J’attrapai Sophie par le bras et l’empêchai de partir.

— Quelques minutes au grand air ne peuvent pas lui faire de mal. Je suis certain que tu dois avoir d’autres patients à visiter, laisse-les-moi tous les deux, je peux les surveiller pendant ma pause. Ne t’inquiète pas, je veille au grain.

Sophie rejoignit l’aile de pédiatrie. Je m’approchai des enfants, ôtai les sangles qui retenaient le petit garçon à son fauteuil et le portai dans mes bras jusqu’au carré de pelouse. Je m’y installai, l’asseyant sur mes genoux, dos tourné aux derniers rayons du soleil. La petite fille retourna à son jeu, ainsi que nous en étions convenus.

— Qu’est-ce qui te fait si peur, mon bonhomme, pourquoi te laisses-tu dépérir ?

Il releva les yeux sans rien dire. Son ombre si frêle se fondait à la mienne. L’enfant s’abandonna au creux de mes bras et posa sa tête sur mon torse. J’ai prié pour que revienne l’ombre de mon enfance, cela faisait si longtemps.


Aucun enfant au monde n’aurait pu inventer ce que j’allais entendre. Je ne sais pas qui de lui ou de son ombre me le murmura, j’avais perdu l’habitude de ce genre de confidences.


Je portai le petit garçon jusqu’à son fauteuil et rappelai la petite fille pour qu’elle revienne à ses côtés avant le retour de Sophie, puis je retournai m’installer sur le banc.

Lorsque Sophie me rejoignit, je lui racontai que la championne de saut à la marelle et son jeune patient avaient sympathisé. Elle avait même réussi à lui faire dire ce qui le traumatisait et accepté de me le révéler. Sophie me regarda, interloquée.

Le petit garçon s’était entiché d’un lapin, un animal devenu son confident, son meilleur ami. Seulement voilà, deux semaines plus tôt, le lapin s’était fait la belle et le soir de sa disparition, à la fin du dîner, la mère de l’enfant avait demandé à sa famille si l’on avait apprécié le civet qu’elle avait cuisiné.

L’enfant en conclut aussitôt que son lapin était mort et qu’il l’avait bouffé. Dès lors, il n’avait plus qu’une idée en tête, expier sa faute et rejoindre son meilleur ami là où il devait se trouver.

On devrait peut-être réfléchir à deux fois avant de dire aux enfants que ceux qui meurent s’en vont vivre, sans eux, au ciel.

Je me levai et laissai Sophie, pantoise, sur son banc.

Maintenant que j’avais découvert le problème, l’important était de réfléchir à la façon de le résoudre.


À la fin de ma garde, je trouvai un mot dans mon casier, Sophie m’ordonnait de la rejoindre chez elle, quelle que soit l’heure de la nuit.


*

* *


J’ai sonné à sa porte à 6 heures du matin. Sophie m’accueillit, les yeux gonflés de sommeil ; elle portait pour seul vêtement une chemise d’homme. Je la trouvais plutôt séduisante dans cette tenue, même si cette chemise n’était pas à moi.

Elle me servit une tasse de café dans sa cuisine et me demanda comment j’avais réussi là où trois psychologues avaient échoué.

Je lui rappelai que les enfants ont un langage que nous avons oublié, une façon bien à eux de communiquer.

— Et tu avais imaginé qu’il se confierait à cette gamine !

— J’espérais que la chance nous sourirait, une chance, même infime, cela vaut le coup de la tenter, non ?

Sophie m’interrompit pour me confondre dans mon mensonge. La petite fille lui avait avoué qu’elle jouait à la marelle pendant que j’étais resté avec son patient.

— C’est sa parole contre la mienne, répondis-je en souriant à Sophie.

— C’est drôle, répliqua-t-elle aussi sec, je lui ferais plutôt confiance à elle qu’à toi.

— Je peux savoir qui t’a offert cette chemise ?

— Je l’ai achetée dans une friperie.

— Tu vois, tu mens aussi mal que moi.

Sophie se leva et se rendit à la fenêtre.

— J’ai appelé ses parents hier à midi, ce sont des gens de la campagne, ils ne soupçonnaient pas que leur fils s’était autant attaché à ce lapin et voyaient encore moins pourquoi à celui-là en particulier. Ils ne comprennent pas. Pour eux, on élève les lapins pour les manger.

— Demande-leur dans quel état ils seraient si on les avait obligés à manger leur chien.

— Ça ne sert à rien de les blâmer, ils sont dévastés. La mère ne cesse de pleurer et le père n’en mène pas large. Tu as une idée pour sortir leur enfant de cette impasse ?

— Peut-être. Qu’ils trouvent un très jeune lapin, aussi roux que l’original, et qu’ils nous l’amènent au plus vite.


— Tu veux faire entrer un lapin à l’hôpital ? Si le chef de clinique l’apprend, c’est ton idée, moi je ne te connais pas.

— Je ne t’aurais pas dénoncée. Tu peux enlever cette chemise maintenant ? Je la trouve assez moche.


