— Je comprends, ai-je marmonné, vous allez me manquer, j’aimais bien vous avoir pour copain.

— Toi aussi tu me manqueras, nous nous reverrons peut-être un jour.

— Peut-être. Vous allez faire quoi ?

— Tenter ma chance ailleurs, j’ai un vieux rêve à réaliser, et une promesse à tenir. Si je te dis ce que c’est, tu sauras te taire ?

Juré ?

J’ai craché par terre.

Yves m’a murmuré son secret à l’oreille, mais comme c’est un secret, motus et bouche cousue. Je suis quelqu’un de parole.

On s’est serré la main, on avait décidé que c’était mieux de se dire au revoir tout de suite. Vendredi, ce serait trop triste.

Comme ça, on avait quelques jours pour s’habituer à l’idée de ne plus se voir.

En rentrant, je suis monté dans le grenier et j’ai relu la lettre de maman. C’est peut-être cette phrase où elle m’écrit que son plus grand souhait serait que je sois épanoui plus tard ; qu’elle espère que je trouverai un métier qui me rendra heureux et que quels que soient les choix que je ferai dans ma vie, tant que j’aimerai et que je serai aimé, j’aurai réalisé tous les espoirs qu’elle fonde en moi.

Oui, ce sont peut-être ces lignes-là qui ont libéré Yves des chaînes qui le retenaient à son enfance.

Pendant un temps, j’ai regretté d’avoir partagé la lettre de ma mère avec lui. Ça m’a coûté un copain.


Mme la directrice et les professeurs ont organisé une petite fête d’adieu. La cérémonie s’est tenue à la cantine. Yves était beaucoup plus populaire qu’il ne l’imaginait, tous les parents d’élèves sont venus et je crois que ça l’a beaucoup ému. J’ai demandé à maman qu’on s’en aille. Le départ d’Yves, je n’avais envie de le vivre avec personne.


C’était un soir sans lune, inutile de traîner au grenier. Mais dans les plis des rideaux de ma chambre, alors que je m’endormais, j’ai entendu la voix de l’ombre d’Yves me dire merci.


*

* *


Depuis qu’Yves est parti, je ne vais plus me promener autour de l’ancienne remise. Je me suis rendu compte que les lieux aussi avaient des ombres. Les souvenirs rôdent et vous rendent nostalgique dès que vous vous en approchez trop près. C’est pas facile de perdre un copain. Pourtant, après avoir changé d’école j’aurais dû être habitué, mais non, rien n’y fait, c’est chaque fois la même chose, une part de soi reste avec celui qui s’en est allé, c’est comme un chagrin d’amour mais en amitié. Faut pas s’attacher aux autres, c’est trop risqué.

Luc sentait que j’avais le cafard. Chaque soir, en rentrant de l’école, il m’invitait à passer chez lui. Nous faisions nos devoirs ensemble avec un éclair au café en prime entre les exercices de maths et les répétitions du cours d’histoire.


Le trimestre a fini par passer, j’ai fait extrêmement attention où je mettais les pieds, j’avais besoin de reprendre des forces avant d’utiliser à nouveau mon pouvoir. Je voulais apprendre à bien savoir m’en servir.

Juin tirait à sa fin, les vacances approchaient et j’avais réussi à garder mon ombre tout ce temps-là.


Maman n’a pas assisté à la remise des prix, elle était de garde et aucune de ses collègues n’a pu la remplacer. Ça l’a rendue très malheureuse, je lui ai dit que ce n’était pas grave. Il y aurait une autre cérémonie l’année prochaine et on s’arrangerait pour que cette fois-là elle puisse se libérer.

Alors que je montais sur l’estrade, je jetai des coups d’oeil vers la tribune où les parents d’élèves avaient pris place en espérant y voir mon père, peut-être qu’il s’était faufilé au milieu des autres pères pour me faire une surprise. Lui aussi devait être de garde, mes parents n’ont pas de chance, je ne peux pas leur en vouloir, ce n’est pas leur faute.

Le bonheur de la remise des prix de fin d’année, c’est justement la fin de l’année. Deux mois sans voir Marquès et Élisabeth roucouler comme deux crétins sous le marronnier de la cour, on appelle ça l’été et c’est la plus belle des saisons.


3.

L’avantage de vivre dans ma petite ville, c’est qu’on n’a pas vraiment besoin d’aller très loin pour partir en vacances. Entre l’étang pour aller se baigner et la forêt pour pique-niquer, on a tout ce qu’il faut sur place. Luc aussi restait, ses parents ne pouvaient pas fermer la boulangerie. Les gens auraient été obligés d’acheter leur pain au supermarché et la maman de Luc dit que quand on prend des mauvaises habitudes c’est très dur de s’en défaire.

Fin juillet, il s’est passé un truc épatant. Luc a hérité d’une petite soeur. C’était assez rigolo de la voir gigoter dans son berceau. Luc n’était plus tout à fait le même depuis la naissance de sa soeur, moins insouciant, il pensait à son rôle de grand frère et me parlait souvent de ce qu’il ferait plus tard. Moi aussi, j’aurais aimé avoir une petite soeur ou un petit frère.


Au mois d’août maman eut droit à dix jours de congés. Nous avons emprunté la voiture d’une de ses amies et nous avons roulé jusqu’à la mer. C’était la deuxième fois de ma vie que je m’y rendais.

