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Le petit patient de Sophie n’est pas sorti de l’hôpital. Cinq jours après qu’il eut commencé à se réalimenter, des complications se développèrent et il fallut le perfuser à nouveau. Au cours d’une nuit, il eut une hémorragie intestinale, l’équipe de réanimation fit tout son possible, sans succès. C’est Sophie qui annonça son décès aux parents, ce rôle était normalement dévolu à l’interne de service mais elle se trouvait seule, assise au pied d’un lit vide quand les parents entrèrent dans la chambre 302.
J’appris la nouvelle alors que je prenais ma pause dans le jardin. Sophie me rejoignit ; impossible de trouver les mots justes pour la consoler. Je la serrai très fort contre moi. Le conseil que Fernstein m’avait prodigué dans le couloir de l’hôpital me hantait. Impuissant à guérir, impuissant à consoler, j’aurais voulu pouvoir frapper à la porte de son bureau et lui demander de l’aide, mais ces choses-là ne se font pas.
La petite fille à la marelle se présenta devant nous. Elle nous regardait fixement, frappée par notre chagrin. Sa mère entra dans le jardin, s’installa sur un banc et l’appela. La petite fille nous jeta un dernier coup d’oeil avant de la rejoindre. La mère posa sur le banc une boîte en carton. La petite fille défit le noeud de la ficelle et sortit de la boîte un pain au chocolat, la maman attrapa un éclair au café.
— Ce week-end, ne prends aucune garde, dis-je à Sophie. Je t’emmène loin d’ici.
5.
Ma mère nous attendait sur le quai de la gare. J’avais fait de mon mieux pour apaiser Sophie, j’avais eu beau lui répéter durant tout le trajet qu’elle n’avait aucun jugement à redouter de sa part, rencontrer ma mère la terrifiait. Elle n’avait cessé de remettre ses cheveux en ordre et quand elle ne tirait pas sur son pull-over, elle ajustait le pli de sa jupe. C’était la première fois que je la voyais vêtue autrement qu’en pantalon. Cette touche de féminité semblait l’incommoder, Sophie avait adopté un style garçon manqué et le cultivait tel un rempart.
Maman eut la délicatesse de lui souhaiter la bienvenue avant de me prendre dans ses bras. Je découvris qu’elle s’était acheté une petite voiture, une occasion qui ne payait pas de mine, mais maman s’y était suffisamment attachée pour l’avoir affublée d’un petit nom. Ma mère donnait facilement des noms aux objets. Je l’ai surprise un jour à souhaiter une bonne journée à la théière qu’elle essuyait méticuleusement, avant de la ranger sur le rebord de la fenêtre, le bec verseur tourné vers l’extérieur pour qu’elle profite de la vue. Et dire qu’elle m’a toujours reproché d’avoir trop d’imagination.
Dès que nous arrivâmes à la maison, la fameuse théière, baptisée Marceline en souvenir d’une vieille tante qui portait ce prénom, reprit du service. Un quatre-quarts aux pommes nappé de sirop d’érable nous attendait sur la table du salon. Maman nous posa mille questions sur nos emplois du temps, nos soucis et nos joies. Parler ainsi de nos vies à l’hôpital ravivait des souvenirs auxquels elle tenait. Elle qui jamais ne me parlait de son métier en rentrant le soir raconta sans se faire prier une foison d’anecdotes sur son passé d’infirmière, mais en s’adressant toujours à Sophie.
Au cours de la conversation, elle nous demanda sans cesse jusqu’à quand nous pensions rester. Sophie, qui avait fini par décroiser les jambes et se tenir moins droite, vint enfin à ma rescousse, répondant à son tour à quelques-unes des mille questions.
Profitant de ce répit, j’attrapai nos bagages pour les monter à l’étage. Alors que je grimpais l’escalier, ma mère me cria qu’elle avait préparé la chambre d’amis pour Sophie et mis une parure de draps neufs sur mon lit. Et puis elle ajouta qu’il était peut-
être devenu trop petit pour moi. Je souriais en gravissant les dernières marches.
La journée était belle, maman nous proposa d’aller prendre l’air pendant qu’elle préparerait le dîner. J’emmenai Sophie découvrir la ville de mon enfance. Il n’y avait pas grand-chose à lui montrer.
Nous suivions ce chemin que j’avais parcouru tant de fois, rien n’avait changé. Je passai devant un platane dont j’avais griffé l’écorce à la pointe d’un canif un jour de mélancolie. La cicatrice s’était refermée, emprisonnant dans la veine du bois une inscription dont j’étais pourtant très fier à l’époque :
« Élisabeth est moche. »
Sophie me demanda de lui parler de mon enfance. Elle avait passé la sienne dans une capitale, l’idée de lui avouer que notre activité du samedi consistait à nous rendre au supermarché ne m’enchantait pas. Quand elle voulut savoir comment j’occupais mes journées, je poussai la porte d’une boulangerie et lui répondis.
— Viens, je vais te montrer.
La mère de Luc était assise derrière sa caisse. Lorsqu’elle me vit, elle abandonna son tabouret, fit le tour de son comptoir et se précipita dans mes bras.
Oui, j’avais grandi, c’était inévitable, et puis il était temps.
