— De deux choses l’une, annonça-t-il d’un ton grave, soit le témoin du réservoir est mort, soit nous allons bientôt devoir pousser.
Vingt kilomètres plus tard, le moteur toussota avant de s’étouffer à quelques mètres de la pompe à essence. En sortant de la voiture, Luc tapota sur le capot et félicita le break de sa prouesse.
Je remplissais le réservoir, Luc était allé acheter de l’eau et des biscuits, Sophie s’approcha et me prit par la taille.
— Tu es plutôt sexy en pompiste, me dit-elle.
Elle m’embrassa dans la nuque avant de rejoindre Luc dans la boutique.
— Tu veux un café ? me demanda-t-elle en se retournant.
Et, avant que j’aie eu le temps de lui répondre, elle me sourit et ajouta :
— Quand tu voudras me dire ce qui ne va pas, je serai là, tout près de toi, même si tu ne t’en rends plus compte.
Nous rencontrâmes la pluie peu de temps après être repartis.
Les essuie-glaces peinaient à la chasser et leur chuintement sur le pare-brise avait quelque chose de lancinant. Nous arrivâmes en ville bien après la nuit tombée. Sophie dormait profondément et Luc hésitait à la réveiller.
— Qu’est-ce qu’on fait ? chuchota-t-il.
— Je ne sais pas ; on se gare et on attend qu’elle se réveille.
— Ramenez-moi chez moi, au lieu de dire des bêtises, murmura Sophie les yeux fermés.
Mais Luc ne l’entendait pas ainsi, il prit le chemin de notre studio. Pas question, décréta-t-il, de céder à la sinistrose des dimanches soir, et par temps de pluie il fallait redoubler de vigilance. Nous allions tous les trois nous attaquer une fois pour toutes à la morosité des fins de week-end. Il nous promettait de préparer des pâtes comme nous n’en avions jamais mangé.
Sophie se redressa et se frotta le visage.
— Va pour les pâtes et après, vous me raccompagnez.
Nous avons dîné assis en tailleur sur le tapis. Luc s’est endormi sur mon lit et Sophie et moi avons fini la nuit chez elle.
Lorsque je me suis réveillé, elle était déjà partie. J’ai trouvé un petit mot dans la cuisine, posé contre un verre à côté d’un couvert de petit déjeuner.
Merci de m’avoir emmenée voir la mer, merci pour ces deux jours improvisés. Je voudrais savoir te mentir, te dire que je suis heureuse et que tu me croies, mais je n’y arrive pas. Ce qui me fait le plus mal c’est de te voir si seul quand tu es avec moi.
Je ne t’en veux pas, mais je n’ai rien fait pour mériter de rester derrière la porte. Je te trouvais plus séduisant quand nous étions amis. Je ne veux pas perdre mon meilleur ami, j’ai trop besoin de sa tendresse, de sa sincérité. Il faut que je te retrouve tel que tu étais.
Plus tard, à la cafétéria, tu me raconteras tes journées, je te raconterai les miennes et notre complicité renaîtra, là où nous l’avions abandonnée. Un peu plus tard... nous y arriverons, tu verras.
En partant, laisse la clé sur la table.
Je t’embrasse,
Sophie.
J’ai replié le mot et l’ai mis dans ma poche. J’ai récupéré dans sa commode les quelques affaires qui m’appartenaient, sauf l’une de mes chemises sur laquelle elle avait épinglé une petite note : « Pas celle-là, elle est à moi, maintenant. »
J’ai laissé la clé de son studio où elle me l’avait demandé et je suis parti, persuadé d’être le dernier des imbéciles ou peut-être le premier.
*
* *
Le soir, j’ai tenté de joindre ma mère au téléphone, j’avais besoin de lui parler, de me confier à elle, d’entendre sa voix. Le téléphone a sonné dans le vide. Elle m’avait pourtant dit qu’elle partait en voyage. J’avais oublié la date de son retour.
10.
Trois semaines s’étaient écoulées. Lorsque nous nous croisions à l’hôpital, Sophie et moi ressentions une certaine gêne, même si nous faisions comme si de rien n’était. Un fou rire idiot fit renaître notre amitié. Nous nous trouvions dans le jardin de l’hôpital, profitant tous deux d’un moment de répit, Sophie me racontait une mésaventure arrivée à Luc. Deux blessés avaient été amenés en même temps aux Urgences. Luc faisait la course avec son brancard pour conduire le sien en premier au bloc opératoire. Au détour d’un couloir, il avait dû faire un brusque écart pour éviter l’infirmière en chef, et le patient avait glissé de la civière. Luc s’était jeté à terre pour amortir sa chute, opération réussie, mais le brancard lui avait roulé sur la figure. Il avait hérité de trois points de suture au front.
— Ton meilleur ami a été très courageux. Bien plus que toi le jour où tu t’es ouvert le doigt avec un scalpel en salle de dissection, avait-elle ajouté.
J’avais oublié cet épisode de notre première année d’études.
Je compris enfin comment Luc s’était fait cette blessure que j’avais constatée la veille. Il avait voulu me faire croire à une histoire de portes battantes prises en pleine figure. Sophie me fit jurer de ne pas lui révéler qu’elle avait vendu la mèche. Après tout, puisque c’était elle qui l’avait recousu, il était de fait son patient et elle était tenue au secret médical.
