geste : il ternirait à ses yeux celui qui venait de les mettre sur un pied d’égalité…

— À bientôt, monsieur de Bougainville, dit-il gravement. Et que le bon Dieu vous protège ! Nous n’avons plus que vous…

Une demi-heure plus tard, ayant récupéré son matériel de pêche, Guillaume, assis sur un rocher abrité, jetait son fil dans l’eau sans plus retenir ses larmes… La fin de son pays, elle était inscrite en toutes lettres devant lui, avec les pavillons des vaisseaux anglais à poste devant ce pont de bateaux qui reliait naguère la ville et le camp de l’armée française à Beauport. Les Britanniques s’occupaient joyeusement à le piller, raflant les canons que l’on n’avait pas eu le temps de ramener, faisant main basse sur la cité de toile et tout ce qu’elle contenait… À cet endroit, la campagne jusque-là préservée portait à présent l’empreinte de la guerre, tout comme la rive sud du Saint-Laurent : villages noircis, fermes éventrées, champs tellement ravagés que l’on pouvait se demander s’il leur arriverait encore de produire quelque chose.

Plongé dans ses pensées amères, Guillaume en oubliait totalement ce qu’il était en train de faire, mais ce jour-là, apparemment, certains poissons neurasthéniques nourrissaient d’étranges idées de suicide car ils se donnèrent un mal inouï pour se faire prendre. Tant et si bien que l’enfant se laissa distraire et fit la meilleure pêche de sa vie : lorsqu’il rejoignit l’hôpital, son seau débordait. L’Écossais le félicita chaudement et, rendu respectueux par un tel talent, lui laissa les trois quarts de ses prises.

Le succès qu’il rencontra auprès des sœurs cuisinières perdit beaucoup de son éclat lorsqu’il se retrouva face aux six pieds de haut d’un Konoka devenu blanc d’angoisse et auquel il eut grand mal à faire admettre son escapade. Il fallut parlementer longtemps pour qu’enfin l’Abénaki se décide à déclarer :

— Petit-Guillaume avoir raison sur idée générale mais obtenir justice trop difficile pour lui. Promettre plus rien faire sans Konoka !

— Tu veux m’aider ?

— Tout naturel, non ? Seigneur Dieu dire vengeance être mauvaise chose mais Grand Manitou dire être devoir pour guerrier !

— Tu choisis le Grand Manitou ? fit Guillaume qui ne comprenait pas bien comment l’Indien pouvait s’arranger de ses deux croyances.

— Oui. Grand Manitou content, Konoka demander après pardon à Seigneur Dieu !…

Le soir même, pendant que l’on célébrait un semblant de service funèbre dans l’église des Ursulines pour le général de Montcalm – emballé plutôt mal que bien dans une sorte de coffre qui ressemblait fort peu à un cercueil –, les tirs d’artillerie reprirent. Une bombe tomba dans le jardin où l’on pensait ensevelir le corps. Ce fut elle qui se chargea de la sépulture : pressés par l’urgence de retourner au combat, les soldats présents descendirent Montcalm au fond de ce trou que trois fossoyeurs bénévoles entreprirent de combler, tandis que tous les autres couraient aux remparts.

Le lendemain, M. de Vaudreuil prenait le parti de se retirer sur Montréal sous prétexte que les vivres étaient insuffisants pour les défenseurs de Québec. À sa place il laissait M. de Ramesay, un officier déjà âgé, vaillant mais de peu de résolution, avec une garnison décidée à se battre jusqu’au bout. Bougainville repartit avec lui pour rejoindre ses troupes et le chevalier de Lévis qui, prévenu du désastre, devait arriver de Montréal. Malheureusement, les bourgeois restés dans la cité vinrent signifier à Ramesay qu’ils estimaient en avoir assez fait en sacrifiant leurs maisons et une partie de leurs biens : ils se refusaient à voir leurs femmes et leurs enfants égorgés lors du dernier assaut qui serait terrible. Ils obtinrent gain de cause et, le 18 septembre, Québec se rendait aux Anglais. Le chevalier de Lévis, qui, accompagné de Bougainville et des siens, arrivait à marche forcée avec des vivres et trois mille hommes, apprit la reddition alors qu’il n’était qu’à huit ou dix lieues de la ville. En même temps lui parvenait l’ordre donné par Vaudreuil de se replier…

Il n’y eut pas d’égorgement collectif comme on le craignait. Heureux de s’en tirer à si bon compte, les Anglais montrèrent une modération due surtout à leur désir de se concilier ce qui restait des habitants et de s’installer pour longtemps.

