J’espère que tu as quelque chose à manger, parce que je crève de faim.


— Qu’est-ce que tu fais là ? lui demandai-je en lui ouvrant la porte de mon studio.

— Mon père m’a viré !

Luc a ôté son veston et s’est laissé tomber dans l’unique fauteuil de la pièce. Pendant que je lui ouvrais une boîte de thon et dressais un couvert sur la malle qui faisait office de table basse, Luc se raconta avec frénésie.

— Je ne sais pas ce qui lui est arrivé, à mon vieux. Tu sais, la nuit qui a suivi ton départ, après le pointage, je me suis étonné de ne pas le voir revenir au fournil. J’ai pensé qu’il ne s’était pas réveillé, j’étais même un peu inquiet pour tout te dire. J’ai ouvert la porte qui donne sur la ruelle et je l’ai trouvé assis sur sa chaise, il pleurait. Je lui ai demandé ce qui n’allait pas, il n’a pas voulu me répondre. Il a juste murmuré que c’était un coup de fatigue et m’a fait promettre d’oublier que je l’avais vu comme ça et de ne rien dire à ma mère. J’ai promis. Mais depuis ce soir-là, il n’était plus le même. D’habitude, il est plutôt dur avec moi au travail, je sais que c’est sa façon à lui de m’apprendre le métier, je ne peux pas lui en vouloir. Je crois que mon grand-père n’était pas bien facile avec lui. Mais là, chaque jour je le voyais de plus en plus gentil, presque aimable.

Lorsque je ratais la mise en forme des pains, au lieu de me houspiller, il venait près de moi et me montrait à nouveau comment faire, me disant chaque fois que ce n’était pas grave, que lui aussi commettait des erreurs. Je te jure que je n’en revenais pas. Un soir, il m’a même pris dans ses bras. J’ai cru qu’il perdait la tête. Je ne devais pas être loin du compte parce que avant-hier il m’a licencié comme un simple apprenti. À 6

heures du matin, il m’a regardé droit dans les yeux et il m’a dit que si j’étais aussi malhabile, c’est que la boulangerie ne devait pas être faite pour moi, qu’au lieu de perdre mon temps et de lui faire perdre le sien, je ferais mieux d’aller tenter ma chance en ville. Je n’avais qu’à choisir ma voie puisque c’était comme ça de nos jours qu’on devenait heureux. Il était en colère en me disant ça. À l’heure du déjeuner, il a annoncé à ma mère que je partais et il a fermé la boulangerie pour le reste de la journée.

Le soir, à table, personne n’a rien dit, maman pleurait. Enfin, côté salle à manger elle était en larmes, mais chaque fois que j’allais dans la cuisine, elle me rejoignait pour me prendre dans ses bras en me chuchotant qu’elle n’avait pas été aussi heureuse depuis longtemps. Ma mère se réjouissant que mon père me foute à la porte... Je te jure, mes parents ont perdu la boule !

J’ai regardé trois fois le calendrier pour vérifier que nous n’étions pas le 1er avril.

« Au matin, mon père est venu me chercher dans ma chambre, il m’a dit de m’habiller. On a pris sa voiture et on a roulé huit heures, huit heures sans échanger le moindre mot.

Sauf à midi quand il m’a demandé si j’avais faim. Nous sommes arrivés en début de soirée, il m’a déposé devant cet immeuble et m’a dit que tu habitais là. Comment il l’a su ? Même moi je l’ignorais ! Il est descendu de la voiture, a sorti mon sac du coffre et l’a posé à mes pieds. Puis il m’a tendu une enveloppe en me disant que ce n’était pas grand-chose mais que c’était le mieux qu’il pouvait faire et qu’avec ça je pourrais tenir quelque temps. Et puis il est remonté derrière son volant et il est parti.

— Sans rien te dire d’autre ? demandai-je.

— Si. Juste avant de démarrer, il m’a annoncé : « Si tu devais t’apercevoir que tu es aussi piètre médecin que boulanger, alors reviens et cette fois je t’apprendrai le métier pour de bon. » Tu y comprends quelque chose ?


J’ai débouché mon unique bouteille de vin, un cadeau de Sophie que nous n’avions pas bu le soir où elle me l’avait offert.

Je nous ai servi deux grands verres et, en trinquant, j’ai déclaré à Luc que non, je n’y comprenais rien.


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J’ai aidé mon ami à remplir tous les formulaires nécessaires à son inscription en première année de médecine, je l’ai accompagné au bureau des admissions où il a sacrifié une grande partie du pécule que lui avait remis son père.

La reprise des cours aurait lieu en octobre. Nous allions refaire des études ensemble. Nous ne serions plus assis côte à côte dans la même classe, mais nous pourrions nous voir de temps à autre dans le petit jardin de l’hôpital. Même sans marronnier ni panier de basket, nous en referions vite notre nouvelle cour de récréation.

La première fois que nous nous y sommes retrouvés, c’est moi qui ai remercié son ombre.