*

**


Tandis que Sophie prenait sa douche, je somnolais sur son lit, j’étais bien trop épuisé pour rentrer chez moi. Elle commençait son service une heure plus tard et j’en avais dix devant moi pour récupérer un peu de sommeil. Nous nous verrions à l’hôpital, cette nuit je travaillais aux Urgences, elle à l’étage de pédiatrie, nous serions tous deux de garde mais dans deux bâtiments différents.

À mon réveil, je trouvai une assiette de fromages sur la table de la cuisine et un petit mot. Sophie m’invitait à passer la voir dans son service si j’en avais le temps. En lavant mon assiette, j’aperçus dans la poubelle la chemise qu’elle portait en m’accueillant.


J’arrivai aux Urgences à minuit, l’intendante des admissions m’annonça que la soirée était calme, j’aurais presque pu rester chez moi, me dit-elle en inscrivant mon nom au tableau des externes de service.

Personne ne peut expliquer pourquoi certaines nuits, les Urgences débordent de monde en souffrance tandis que d’autres, rien ou presque ne se passe. Vu mon état de fatigue, je n’allais pas m’en plaindre.

Sophie me rejoignit à la cafétéria. Je m’étais assoupi, la tête posée sur mes bras, le nez contre la table. Elle me réveilla d’un coup de coude.

— Tu dors ?

— Plus maintenant, répondis-je.


— Mes fermiers ont trouvé la perle rare, un lapereau roux, exactement comme tu l’avais demandé.

— Où sont-ils ?

— Dans un hôtel du quartier, ils attendent mes instructions.

Je suis externe en pédiatrie, pas vétérinaire, si tu pouvais m’éclairer sur la suite de ton plan, ça m’aiderait beaucoup.

— Appelle-les, dis-leur de se présenter aux Urgences, j’irai les accueillir.

— À 3 heures du matin ?

— Tu as déjà vu le chef de clinique se promener dans les couloirs à 3 heures du matin ?

Sophie chercha le numéro de l’hôtel dans le petit carnet noir qu’elle gardait toujours dans la poche de sa blouse. Je filai vers le sas des Urgences.

Les parents de son jeune patient avaient l’air hagard. Qu’on leur demande de se réveiller au milieu de la nuit pour apporter un lapin à l’hôpital les étonnait autant que Sophie. Le petit mammifère était caché dans la poche du manteau de la mère, je les fis entrer et les présentai à l’intendante des admissions. Un oncle et une tante de province de passage en ville, venus me rendre visite. Elle ne s’étonna pas outre mesure de l’heure étrange de cette réunion familiale. Pour surprendre quelqu’un qui travaille aux Urgences d’un centre hospitalier, il en faut bien plus que cela.

Je conduisis les parents à travers les couloirs, veillant à éviter les infirmières de garde.

En chemin, j’expliquai à la mère du petit garçon ce que j’attendais d’elle. Nous arrivâmes au palier de l’aile de pédiatrie.

Sophie nous y attendait.

— J’ai envoyé l’infirmière de service me chercher un thé au distributeur de la cafétéria, je ne sais pas ce que tu as l’intention de faire, mais fais-le vite. Elle ne tardera pas à revenir. Je nous donne vingt minutes tout au plus, annonça Sophie.

La maman entra seule avec moi dans la chambre de son fils.

Elle s’assit sur le lit et lui caressa le front pour le réveiller. Le petit garçon ouvrit les yeux et vit sa mère, comme dans un rêve.

Je m’assis de l’autre côté.

— Je ne voulais pas te réveiller mais j’ai quelque chose à te montrer, lui dis-je.

Je lui promis qu’il n’avait pas mangé son lapin et que ce dernier n’était pas mort. Il avait eu un bébé, et ce salaud s’était aussitôt fait la belle pour aller convoler avec une autre lapine.

Certains pères font des choses comme ça.

— Le tien attend dans le couloir, tout seul derrière cette porte au beau milieu de la nuit, parce qu’il t’aime plus que tout au monde, comme il aime ta mère d’ailleurs. Maintenant, au cas où tu ne me croirais pas, regarde !

La mère sortit le lapereau de sa poche et le posa sur le lit de son fils, le retenant entre ses mains. L’enfant fixa l’animal. Il avança lentement la main et lui caressa la tête, la maman le lui confia, le contact était noué.

— Ce petit lapin n’a plus personne pour veiller sur lui, il a besoin de toi. Et si tu ne retrouves pas tes forces, il va dépérir. Il faut vraiment que tu recommences à t’alimenter, pour t’occuper de lui.

J’ai laissé l’enfant en compagnie de sa mère. Une fois dans le couloir, j’ai invité son père à les rejoindre, j’avais bon espoir que mon stratagème fonctionne. Cet homme, à l’apparence bourrue, me prit dans ses bras et me serra contre lui. Pendant un court instant, j’aurais voulu être ce petit garçon qui allait retrouver son père.


*

* *


En arrivant le surlendemain à l’hôpital, je découvris un message dans mon casier. Il émanait de la secrétaire de mon chef de service : j’étais prié de me présenter illico à son bureau.

Ce genre de convocation était une première pour moi, j’en touchai deux mots à Sophie. L’infirmière de garde avait trouvé des poils de lapin sur la literie du petit patient de la chambre 302, l’enfant avait vendu la mèche contre un jus de fruits et des céréales.