Peut-être que tu répondras à cette carte postale, peut-être que je trouverai une lettre de toi en rentrant à la maison, peut-être que tu viendras me chercher ?

Je crois que j’en ai marre des peut-être.


Ton fils qui t’aime quand même.


J’ai traîné les pieds jusqu’à la boîte aux lettres. Tant pis si j’ignorais où vivait mon père. J’ai fait comme pour Noël, je l’ai postée, sans timbre ni adresse.


*

* *


Sur l’étal du bazar pendait un joli cerf-volant en papier de Chine. Il avait la forme d’un aigle. J’ai dit au marchand que maman viendrait le payer plus tard. J’ai une tête qui inspire confiance, je suis parti avec mon cerf-volant sous le bras.

Quarante mètres de fil, c’était inscrit sur l’emballage. À

quarante mètres du sol, on doit voir toute la station balnéaire, le clocher de l’église, la rue du marché, le manège de chevaux de bois et la route qui file vers la campagne. Si on lâche la ficelle, on doit découvrir tout le pays, et si les vents sont favorables, faire le tour de la terre, voir de très haut ceux qui vous manquent. J’aurais voulu être un cerf-volant.

Mon aigle grimpait joliment, la bobine de fil n’était pas complètement dévidée, mais il volait fièrement dans le ciel. Son ombre se promenait sur le sable, les ombres de cerfs-volants sont des ombres mortes, ce ne sont que des taches. Quand j’en ai eu assez, j’ai ramené l’oiseau à moi, lui ai replié les ailes et nous sommes rentrés. En arrivant à la maison d’hôtes, j’ai cherché un endroit où le cacher, et puis j’ai changé d’avis.

J’ai pris un sérieux savon après avoir présenté à maman le cadeau qu’elle m’avait offert. Elle a menacé de le jeter à la poubelle, puis elle a eu une idée encore plus cruelle : me forcer à le rapporter au marchand du bazar et trouver les mots pour excuser, je cite, ma conduite inexcusable. J’ai usé de mon sourire contrit dévastateur, mais il n’a pas du tout dévasté ma mère. J’ai dû aller me coucher sans manger, ça n’avait aucune importance, quand je suis contrarié je n’ai pas faim.


*

* *


Le lendemain, à 10 h 30, garée devant le bazar de la plage, maman a ouvert la portière de la voiture et m’a lancé d’un air menaçant :

— Allez, sors de là, et dépêche-toi, tu sais ce que tu dois faire !

Mon supplice avait débuté après le petit déjeuner. Il avait fallu rembobiner le fil pour que la bobine soit impeccablement enroulée, replier les ailes de mon aigle et les nouer avec un ruban que maman m’avait donné. Le trajet s’était passé dans un silence solennel. La suite de l’épreuve consistait à traverser l’esplanade jusqu’au bazar, et à rendre le cerf-volant au marchand en m’excusant d’avoir abusé de sa confiance. Je me suis éloigné, les épaules lourdes, mon cerf-volant sous le bras.

Depuis la voiture, maman avait l’image, mais pas le son. Je me suis approché du marchand, prenant un air de martyr, et lui ai dit que ma mère n’avait plus de sous pour mon anniversaire et qu’elle ne pouvait pas lui payer mon aigle. Le marchand m’a répondu que c’était pourtant un cadeau qui ne coûtait pas bien cher. J’ai répliqué que ma mère était tellement radine que « pas cher » n’existait pas dans son vocabulaire. J’ai ajouté que j’étais vraiment désolé, le cerf-volant était comme neuf, il n’avait volé qu’une fois et encore, pas très haut. Je lui ai proposé de l’aider à ranger son magasin pour le dédommager. J’ai imploré sa clémence, si je repartais sans avoir résolu le problème, je n’aurais pas non plus de cadeau à Noël. Mon plaidoyer avait dû être convaincant, le marchand semblait tout chamboulé. Il a jeté un regard noir vers ma mère et m’a fait un clin d’oeil en m’affirmant qu’il se faisait un plaisir de me l’offrir, ce cerf-volant. Il voulait même aller en toucher deux mots à maman mais je l’ai convaincu que c’était pas une bonne idée. Je l’ai remercié plusieurs fois et je lui ai demandé de bien vouloir garder mon cadeau, je repasserais le prendre un peu plus tard.

Je suis retourné à la voiture, jurant que j’avais rempli ma mission. Ma mère m’a autorisé à aller jouer sur la plage et elle s’en est allée.

Je n’étais pas vraiment fier d’avoir dit des horreurs sur elle, mais je n’étais pas fâché non plus de m’être vengé.

Dès que sa voiture a disparu, je suis allé récupérer mon aigle et j’ai filé sur la plage où la marée était basse. Faire voler un aigle en entendant craquer les coquillages sous ses pieds a quelque chose d’assez divin.

Le vent était plus fort que la veille, la bobine se dévidait à toute vitesse. En tirant d’un coup sec sur le fil, j’ai réussi ma première figure, un quart de « 8 » presque parfait. L’ombre du cerf-volant glissait au loin sur le sable. Soudain, j’ai découvert à mes côtés une ombre familière. J’ai failli lâcher mon aigle. Cléa se tenait à ma droite.

