Pendant ce temps, Konoka s’activait à confectionner avec des branches la civière indienne à laquelle il s’attellerait pour tenter de rejoindre à travers bois l’Hôpital général : une simple claie dont on laissait une extrémité trainer à terre. Lorsque ce fut fini, il appela Guillaume pour qu’il l’aide à y attacher sa mère enveloppée de la grande mante. Mathilde souffrait visiblement et elle était très rouge. La fièvre montait sans doute, car elle ne reconnaissait ni son fils ni l’Indien. Sa tête roulait doucement de côté et d’autre tandis qu’une sorte de petite chanson monotone s’échappait de ses lèvres closes.

— Elle ne va pas mourir, dis ? Pas elle ? supplia l’enfant.

— Prier Dieu ! Lui seul savoir, répondit l’Indien qui, depuis plus de deux ans, s’était converti au christianisme.

Puis, remarquant que l’enfant se retournait souvent pour essayer d’apercevoir encore le brasier, il demanda :

— Tu as eu grand courage en voulant brûler maison mais grands regrets maintenant ? peut-être ?

— Non ! Il le fallait !… Un jour, je reconstruirai les Treize Vents, affirma-t-il avec une soudaine mais farouche résolution.

— Ici ?… Difficile si habits rouges gagner…

— Ici ou ailleurs… Je ne pourrai vivre heureux que dans une maison qui s’appellera ainsi.

Tout en attachant la claie à ses épaules par des lanières de cuir, Konoka tourna vers son jeune compagnon un étroit sourire qui n’atteignait pas ses yeux.

— D’abord essayer vivre. Si Dieu veut !…

Ils trouvèrent un sentier qui allait vers le nord et s’y engagèrent. Les bruits de la bataille s’atténuaient, mais pas assez pour que l’homme et l’enfant puissent y échapper tout à fait…

III

ADIEU À QUÉBEC…

Grâce à un canoë que Konoka réussit à voler près de l’endroit où les bois descendaient jusqu’au bord de l’eau, on put franchir la rivière plus vite qu’on ne le pensait et atteindre l’hôpital général vers onze heures… Y entrer fut plus difficile. Par sa situation en figure de proue sur la profonde courbe de la Saint-Charles, le plus grand établissement sanitaire du Canada se trouvait le témoin privilégié de la bataille grâce à ses fenêtres qui donnaient directement sur les plaines d’Abraham, et dont seul le cours d’eau et un petit pont de bois le séparaient… Or, elle faisait rage, cette bataille, et malheureusement pas à l’avantage des Français : la longue ligne déployée en arc de cercle par le marquis de Montcalm qui étirait, depuis le Saint-Laurent jusqu’à la rivière Saint-Charles, des détachements de la Colonie, de Royal-Roussillon, de Guyenne, Béarn, Languedoc, la Sarre, à nouveau la Colonie, les bourgeois de Québec et enfin les Indiens, cette longue ligne n’était épaisse que de trois hommes et se trouvait sur le point de céder à la poussée furieuse du lourd dispositif carré implanté par le général Wolfe. Celui-ci, un jeune homme blond et fragile, se trouvait affronté au colonel de Sénézergues tandis que Montcalm avait affaire aux Highlanders de Murray. Déjà un cortège de blessés, portés ou soutenus par des camarades, encombrait le petit pont. Quant à l’entrée de l’hôpital, elle était presque totalement obstruée tant la presse était forte.

Faire passer Mathilde et sa civière indienne relevait de l’impossible. Pour la première fois, Konoka manifesta du découragement.

— Rien à faire pour entrer ! soupira-t-il.

Mais Guillaume n’entendait pas se laisser abattre. Depuis leur départ, il appréhendait le dernier soupir de sa mère en se répétant que si l’on pouvait arriver jusqu’à l’hôpital, elle serait sauvée. À présent, on y était et il voulait qu’on la soigne.

— Fais le tour et va m’attendre dans le potager, près de la petite porte des cuisines ! Elle est sûrement fermée mais j’arriverai bien à la faire ouvrir…

Et il s’élança pour rejoindre les malheureux qui essayaient de se soustraire au massacre. Car c’était bien de cela qu’il s’agissait à présent : les Anglais, ayant réussi à mettre des canons en batterie, s’en servaient avec une terrifiante habileté. Heureusement l’hôpital se trouvait hors d’atteinte. Parvenu à la grande porte et s’efforçant de fermer ses oreilles au douloureux concert de plaintes, d’appels et de gémissements, Guillaume se jeta à terre, se faufila entre les jambes des porteurs et réussit à arriver derrière un brancard sur lequel un blessé râlait, son uniforme blanc maculé de boue et de sang. Deux religieuses, qui s’efforçaient de canaliser le flot tragique, accueillaient tout ce monde avec des visages brillants de larmes : chacune d’elles venait de reconnaître un parent parmi ceux dont l’état était le plus grave. La plus jeune reconnut Guillaume et l’apostropha :

— Que fais-tu ? Ce n’est vraiment pas le moment de venir traîner par ici ! Va-t’en !

— Non ! Je veux voir sœur Marie-Joseph !

— Elle n’a pas le temps de s’occuper de toi. Je t’ai déjà dit de t’en aller !

D’une torsion, l’enfant se débarrassa de la poigne déjà solidement agrippée à son bras pour le jeter dehors.

— Konoka et moi, nous venons d’apporter Maman qui va peut-être mourir. Je vous en supplie, sœur Agnès !…

Le regard désespéré qu’il levait sur elle toucha la religieuse. Elle tira Guillaume un peu à l’écart.

— Où est-elle ?