Ça vieillit pas la mer, la plage était pareille la dernière fois.

C’est dans ce petit village au bord de l’eau que j’ai rencontré Cléa. Une fille bien plus jolie qu’Élisabeth. Cléa était sourde et muette de naissance, une amie faite pour moi, nous nous sommes tout de suite très bien entendus.

Pour compenser sa surdité, Dieu a donné de grands yeux à Cléa, ils sont immenses, c’est ce qui fait toute la beauté de son visage. À défaut d’entendre elle voit tout, aucun détail ne lui échappe. En fait, Cléa n’est pas vraiment muette, ses cordes vocales sont intactes, mais comme elle n’a jamais pu entendre les mots, elle ne sait pas les prononcer. Ça semble assez logique.

Quand elle essaie de parler, les sons rauques qui sortent de sa gorge font un peu peur au début, mais dès qu’elle rit, alors sa voix ressemble à la musique d’un violoncelle et j’adore le violoncelle. Ce n’est pas parce que Cléa ne dit rien qu’elle est moins intelligente que les autres filles de son âge. Bien au contraire, elle connaît des poésies par coeur qu’elle récite avec les mains. Cléa se fait comprendre par des gestes. Ma première amie sourde et muette a un caractère bien trempé. Pour dire qu’elle a envie d’un Coca-Cola, par exemple, elle fait des trucs incroyables avec ses doigts, et ses parents devinent aussitôt ce qu’elle veut. J’ai tout de suite appris comment on dit « non » en langage des signes quand elle a demandé si on pouvait avoir une deuxième glace.

J’avais acheté une carte postale au bazar de la plage pour écrire à mon père. J’ai rempli la partie gauche en m’appliquant à écrire tout petit, vu le manque de place, mais au moment de remplir les lignes à droite, mon crayon est resté suspendu dans le vide, et moi avec. Je ne savais pas où l’adresser. Me rendre compte que j’ignorais où vivait mon père m’a fichu un de ces coups... J’ai repensé à la petite phrase d’Yves sur le banc de la cour, quand il me disait que l’avenir était devant moi. Assis sur le sable, je ne voyais devant moi que les mouettes plonger dans l’eau pour attraper des poissons, et ça me ramenait aux parties de pêche avec papa.

La vie peut basculer à une vitesse incroyable. Tout va très mal et soudain un événement imprévu change le cours des choses.

J’avais envie d’une autre existence, je n’avais eu ni frère ni soeur, mais, comme Luc, je réfléchissais à mon avenir. L’été de ces vacances au bord de la mer avec maman, ma vie a chaviré.

Dès que j’ai rencontré Cléa, j’ai su que plus rien ne serait comme avant. Le jour de la rentrée, les copains seraient verts de jalousie en apprenant que j’avais une amie sourde-muette, je me réjouissais de voir la tête que ferait Élisabeth.

Cléa dessine des mots dans l’air, de la poésie atmosphérique.

Élisabeth ne lui arrive pas à la cheville. Mon père disait qu’il ne faut jamais comparer les gens, chaque personne est différente, l’important est de trouver la différence qui vous convient le mieux. Cléa était ma différence.


Par une fin de matinée ensoleillée, la première depuis le début de notre séjour, Cléa s’est approchée de moi alors que nous nous promenions sur le port. Jamais nous n’avions été si proches. Nos ombres se frôlaient sur la jetée, j’ai eu peur et j’ai fait un pas en arrière. Cléa n’a pas compris ma réaction. Elle m’a regardé longuement, j’ai vu du chagrin dans ses yeux, puis elle est partie en courant. J’ai eu beau l’appeler de toutes mes forces, elle ne s’est pas retournée. Quel crétin, elle pouvait pas m’entendre ! J’avais rêvé de lui prendre la main dès les premiers instants de notre rencontre. Face à la mer, nous aurions eu plus belle allure qu’Élisabeth et Marquès sous leur pauvre marronnier de cour d’école. Si j’avais reculé, c’est parce que je ne voulais surtout pas lui voler son ombre. Je ne voulais rien savoir d’elle qu’elle n’ait voulu me dire avec ses mains. Cléa ne pouvait pas deviner ça et mon mouvement de recul lui avait fait de la peine.

Le soir, je n’ai pas cessé de réfléchir à la façon de me faire pardonner et de nous réconcilier.

Après avoir pesé le pour et le contre, je me suis convaincu qu’il n’y avait qu’un seul moyen de réparer le mal que je lui avais fait : lui dire la vérité. Partager mon secret avec Cléa était à mes yeux la seule solution si je voulais vraiment qu’on apprenne à se connaître. À quoi ça sert de vouloir se lier à quelqu’un, si on ne prend pas le risque de lui faire confiance ?

Restait à trouver comment le lui révéler. Mon niveau en langage de sourd-muet était encore assez limité et je manquais de gestes pour lui raconter une telle histoire.

Le lendemain, le ciel était couvert. Agenouillée sur un rocher au bout de la jetée, Cléa jouait à faire des ricochets en lançant des galets dans l’eau. Sa mère, trop heureuse qu’elle ait un ami, m’avait confié que c’était son refuge, elle s’y rendait chaque matin. Je suis allé à sa rencontre et me suis assis près d’elle.