Elle a posé sa main sur la mienne, pas pour la retenir mais pour s’emparer de la poignée du cerf-volant. Je la lui ai confiée, le sourire de Cléa était irrésistible et j’aurais été bien incapable de lui refuser quoi que ce soit.

Ce ne devait pas être son premier coup d’essai. Cléa maniait le cerf-volant avec une agilité à couper le souffle. Des « 8 »

complets qui s’enchaînaient, des « S » impeccables. Cléa avait le don de la poésie aérienne, elle arrivait à dessiner des lettres dans le ciel. Quand j’ai enfin compris ce qu’elle faisait, j’ai lu :

« Tu m’as manqué. » Une fille qui réussit à vous écrire « Tu m’as manqué » avec un cerf-volant, on ne peut jamais l’oublier.

Cléa a posé l’aigle sur la plage, elle s’est tournée vers moi et s’est assise sur le sable mouillé. Nos ombres étaient jointes.

Celle de Cléa s’est penchée vers moi.

— Je ne sais pas ce qui me fait le plus mal, les moqueries que je devine dans mon dos ou les regards condescendants qui s’affichent devant moi. Qui s’attachera un jour à une fille qui ne peut pas parler, à une fille qui pousse des cris quand elle rit ?

Qui me rassurera quand j’aurai peur ? Et j’ai déjà tellement peur que je n’entends plus rien, même dans ma tête. J’ai peur de grandir, je suis seule, et mes jours ressemblent à des nuits sans fin que je traverse comme une automate.


Aucune fille au monde n’oserait dire des choses pareilles à un garçon qu’elle connaît à peine. Cette phrase, Cléa ne l’a pas prononcée, c’est son ombre qui me l’a soufflée sur la plage et j’ai enfin compris pourquoi je l’avais entendue appeler au secours.

— Si tu savais, Cléa, que pour moi tu es la plus jolie fille du monde, celle dont les cris rauques effacent les ciels de grisaille, celle dont la voix sonne comme un violoncelle. Si tu savais qu’aucune fille au monde ne sait faire virevolter les cerfs-volants comme toi.

Cette phrase, je l’ai murmurée dans ton dos pour que tu ne l’entendes pas. Face à toi c’est moi qui étais devenu muet.


Nous nous sommes retrouvés chaque matin sur la jetée, Cléa allait chercher mon cerf-volant au bazar de la plage et nous filions ensemble vers le vieux phare abandonné où nous passions le reste de la journée.

J’inventais des histoires de pirates. Cléa m’apprenait à parler avec les mains, je découvrais la poésie d’un langage que si peu comprennent. Accroché par son fil à la balustrade de la tourelle, l’aigle tournoyait toujours plus haut, jouant dans le vent.

À midi, Cléa et moi nous adossions au pied de la lanterne et partagions le pique-nique préparé par maman. Ma mère savait, nous n’en parlions jamais le soir mais elle avait deviné la complicité qui me liait à la petite fille qui ne parle pas, comme l’appelaient les gens du village. C’est fou ce que les adultes ont peur des mots. Pour moi, « muette » était bien plus joli.

Parfois, après le déjeuner, Cléa s’endormait la tête posée sur mon épaule. C’était je crois le meilleur moment de ma journée, l’instant où elle s’abandonnait. C’est bouleversant quelqu’un qui s’abandonne. Je la regardais dormir, me demandant si elle retrouvait l’usage de la parole dans ses rêves, si elle entendait le timbre clair de sa voix. Chaque fin d’après-midi, nous échangions un baiser avant de nous quitter. Six jours inoubliables.


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* *


Mes courtes vacances approchaient de leur fin, maman commençait à préparer les valises pendant que je prenais mon petit déjeuner, nous allions bientôt quitter la chambre d’hôtes.

Je l’ai suppliée de rester plus longtemps, mais nous devions prendre le chemin du retour si elle voulait garder son travail.

Maman a promis que nous reviendrions l’an prochain. Il peut se passer tellement de choses en un an.

Je suis allé dire au revoir à Cléa. Elle m’attendait au pied du phare, elle a tout de suite compris pourquoi je faisais une drôle de tête et elle n’a pas voulu que nous montions. Cléa a fait un geste pour me dire de partir et m’a tourné le dos. J’ai pris dans ma poche un petit mot que j’avais rédigé en cachette la veille au soir, un petit mot où je lui confiais toutes mes pensées. Elle n’a pas voulu le prendre. Alors je l’ai attrapée par la main et je l’ai entraînée vers la plage.

Du bout du pied, j’ai tracé la moitié d’un coeur sur le sable, j’ai roulé ma feuille de papier en cône et l’ai plantée au milieu de mon dessin, et puis je suis parti.

Je ne sais pas si Cléa a changé d’avis, si elle a terminé mon dessin sur le sable. Je ne sais pas si elle a lu mon mot.


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Sur la route du retour, il m’est arrivé de souhaiter qu’elle n’y ait pas touché et que ma lettre ait été emportée par la marée.

Par pudeur peut-être. J’avais écrit qu’elle était celle à qui je penserais en m’éveillant, je lui avais promis qu’en fermant les yeux le soir je verrais apparaître les siens, immenses dans la profondeur de la nuit, comme un vieux phare qui, fier d’avoir été adopté, aurait rallumé sa lanterne. C’était probablement maladroit de ma part.