— Pour l’instant, nous ne pouvons que prier, fit sœur Marie-Joseph. Avec l’aide de Dieu, les nôtres pourront peut-être venir bientôt à notre secours…
C’était faire preuve de beaucoup d’optimisme.
Quand le jour se leva, gris et déjà froid, l’hôpital, transformé par force en camp retranché, se voyait entouré d’un cordon de troupes occupées à piller, en attendant mieux, ce que contenait encore son potager en fait de choux et autres légumes. Du haut d’une fenêtre du premier étage, Guillaume contemplait le désastre, cherchant frénétiquement le moyen de sortir et de gagner Québec où, sur les remparts, tous les drapeaux étaient en berne : sans doute le général en chef était-il mort ou mourant… Et pourtant il fallait s’y rendre !
L’atmosphère était étrange. Dans le camp anglais étendu à présent sur toute la largeur des plaines d’Abraham, on vaquait aux occupations matinales comme on devait le faire, sans doute, derrière les murailles où veillaient les sentinelles. Cependant, aucun coup de feu ne se faisait entendre. Occupés à pleurer leurs morts, les belligérants observaient une trêve tacite.
Guillaume décida d’en profiter. Son unique chance d’obtenir justice et de procurer à sa mère un défenseur résidait dans la personne de Bougainville, et puisqu’il se trouvait dans Québec, il fallait aller dans Québec. Coûte que coûte !
Il se garda bien de confier son projet à Mathilde quand sœur Marie-Joseph vint le chercher pour le conduire auprès d’elle. La jeune femme était blanche comme craie mais le délire l’avait abandonnée. Elle embrassa son fils en pleurant et l’enfant fut frappé par ses larmes, les premières qu’il voyait chez sa mère. Pis encore, cette femme toujours si vaillante semblait aussi faible et démunie qu’une toute petite enfant.
— Qu’allons-nous devenir à présent ? sanglotait-elle en le tenant embrassé. Ton père est mort, notre ami Adam aussi et moi je devrais l’être. Comme toi, sans doute, si ce monstre l’avait pu. Il nous hait tellement !
— Je crois qu’ici vous n’avez rien à craindre, Maman. Vous y êtes bien soignée et entourée d’amis. Tant que nous y resterons, vous n’aurez rien à redouter. D’ailleurs Richard doit vous croire morte…
— Mais pourquoi, pourquoi a-t-il fait ça ?
— Vous venez de le dire : il nous déteste. Et puis c’est un traître : c’est lui qui a montré le chemin de l’anse au Foulon, l’autre nuit. Il pense que les Anglais lui donneront tous nos biens…
— Alors il faut partir ! fit Mathilde avec agitation. Partir d’ici le plus vite possible !… Je veux rentrer chez moi.
— Ce n’est pas possible : les Treize Vents n’existent plus. Je… Ils ont brûlé. Quant à notre maison de la rue Saint-Louis…
— Ce n’est pas cela que je veux dire, Petit-Guillaume ! Chez moi, ce n’est pas ici : c’est en Normandie ! Là seulement nous pourrons vivre en paix ! Je veux rentrer à Saint-Vaast !
Guillaume pensa que le délire la reprenait, n’imaginant pas un seul instant qu’il puisse y avoir du bon sens à se rendre dans cette terre lointaine et inconnue. Souvent, bien sûr, quand il la regardait faire tourner son rouet, elle lui avait parlé de son pays de Cotentin, du port où elle courait petite fille comme lui-même sur les quais de Québec. Elle savait choisir de jolis mots pour évoquer la maison paternelle au bord de la saline, la majesté guerrière des deux tours construites jadis par M. de Vauban, la petite rivière qui cascadait dans le val de Saire entraînant les grandes roues des moulins à papier, la splendeur des aurores sur les îles Saint-Marcouf et surtout la magnificence de la mer dans laquelle la longue digue étirait son bras protecteur… L’enfant attachait à ces récits une importance égale aux contes acadiens qu’Adam lui racontait parfois ou aux légendes indiennes de Konoka. Ils appartenaient au domaine du rêve, et s’il lui arrivait de penser qu’un jour, dans les voyages qu’il désirait entreprendre, il lui arriverait de toucher terre dans le port de Saint-Vaast-la-Hougue, il ne concevait pas un instant d’aller s’y installer. Son pays à lui, c’était la Nouvelle-France et, surtout, ce Québec auquel il était attaché par toutes les fibres de son cœur, sans la moindre exception, puisque c’était là que vivait Marie-Douce. La seule pensée de s’en aller si loin d’elle lui serrait la gorge…
Néanmoins, dans l’état où se trouvait sa mère, ce n’était guère le moment d’avoir des états d’âme. M. de Bougainville, s’il arrivait à le joindre, saurait bien trouver un moyen de tout arranger. Une fois que l’on aurait mis la main sur l’assassin, plus rien ne s’opposerait à ce que Mathilde rentre dans son vrai « chez elle ». Et plus tard, quand lui, Guillaume, aurait beaucoup travaillé, couru les mers et rapporté des trésors pour Mathilde et pour Marie-Douce, il reconstruirait les Treize Vents. En plus grand et en plus beau encore !
