— Vous avez fait toute cette route pour lui poser une question ! Vous savez que nous avons le téléphone ? M. Morton est resté debout toute sa vie derrière le comptoir de son bazar, voilà pourquoi il se tient toujours si droit. Vous le trouverez dans le salon, il y passe la plupart de ses après-midi, il ne sort presque jamais.

Je remerciai la gérante, m’approchai de M. Morton et m’assis devant lui.

— Bonjour, jeune homme, que puis-je faire pour vous ?

— Vous ne vous souvenez pas de moi ? Je suis venu il y a quelque temps, en compagnie d’une jeune femme et de mon meilleur ami.

— Ça ne me dit rien, quand cela, dites-vous ?

— Il y a trois semaines, Luc vous avait cuisiné des galettes pour le petit déjeuner, vous en aviez raffolé.

— J’aime beaucoup les galettes, enfin, j’aime toutes les sucreries. Vous êtes qui, déjà ?


— Souvenez-vous, je faisais voler un cerf-volant sur la plage, vous m’avez dit que je me débrouillais plutôt bien.

— Des cerfs-volants, j’en vendais dans le temps, vous savez.

C’est moi qui tenais le bazar de la plage. Je vendais aussi des tas d’autres articles, des bouées, des cannes à pêche... y a rien à pêcher par ici mais j’en vendais quand même, des crèmes solaires aussi. J’en ai vu des baigneurs dans ma vie, de toutes sortes... Bonjour, jeune homme, qu’est-ce que je peux faire pour vous ?

— Lorsque j’étais enfant, je suis venu passer une dizaine de jours ici. Une petite fille jouait avec moi, je sais qu’elle venait tous les étés, ce n’était pas une petite fille comme les autres, elle était sourde et muette.

— Je vendais aussi des parasols et des cartes postales, on m’en chapardait beaucoup trop alors j’ai arrêté les cartes postales. Je m’en apercevais parce qu’à la fin de la semaine j’avais toujours des timbres en trop. Ce sont les gosses qui me les volaient...

Bonjour, jeune homme, que puis-je faire pour vous ?

Je désespérais d’arriver à mes fins, quand une dame d’un certain âge s’approcha.

— Vous n’en tirerez rien aujourd’hui, ce n’est pas un bon jour pour lui. Hier il était plus lucide, ça va ça vient, il n’a plus toute sa tête. La petite fille, je sais de qui il s’agit, j’ai toute ma mémoire, moi. C’est de la petite Cléa que vous parlez, je la connaissais bien, mais vous savez, elle n’était pas sourde.

Et, devant mon air ahuri, la dame continua.

— Je vous raconterais bien tout ça mais j’ai faim et je n’arrive pas à parler l’estomac vide. Si vous m’emmeniez prendre un thé à la pâtisserie, nous pourrions discuter. Voulez-vous que j’aille chercher ma gabardine ?

J’aidai la vieille dame à mettre son manteau et nous marchâmes à son pas jusqu’à la pâtisserie. Elle s’installa en terrasse et me demanda une cigarette. Je n’en avais pas. Elle croisa les bras et regarda fixement le bureau de tabac sur le trottoir d’en face.

— Des blondes feront l’affaire, me dit-elle.


Je revins avec un paquet et des allumettes.

— Je serai médecin à la fin de l’année, lui dis-je en les lui remettant. Si mes professeurs me voyaient vous donner ça, j’en prendrais pour mon grade.

— Si vos professeurs perdaient leur temps à surveiller ce que nous faisons dans ce trou perdu, je vous recommanderais vivement de changer d’école, répondit-elle en faisant craquer une allumette. Quant au temps, pour ce qui m’en reste, je me demande bien pourquoi on fait tout pour nous emmerder.

Interdit de boire, interdit de fumer, interdit de manger trop gras ou trop sucré, à force de vouloir nous faire vivre plus longtemps, c’est le goût de vivre qu’ils vont nous enlever, tous ces savants qui pensent à notre place. Qu’est-ce qu’on était libre quand j’avais votre âge, libre de se tuer plus vite certes, mais de vivre aussi. Alors je vais profiter de votre charmante compagnie pour défier la médecine, et si vous n’y voyez pas trop d’inconvénients je ne serais pas contre un bon baba au rhum.

Je commandai un baba au rhum, un éclair au café et deux chocolats chauds.

— Ah la petite Cléa, tu parles si je m’en souviens. Je tenais la librairie à l’époque. Vous voyez, les commerçants, c’est comme ça que ça finit. On sert les gens pendant des années et le jour de la retraite plus personne ne vient vous voir. J’en ai donné des bonjours, des mercis, des au revoir. Depuis deux ans que j’ai lâché mon comptoir, pas une seule visite. Dans un bled de cette taille... Vous croyez qu’ils pensent que je suis partie sur la lune ?