J’avais mauvaise mine, peut-être à cause de mes joues mal rasées. Pour sûr, j’avais perdu du poids. La grande ville, ce n’est pas bon pour la santé. Si les étudiants en médecine tombaient malades, qui allait soigner les gens ?
La mère de Luc était joyeuse en nous offrant toutes les pâtisseries dont nous aurions envie.
Elle s’arrêta de parler pour regarder Sophie et me fit un sourire complice. Comme j’avais de la chance, elle était bien jolie.
Je demandai des nouvelles de Luc. Mon copain dormait juste au-dessus ; les horaires des étudiants en médecine n’ont rien à envier à ceux des apprentis boulangers. Elle nous pria de bien vouloir garder la boulangerie pendant qu’elle allait le chercher.
— Tu sais encore comment accueillir un client ! dit-elle en me lançant un clin d’oeil avant de disparaître dans l’arrière-boutique.
— Qu’est-ce que nous faisons ici exactement ? questionna Sophie.
Je m’installai derrière le comptoir.
— Tu veux un éclair au café ?
Luc arriva, les cheveux en bataille. Sa mère n’avait rien dû lui dire, car il écarquilla les yeux en me voyant.
J’aurais juré qu’il avait davantage vieilli que moi. Lui non plus n’avait pas bonne mine, peut-être à cause de la farine sur ses joues.
Nous ne nous étions pas revus depuis mon départ et cette longue absence se ressentait. Chacun cherchait ses mots, la phrase qu’il convenait de dire. Une distance s’était créée, il fallait que l’un de nous fasse un premier pas, même si la pudeur nous retenait tous deux. Je lui ai tendu la main, il m’a ouvert les bras.
— Mon salaud, tu étais où tout ce temps-là ? Tu en as tué combien, des patients, pendant que je faisais des pains au chocolat ?
Luc a défait son tablier. Pour une fois, son père pourrait bien se débrouiller sans lui.
Nous sommes allés nous promener en compagnie de Sophie, et sans que nous nous en rendions compte, nos pas nous ramenèrent sur le chemin où notre amitié était née, là où elle avait connu ses plus belles années.
Devant les grilles de l’école nous regardions, silencieux, la cour de récréation. À l’ombre d’un grand marronnier, je crus voir l’ombre d’un petit garçon malhabile qui ramassait des feuilles. Le vieux banc était inoccupé. J’aurais voulu entrer et pouvoir avancer jusqu’à la remise.
J’avais laissé mon enfance ici. Que les marronniers en témoignent, j’avais tout fait pour la quitter, un voeu, toujours le même, à chaque étoile filante lorsqu’elles sillonnaient le ciel à la mi-août. J’avais tant souhaité sortir de ce corps trop étroit, alors pourquoi Yves me manquait-il autant cet après-midi-là ?
— On a fait les quatre cents coups ici, dit Luc en se forçant à rigoler. Tu te souviens ce qu’on a pu se marrer !
— Pas tous les jours non plus, lui répondis-je.
— Non, pas tous les jours, mais quand même...
Sophie toussota, non qu’elle s’ennuyât en notre compagnie, mais l’idée d’aller profiter des derniers rayons du soleil dans le jardin la tentait. Elle était certaine de retrouver le chemin ; après tout, il suffisait d’aller tout droit. Et puis, elle tiendrait un peu compagnie à ma mère, dit-elle en s’en allant.
Luc attendit qu’elle s’éloigne et siffla entre ses dents.
— Tu ne t’ennuies pas, mon salaud. J’aurais aimé, comme toi, poursuivre des études, faire un tour de manège supplémentaire, dit-il en soupirant.
— Tu sais, la fac de médecine, ce n’est pas vraiment Luna Park.
— La vie active non plus, tu sais. Enfin, on porte tous les deux une blouse blanche au travail, ça nous fait encore un point commun.
— Tu es heureux ? lui demandai-je.
— Je travaille avec mon père, ce n’est pas facile tous les jours, j’apprends un métier. Je commence à gagner un peu ma vie, et puis je m’occupe de ma petite soeur, elle a bien grandi. Les horaires sont durs à la boulangerie, mais je ne peux pas me plaindre. Oui, je crois que je suis heureux.
Pourtant, la lumière qui brillait jadis dans tes yeux me semblait éteinte, j’avais l’impression que tu m’en voulais d’être parti, de t’avoir laissé.
— Et si on passait la soirée ensemble ? proposai-je.
— Ta mère ne t’a pas vu depuis des mois, et puis ta copine, tu en ferais quoi ? Ça fait longtemps, vous deux ?
— Je ne sais pas, répondis-je à Luc.
— Tu ne sais pas depuis combien de temps tu sors avec elle ?
— Sophie et moi c’est une amitié amoureuse, marmonnai-je.
En réalité, j’étais bien incapable de me souvenir à quand remontait notre tout premier baiser. Nos lèvres avaient glissé un soir où j’étais venu lui dire au revoir en finissant ma garde, mais il faudrait que je pense à lui demander si elle considérait cela comme une première fois. Un autre jour, alors que nous nous promenions au parc, je lui avais offert une glace et, tandis que j’ôtais du doigt un éclat de chocolat sur ses lèvres, elle m’avait embrassé. Peut-être était-ce ce jour-là que notre amitié avait dérapé. Était-il si important de se souvenir du premier instant ?
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