— Reposez-vous, Maman, dit-il gentiment. La guerre n’est pas finie. Et puis vous êtes trop faible pour un si grand voyage. Je vous promets de bien m’occuper de vous à présent…
Cette promesse enfantine prononcée avec tant de gravité provoqua de nouvelles larmes chez Mathilde, mais cette fois s’y mêlait la fierté.
— Essayez de dormir un peu, madame Tremaine, dit sœur Marie-Joseph. Guillaume reviendra vous voir ce soir. Lui et le bon Konoka se donnent beaucoup de mal pour nous apporter de l’aide.
Ainsi libre de sa journée, Guillaume décida d’aller exposer son problème à son ami La Violette. Afin d’être certain de recevoir un accueil compréhensif, il fit un détour par la sacristie pour y remplir, à la bonbonne de vin de messe, un flacon vide qu’il avait chapardé la veille dans la cuisine. Il trouva son nouvel ami assis sur son matelas, le dos étayé par un oreiller et fort occupé à considérer sa jambe blessée avec une grande morosité. Le présent inattendu ramena une étincelle dans son œil glauque. Il avala une bonne goulée et mit le reste sous l’uniforme qu’une main soigneuse avait plié à son chevet.
— Ah ! ça va mieux ! soupira-t-il. Si j’en réchappe, tu pourras dire qu’c’est bien grâce à toi, petit ! Et qu’est-ce que j’pourrais faire pour toi, en échange ?
Guillaume rappela le vœu émis la veille : rejoindre Bougainville. La mine du sergent s’allongea.
— Si j’ai bien compris c’qu’on m’a dit, c’t’hôpital est cerné, la ville est cernée, on est tous cernés…
— J’arriverai bien à sortir d’ici… et même à rentrer dans Québec. Seulement, M. de Bougainville doit être au château Saint-Louis, et là…
— … et là personne t’empêchera de passer, fit La Violette avec une soudaine gravité. À c’t’heure, not’ pauvre M. de Montcalm doit être mort, et toute la ville en prières et en larmes devant les portes du château. On les aura ouvertes pour qu’on puisse le voir une dernière fois. T’auras qu’à suivre… J’peux rien te dire de plus, gamin, mais j’suis pas certain qu’t’aies raison d’vouloir aller là-bas…
— Il le faut. C’est notre seule chance à Maman et à moi… mais s’il vous plaît, ne dites rien à Konoka quand il me cherchera, ni à sœur Marie-Joseph, ni à…
— À personne ! Foi d’La Violette !
Et, à l’appui de son serment, le sergent cracha par terre avec majesté et précision. Guillaume partit en direction des cuisines aussi vite que le permettait l’encombrement, à même le dallage, des paillasses et des corps assoupis ou gémissants sur lesquels se penchaient, ici ou là, une religieuse ou un infirmier bénévole.
Non sans susciter sourires et haussements d’épaules, Guillaume se procura dans la cuisine ce dont il avait besoin, puis se dirigea d’un pas vif vers la porte du potager, examina les gardes postés par les Anglais, fit demi-tour, et entreprit de retraverser l’hôpital afin de sortir par la grande porte. Les hommes qu’il venait d’entrevoir appartenaient à ce corps de Rangers américains qui haïssaient les Canadiens dont ils convoitaient les terres et qui, depuis le début de la guerre, pillaient, brûlaient et volaient tout ce qui leur tombait sous la main. On se répétait même le jugement porté contre eux, un an plus tôt, par le général Wolfe, aujourd’hui défunt : « Les Américains sont, en général, les plus sales individus et les plus méprisables lâches que vous puissiez imaginer. On ne saurait compter sur eux dans une bataille. Ils s’écrasent dans leurs propres ordures et désertent par bataillons entiers, y compris les officiers. Ces coquins-là sont plutôt un encombrement qu’un réel élément de force pour une armée… » Évidemment, c’était il y a un an. À présent les troupes anglaises, en nombre tout juste suffisant, ne pouvaient faire fi de ce renfort.
À la grande porte, Guillaume déboucha dans les jupons d’un immense Ecossais occupé à discuter sur le mode aigre-doux avec l’aumônier de l’hôpital, en assez bon français d’ailleurs.
— Que vous voyiez en nous des hérétiques, clamait le premier, voilà qui nous est bien égal et si j’étais vous, mon petit monsieur, j’essaierais de me montrer un peu plus aimable. Si nous étions vraiment de mauvaises gens, nous raserions cette maison en moins de temps qu’il ne faut pour le dire. Alors, on se tient tranquille !
— Je ne veux pas vous offenser, officier, plaida M. de Rigauville. Je voulais seulement vous faire observer que cet hôpital renferme pour l’instant trois communautés de femmes et que, si vous prétendez vous y installer, ces saintes créatures en seront très choquées…
— Parce que nous sommes des soldats ? Et que soignent-elles en ce moment, sinon les soldats du roi de France ?… Eh là, gamin, où prétends-tu aller, ajouta-t-il en apercevant soudain Guillaume qui entreprenait de le contourner.
— Pas loin, monsieur, répondit l’enfant sans se laisser impressionner. Comme vous pouvez voir à ce que je porte, je vais à la pêche…
— À la pêche ? fit l’autre, abasourdi par l’aplomb de ce jeune assiégé. Et… pour quoi faire ?
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