La petite Cléa, elle était bien gentille. J’en ai vu aussi des gosses mal élevés ; remarquez, les enfants mal élevés ne le sont jamais autant que leurs parents. Elle, j’aurais pu lui pardonner de ne pas dire merci, au moins elle avait une bonne excuse, eh bien figurez-vous qu’elle l’écrivait. Elle venait souvent à la librairie, elle regardait les livres, en choisissait un et s’asseyait dans un coin pour le lire. Mon mari l’aimait bien cette petite, il lui mettait des livres de côté, rien que pour elle. Quand elle repartait, elle sortait un petit papier de sa poche où elle avait griffonné un « Merci madame, merci monsieur ». Incroyable, d’imaginer qu’elle n’était ni vraiment sourde ni muette. Eh oui, la petite Cléa était atteinte d’une forme d’autisme, c’est dans sa tête que ça bloquait. Elle entendait tout, seulement les mots ne voulaient pas sortir, et savez-vous ce qui l’a libérée de sa prison ? La musique, figurez-vous. C’est une histoire belle et triste à la fois.

« Vous vous demandez si je n’ai pas inventé tout ça pour que vous m’offriez un paquet de cigarettes et un baba au rhum ?

Rassurez-vous, je n’en suis pas là, tout du moins pas encore.

Dans quelques années peut-être, mais si cela devait arriver j’aimerais mieux que Dieu m’ait ôté la vie avant. Je ne veux pas devenir comme le marchand du bazar. Oh lui, ce n’est pas sa faute, moi aussi j’aurais perdu la tête à sa place. Quand vous avez trimé toute votre vie pour élever vos enfants et qu’aucun d’eux ne vient jamais vous voir ou ne trouve le temps de vous appeler, il y a de quoi vous rendre fou, de quoi vouloir effacer tous les souvenirs de votre mémoire. Mais c’est la petite Cléa qui vous préoccupe, pas le marchand du bazar. Tout à l’heure, je vous parlais de l’ingratitude des clients, de ces gens qu’on a servis toute une vie et qui font semblant de ne pas vous reconnaître au marché, eh bien, je n’aurais pas dû généraliser.

Le jour où on a porté mon mari en terre, elle était là.

Parfaitement, comme je vous le dis, elle est venue toute seule.

Je ne l’avais pas reconnue, à ma décharge elle a beaucoup grandi, comme vous d’ailleurs. Je sais qui vous êtes vous aussi, le petit garçon au cerf-volant ! Je le sais parce que chaque année, dès que la petite Cléa arrivait dans la station, elle venait me voir et me tendait un papier pour me demander si le garçon au cerf-volant était revenu. C’est bien vous, non ? Le jour de l’enterrement de mon mari, elle se tenait à l’arrière du cortège, toute fine, toute discrète. Je me demandais qui elle était, alors imaginez ma surprise quand elle s’est penchée à mon oreille et m’a dit : « C’est moi, c’est Cléa, je suis désolée, madame Pouchard, je l’aimais beaucoup votre mari, il a été si gentil avec moi. » J’avais déjà les larmes aux yeux, eh bien ça les a fait monter d’un cran ; tiens, rien que de vous en reparler ça m’émeut encore.


Mme Pouchard s’essuya les yeux d’un revers de la main, je lui tendis un mouchoir.

— Elle m’a prise dans ses bras et puis elle est repartie. Trois cents kilomètres de route à l’aller, trois cents au retour, juste pour venir rendre hommage à mon époux. Elle est concertiste, votre Cléa. Ah, je raconte tout dans le désordre, je suis désolée.

Attendez, laissez-moi reprendre là où j’en étais. L’été où vous n’êtes plus revenu, la petite Cléa a demandé à ses parents quelque chose de terrible, elle voulait se mettre au violoncelle.

Imaginez la tête de sa mère ! Vous rendez-vous compte du chagrin que ça lui a fait ? Votre enfant sourde qui veut devenir musicienne, c’est comme si vous aviez mis au monde un cul-de-jatte qui voudrait être funambule. À la librairie, elle ne choisissait plus que des livres sur la musique, et chaque fois que ses parents venaient la chercher, ça les chamboulait un peu plus. C’est le papa de Cléa qui a trouvé le courage, il a dit à sa femme : « Si c’est ce qu’elle veut, on trouvera un moyen d’y arriver. » Ils l’ont inscrite dans une école spécialisée, avec un professeur qui fait écouter les vibrations de la musique aux enfants en leur mettant des écouteurs sur le cou. Ah, je vous demande bien où s’arrêtera le progrès. D’habitude, je suis plutôt contre, mais là, je dois reconnaître que c’était utile. Le professeur de Cléa a commencé à lui faire apprendre les notes sur les partitions, et c’est là que le miracle s’est produit. Cléa, qui n’avait jamais répété un mot correctement, a prononcé

« Do, , mi, fa, sol, la, si, do » tout à fait normalement. La gamme lui est sortie de la bouche comme un train d’un tunnel.

Et je peux vous dire que ce sont ses parents qui pour le coup en sont restés muets. Cléa apprenait la musique, elle se mettait à chanter et les paroles se sont greffées aux notes. C’est le violoncelle qui l’a sortie de sa prison, une évasion au violoncelle, c’est quand même pas donné à tout le monde !

Mme Pouchard a tourné sa cuillère dans son chocolat chaud, elle a trempé ses lèvres dans sa tasse et l’a reposée. Nous nous sommes tus quelques instants, tous deux perdus dans nos souvenirs.


— Elle est entrée au Conservatoire national, c’est là qu’elle étudie. Si vous voulez la retrouver, à votre place je commencerais par aller voir là-bas.