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Luc s’installa chez moi. Notre cohabitation était des plus faciles, nous vivions en horaires décalés. Il profitait de mon lit pendant que je faisais mes gardes de nuit et partait en cours lorsque je rentrais. Les rares fois où nous devions partager le studio, il étendait une couette sous la fenêtre, roulait une couverture en boule en guise d’oreiller et dormait comme un loir.

En novembre, il me confia qu’il s’était entiché d’une étudiante avec laquelle il révisait souvent. Annabelle avait cinq ans de moins que lui, mais il jurait qu’elle faisait plus femme que son âge.

Début décembre, Luc me demanda de lui rendre un immense service. Je frappai ce soir-là à la porte de Sophie qui m’accueillit dans son lit. La relation que Luc entretenait avec Annabelle finit par me rapprocher de Sophie. Je dormais de plus en plus souvent chez elle, et Annabelle de plus en plus souvent chez moi. Les dimanches soir, Luc nous conviait dans mon studio et se mettait aux fourneaux, nous faisant profiter de ses talents de pâtissier. Je ne compte plus les quiches et tourtes que nous avons dégustées. À la fin du dîner, Sophie et moi laissions Luc et Annabelle « réviser leurs cours » en toute intimité.


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Je n’avais pas revu ma mère depuis l’été, elle avait annulé sa visite automnale. Elle se sentait fatiguée et avait préféré s’épargner le voyage. Dans sa lettre, elle m’écrivait que, tout comme elle, la maison vieillissait. Elle avait commencé à la repeindre, et les odeurs de solvants avaient fini par l’incommoder. Au téléphone, elle m’avait assuré qu’il n’y avait aucune raison de s’inquiéter. Quelques semaines de repos et tout irait bien à nouveau. Elle m’avait fait jurer de venir la voir à Noël, et Noël approchait.

J’avais acheté son cadeau, pris mon billet de train et négocié de ne pas être de garde le 24 décembre. Un chauffeur d’autobus et une plaque de verglas ruinèrent mes projets. Une embardée incontrôlable, au dire des témoins, le bus avait heurté un parapet avant de se coucher sur le flanc. Quarante-huit victimes à l’intérieur, seize sur le trottoir. Je préparais mon sac quand mon biper s’était mis à vibrer sur la table de nuit. J’appelai l’hôpital, tous les externes étaient mobilisés.

Le hall des Urgences était plongé dans un véritable chaos, les infirmières étaient débordées, les box d’examen tous occupés et le personnel courait en tout sens. Les blessés les plus graves attendaient leur tour pour entrer au bloc opératoire, les moins atteints patientaient sur des civières dans le couloir. Luc, en qualité de brancardier, faisait la navette entre les ambulances qui ne cessaient d’arriver et la salle de triage. C’était la première fois que nous travaillions ensemble. Il était pâle et, dès qu’il passait devant moi, je le surveillais attentivement.

Lorsque les pompiers lui confièrent un homme dont le tibia et le péroné sortaient à angle droit du mollet, je le vis se retourner vers moi, le visage verdâtre, et glisser lentement contre les portes du sas avant de s’effondrer de tout son long sur le carrelage à damier. Je me précipitai pour le relever et l’installai sur un fauteuil de la salle d’attente, le temps qu’il recouvre ses esprits.

La tourmente dura une bonne partie de la nuit. Au petit matin, les Urgences ressemblaient à un hôpital militaire quelques heures après la bataille. Le sol était maculé de sang et jonché de compresses. Le calme revenu, l’équipe d’urgentistes s’affairait à remettre un peu d’ordre.

Luc n’avait pas quitté le fauteuil où je l’avais laissé. Je vins m’asseoir à côté de lui. Il se tenait la tête entre les genoux. Je le forçai à se redresser et à me regarder.

— C’est fini, lui dis-je. Tu viens de vivre ton baptême du feu et, contrairement à ce que tu penses, tu t’en es plutôt bien tiré.

Luc soupira, il fit un tour d’horizon et se précipita au-dehors pour se vider l’estomac. Je le suivis afin d’aller le soutenir.

— Qu’est-ce que tu disais sur la façon dont je m’en suis tiré ?

demanda-t-il en s’adossant au mur.

— C’était une sacrée nuit de Noël, je t’assure que tu as été très bien.

— Je me suis comporté comme une merde, tu veux dire, j’ai tourné de l’oeil et je viens de vomir ; pour un étudiant en médecine, j’imagine que c’est du plus bel effet.

— Si cela peut te rassurer, je me suis évanoui le premier jour où je suis entré en salle de dissection.

— Merci de m’avoir prévenu, mon premier cours de dissection a lieu lundi prochain.

— Tout se passera bien, tu verras.

Luc me lança un regard incendiaire.

— Non, rien ne se passe bien. Je pétrissais de la pâte, pas de la chair fraîche, je découpais des pains, pas des chemises et des pantalons ensanglantés et, surtout, je n’ai jamais entendu une brioche hurler à la mort, même quand je lui plantais un couteau dans le bonnet. Je me demande si je suis vraiment fait pour ça, mon vieux.


— Luc, la plupart des étudiants en médecine connaissent ce genre de doute. Tu t’habitueras avec le temps. Tu n’imagines pas combien c’est gratifiant de soigner quelqu’un.