Si les gens de l’Hôpital général n’eurent pas non plus à endurer de sévices, ce n’en fut pas moins pour eux le début d’une nouvelle sorte d’enfer. Envahies par les vainqueurs qui leur imposaient à présent leurs blessés et leurs malades, les sœurs de la Charité virent le peu de vivres qui leur restaient pillés impitoyablement, ainsi que les effets personnels des réfugiés. En outre, il leur fallait trouver des lits et de quoi manger pour les soldats chargés de les garder, mais ce dont elles eurent le plus à souffrir fut la difficulté où elles se trouvaient d’entendre la messe : les Anglais, jetant dehors malades et blessés, s’installèrent dans la chapelle, riant et plaisantant à haute voix dès qu’un office commençait…

Heureusement, Mathilde allait mieux. La fièvre tombée, sa blessure se refermait rapidement. Elle partageait à présent la cellule de sœur Marie-Joseph avec trois autres religieuses. Guillaume et Konoka couchaient toujours dans la grange mais n’y disposaient plus que d’un mince espace car les malades expulsés de la chapelle s’y entassaient désormais. À leur grand regret, La Violette n’était pas du nombre : dans la nuit qui suivit la capitulation, le sergent disparut sans que l’on sût par quel trou, avec sa jambe appareillée, il avait bien pu se faufiler. Sans doute avait-il profité de l’enterrement de deux soldats dans le jardin du petit cloître pour passer par la sacristie : lorsqu’il s’y rendit pour servir la messe au petit jour, Guillaume s’aperçut que la fiole d’eau-de-vie de pomme n’y était plus…

Guillaume rongeait son frein et tournait en rond dans la maison comme un écureuil en cage. Le temps était redevenu détestable. Un fort vent du nord-est soufflait depuis deux jours, empanachant la ville meurtrie et les hautes collines d’un brouillard gris sale et précipitant sur toute la vallée du Saint-Laurent des tourbillons de feuilles devenues uniformément brunes. Puis la brume se transforma en une pluie froide qui cinglait cruellement. Il ne pouvait être question de sortir et l’enfant en souffrait presque autant que de la présence des vainqueurs. Cette présence, il la ressentait comme une brûlure parce qu’il portait en lui le sang du traître et que, d’une certaine façon, il se sentait responsable.

Il n’avait pourtant guère à se plaindre des occupants. Sa tignasse rouge et sa mine farouche lui valaient même une certaine sympathie, surtout chez les Écossais qui lui trouvaient une ressemblance avec leurs propres garçons. Cela ne l’empêchait pas de garder avec eux une distance dont, bizarrement, ils ne lui tenaient pas rigueur, y voyant au contraire la preuve indubitable d’une quelconque ascendance britannique. D’autant qu’il se montrait toujours d’une irréprochable politesse.

Même auprès de sa mère, Guillaume ne trouvait pas de véritable réconfort. Mathilde ne prenait pas part au grand drame qui se déroulait autour d’elle. Depuis qu’elle se savait vivante et destinée à le rester, elle ne pensait plus qu’à quitter un pays dont Guillaume découvrait à présent qu’elle ne l’avait jamais aimé. Et l’enfant en venait même à se demander si la perte de son époux lui faisait éprouver un très grand chagrin.

Au soir du 20 septembre, comme Guillaume venait d’embrasser sa mère en lui souhaitant une bonne nuit, sœur Marie-Joseph arriva tout agitée : Mme Tremaine et son fils devaient se rendre immédiatement à la porterie où ils étaient attendus.

Ils s’y rendirent aussitôt et, à leur grande surprise, se trouvèrent en présence d’un général anglais, superbe dans son uniforme rouge galonné d’or, qui se tenait à demi assis sur la table de la sœur tourière. La supérieure était là elle aussi, mais à l’arrivée de la mère et de l’enfant elle s’esquiva silencieusement.