— Konoka l’a portée dans le potager…

— Je ne comprends pas. Ta mère est blessée ? Mais où est ton père ? Nous aurions grand besoin de lui !…

— Il est mort. Et Adam Tavernier aussi. C’est mon… c’est Richard qui les a abattus tous les deux. Il a tiré aussi sur Maman…

— Doux Jésus ! Quelle horreur !… Mon pauvre petit !… Écoute, tu trouveras sœur Marie-Joseph dans la chapelle où elle est en train d’installer de quoi coucher tous ces pauvres gens. Elle s’occupera de Mme Tremaine. Moi je dois rester ici !

Guillaume ne se le fit pas dire deux fois. En s’efforçant de ne bousculer personne, il fila le long du grand couloir voûté sur lequel s’ouvraient plusieurs galeries et qui aboutissait à la cour intérieure de l’édifice. Guillaume savait le chemin de la chapelle. Il l’atteignit rapidement. Sœur Marie-Joseph-de-la-Visitation s’y activait en compagnie de la supérieure des sœurs de la Charité qui avaient en charge le grand hôpital, disposant à terre les derniers matelas qui leur restaient et y ajoutant des paillasses que d’autres religieuses, aidées de femmes indiennes, se hâtaient de confectionner.

En apercevant le petit garçon, sœur Marie-Joseph eut la même réaction que sœur Agnès : où donc était son père dont on avait tant besoin ? La réponse l’atterra mais, sans chercher à en savoir davantage sur le drame qui venait de décimer une famille, elle fit ce que l’on attendait d’elle :

— Pauvre, pauvre Mathilde ! dit-elle. Allons vite la chercher ! Sœur Sainte-Anne va prendre ma place !

Récupérant au passage une autre « sœur grise4 », la religieuse entraîna Guillaume au pas de course jusqu’au fond de la maison, fit ouvrir la porte du potager et trouva Konoka qui attendait stoïquement auprès de sa civière. Un instant plus tard, les deux religieuses emportaient à leur tour Mathilde qui, toujours inconsciente, émettait des paroles sans suite.

— Elle a une forte fièvre, constata sœur Marie-Joseph. Nous allons l’installer dans ma cellule. Je la partage déjà avec une de nos sœurs ursulines réfugiées ici, mais elle s’y trouvera mieux que dans une des salles où nous sommes obligées de faire le plus de place possible pour les soldats. Quant à toi, Konoka, je pense que tu pourrais nous être utile pour aider au transport des blessés les plus graves. Guillaume t’accompagnera. Mais, auparavant, allez dire à la cuisine qu’on vous donne un bol de soupe…

— Je voudrais rester avec Maman, pria l’enfant. J’ai… tellement peur !

Les larmes qu’il s’efforçait courageusement de retenir depuis le drame étranglaient sa voix. Sœur Marie-Joseph caressa sa joue du bout d’un doigt.

— On viendra te chercher tout à l’heure, quand elle aura reçu les premiers soins. Je sais depuis longtemps que tu es un garçon brave. Tu dois te comporter en homme… Quant à ta mère, j’espère pouvoir te rassurer bientôt…

L’enfant n’essaya même pas de discuter. Depuis qu’il était en âge de juger les gens, sœur Marie-Joseph, qu’il venait voir assez souvent avec sa mère, lui inspirait à la fois une grande confiance et une légère crainte. Fille de Pierre Legardeur de Repentigny, elle appartenait, dans le monde, à cette « aristocratie du castor » qui était à la base du commerce des fourrures et pour laquelle la reine Anne d’Autriche, en 1645, avait fondé la « Compagnie des Habitants ». Une compagnie restreinte puisqu’elle comportait seulement, outre les Legardeur, les Deschatelets, les Le Neuf et les Juchereau de La Ferté-Vidame. C’était une caste riche, puissante et soucieuse au plus haut point de la dignité de son rang. La future sœur grise, élevée avec une certaine sévérité et dans la crainte de Dieu, s’était dirigée tout naturellement vers la vie religieuse avec laquelle cette jeune fille généreuse et cultivée se sentait de profondes affinités. Mathilde éprouvant envers elle une sorte de vénération, la moindre de ses paroles était pour Guillaume un texte sacré.

Du moment qu’elle s’interposait entre la peur et lui, il n’y avait pas à y revenir et, docilement, il suivit Konoka, accepta avec gratitude le bol de soupe aux fèves qu’on lui offrait – ce qu’il restait des légumes frais du potager étant réservé aux malades – puis alla prendre part modestement au grand drame qui se jouait autour de lui.

Si vaste qu’il fût et en dépit d’un personnel triplé par les Hospitalières et les Ursulines qui s’y étaient réfugiées à la suite du bombardement de leurs maisons de la Haute-Ville, l’hôpital se remplissait rapidement. Tandis que Konoka mettait ses forces au service du transport des blessés, l’enfant, installé dans un coin de la chapelle en compagnie d’une vieille religieuse trop âgée pour les durs travaux, roulait interminablement des bandes que l’on découpait dans de vieux draps et faisait de la charpie avec des linges de coton usagé que l’on avait soigneusement lavés jusqu’à s’en user le bout des doigts ; le tout dans une atmosphère qui lui semblait hors du temps. Comme toutes les églises canadiennes, la chapelle offrait une grande richesse de décoration : tableaux de piété, statues de saints en extase dont l’une due à l’illustre Levasseur, retable richement doré à la feuille, sans oublier les couleurs brillantes qui couvraient les murs… tout cela composait un univers que l’enfant avait toujours eu tendance à considérer comme une sorte de succursale du Paradis. Mais à présent la nuit qui venait estompait lentement l’azur et l’or que les lampes à l’huile de baleine n’éclairaient plus, pour mettre en évidence la misère des corps meurtris, sanglants et boueux étendus sur le sol…