Je promis de ne pas la trahir. Sophie se leva, elle devait reprendre son service, je la rappelai pour lui faire à mon tour une confidence au sujet de Luc.
— Tu ne lui es pas insensible, tu sais ?
— Je sais, me dit-elle en s’éloignant.
Le soleil diffusait une douce chaleur, le temps de ma pose n’était pas encore totalement passé, je décidai de m’attarder un peu.
La petite fille à la marelle entra dans le jardin. Derrière les vitres du couloir, ses parents s’entretenaient avec le chef du service d’hématologie. La gamine avança vers moi, à sa façon de faire un pas en avant, un pas de travers, je devinai qu’elle cherchait à attirer mon attention. Quelque chose lui brûlait les lèvres.
— Je suis guérie, me confia-t-elle fièrement.
Combien de fois avais-je vu cette petite fille jouer dans le jardin de l’hôpital sans jamais me soucier du mal dont elle souffrait ?
— Je vais pouvoir rentrer chez moi.
— J’en suis très heureux pour toi, même si tu vas un peu me manquer. J’avais pris l’habitude de te voir jouer dans ce jardin.
— Et toi, tu vas bientôt pouvoir rentrer chez toi aussi ?
Juste après m’avoir dit cela, la petite fille éclata de rire, un rire au timbre de violoncelle.
Il est des petites choses que l’on laisse derrière soi, des moments de vie ancrés dans la poussière du temps. On peut tenter de les ignorer, mais ces petits riens mis bout à bout forment une chaîne qui vous raccroche au passé.
Luc avait préparé à dîner. Il m’attendait, affalé dans le fauteuil. En arrivant dans le studio, je me penchai sur sa blessure.
— Ça va, arrête de jouer au toubib, je sais que tu sais, dit-il en repoussant ma main. Alors vas-y, je te laisse cinq minutes pour te moquer de moi et après on passe à autre chose.
— La voiture qu’on a prise pour partir en week-end, tu m’aiderais à la louer ?
— Tu vas où ?
— Je voudrais retourner au bord de la mer.
— Tu as faim ?
— Oui.
— Tant mieux, parce que si tu veux que je te fasse quelque chose à manger, tu vas me dire pourquoi tu veux retourner là-
bas. Si tu préfères jouer les grands mystérieux, la station-service est encore ouverte. À cette heure-ci, avec un peu de chance, tu trouveras un sandwich.
— Qu’est-ce que tu veux que je te dise ?
— Ce qui t’est arrivé sur cette plage, parce que mon meilleur ami me manque. Tu as toujours été un peu ailleurs. J’en ai toujours pris mon parti, mais là, je t’assure, c’est plus supportable. Tu avais la fille la plus formidable qui soit et tu as été tellement crétin que, depuis ce fameux week-end, elle aussi est ailleurs.
— Tu te souviens de ces vacances où ma mère m’avait emmené au bord de la mer ?
— Oui.
— Tu te souviens de Cléa ?
— Je me souviens qu’à la rentrée tu me disais que désormais tu te moquais bien d’Élisabeth, que tu avais rencontré l’âme soeur, qu’elle serait un jour la femme de ta vie. Mais nous étions des gosses, tu t’en souviens aussi ? Tu crois qu’elle t’a attendu dans cette station balnéaire ? Reviens sur terre, mon vieux. Tu t’es conduit comme un imbécile avec Sophie.
— Ça doit t’arranger, non ?
— Cette pique est supposée vouloir dire quelque chose ?
— Je te demandais juste un tuyau pour louer une voiture.
— Tu la trouveras vendredi soir garée dans la rue, je te laisserai les clés sur le bureau. Il y a un gratin dans le frigo, tu n’as plus qu’à le réchauffer. Bonne nuit, je vais faire un tour.
La porte du studio se referma. Je m’approchai de la fenêtre pour appeler Luc et m’excuser. J’eus beau crier son nom, il ne se retourna pas et disparut au coin de la rue.
*
* *
Je m’étais arrangé pour prendre ma garde le vendredi afin d’être libéré dès les premières heures du samedi. Je rentrai chez moi au petit matin et trouvai les clés du break, comme Luc me l’avait promis.
Le temps de me glisser sous la douche et de me changer, je pris la route en fin de matinée. Je ne m’arrêtai que pour refaire le plein. La jauge avait bel et bien rendu l’âme et je devais faire des calculs de consommation moyenne afin d’estimer le moment où il faudrait ravitailler la voiture en essence. Au moins, cet exercice m’occupait. Depuis que j’étais parti, j’avais la désagréable sensation de sentir les ombres de Luc et de Sophie sur la banquette arrière.
J’arrivai devant la pension de famille en début d’après-midi.
La gérante fut étonnée de ma visite. Elle était désolée, la chambre que nous occupions avait trouvé un nouveau locataire et elle n’en avait aucune autre de libre. Je n’avais pas l’intention de passer la nuit ici. Je lui expliquai être revenu le temps de m’entretenir avec l’un de ses pensionnaires, un vieux monsieur qui se tenait très droit et à qui je voulais poser une question.
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