— Regarde la photo suivante ! insista l’ombre.

Mon père me tenait tout contre lui, ses yeux étaient posés sur moi et il souriait comme je ne l’avais jamais vu sourire. Je me suis approché de la lucarne pour regarder son visage de plus près. Il y avait autant de lumière dans son regard que le jour de son mariage.

— Tu vois, murmura l’ombre, il t’a aimé dès les premiers instants de ta vie. Il n’a peut-être jamais trouvé les mots pour te le dire, mais cette photo vaut toutes les belles phrases que tu aurais voulu entendre.


J’ai continué à regarder la photo, ça me faisait un bien fou de me voir dans les bras de mon père. Je l’ai rangée dans la poche de ma veste de pyjama, pour la garder sur moi.

— Maintenant, assieds-toi, il faut que l’on parle, a dit l’ombre.

Je me suis assis en tailleur sur le sol. L’ombre s’est mise dans la même position, face à moi, j’avais l’impression qu’elle me tournait le dos, mais ce n’était que l’effet d’un rayon de lune.

— Tu as un pouvoir très rare, il faut que tu acceptes de t’en servir, même s’il te fait peur.

— Pour faire quoi ?

— Tu es heureux d’avoir vu cette photo, non ?

Je ne sais pas si « heureux » était le bon mot, mais cette photo de papa me tenant dans ses bras me rassurait beaucoup. J’ai haussé les épaules. Je me suis dit que s’il ne m’avait pas donné de nouvelles depuis son départ, c’est qu’il ne devait pas pouvoir faire autrement. Autant d’amour ne pouvait disparaître en quelques mois. Il en avait forcément encore en lui.

— C’est exactement cela, poursuivit l’ombre comme si elle avait lu dans mes pensées. Trouve pour chacun de ceux dont tu dérobes l’ombre cette petite lumière qui éclairera leur vie, un morceau de leur mémoire cachée, c’est tout ce que nous te demandons.

— Nous ?

— Nous, les ombres, souffla celle à qui je m’adressais.

— Tu es vraiment la mienne ? demandai-je.

— La tienne, celle d’Yves, de Luc ou de Marquès, peu importe, disons que je suis la déléguée de la classe.

J’ai souri, je comprenais très bien de quoi elle parlait.

Une main s’est posée sur mon épaule, j’ai poussé un hurlement. Je me suis retourné et j’ai vu le visage de maman.

— Tu parles avec ton ombre, mon chéri ?

Pendant un court instant, j’ai espéré qu’elle ait tout compris, qu’elle ait été témoin de ce qui m’arrivait, mais elle me regardait d’un air attendri et désolé. J’en conclus qu’elle n’avait aucun pouvoir. Elle n’avait entendu que ma voix dans ce grenier ; cette fois, j’étais bon pour les séances chez la psychologue.

Maman me prit dans ses bras et me serra très fort contre elle.

— Tu te sens si seul ? me demanda-t-elle.

— Non, je te jure que non, répondis-je pour la rassurer, c’est juste un jeu.

Maman avança à genoux vers la lucarne, approchant son visage de la vitre.

— C’est beau la vue, d’ici. Je n’étais pas remontée dans ce grenier depuis si longtemps. Viens, assieds-toi près de moi, et raconte-moi ce que ton ombre et toi vous disiez.

En me retournant, j’ai vu l’ombre de maman, seule à côté de la mienne. Alors, à mon tour, j’ai pris ma mère dans mes bras et je lui ai donné tout l’amour que je pouvais.


« Il n’est pas parti à cause de toi, mon chéri. Il est tombé amoureux d’une autre femme... et moi je suis tombée de haut. »

Aucun enfant au monde n’a envie d’entendre sa mère lui faire ce genre d’aveu. Cette phrase, maman ne l’a pas prononcée, c’est son ombre qui me l’a soufflée, dans le grenier. Je pense que l’ombre de maman m’a fait cette confidence pour me déculpabiliser à propos du départ de papa.

J’avais compris le message et ce que les ombres attendaient de moi, maintenant ce n’était plus qu’une question d’imagination et maman ne cessait de me répéter que de ce côté-là, je ne manquais de rien. Je me suis penché vers ma mère et je lui ai demandé de me rendre un petit service.

— Tu m’écrirais une lettre ?

— Une lettre ? Quel genre de lettre ? a répondu maman.

— Imagine que pendant que j’étais dans ton ventre tu aies voulu me dire que tu m’aimais, comment tu aurais fait puisqu’on ne pouvait pas encore se parler ?


— Mais je n’ai pas cessé de te dire que je t’aimais pendant que je t’attendais.

— Oui, mais moi, je ne pouvais pas t’entendre.

— On dit que les bébés entendent tout dans le ventre de leur mère.

— Je ne sais pas qui t’a raconté ça, en tout cas, je ne me souviens de rien.

Maman me regarda bizarrement.

— Où veux-tu en venir ?

— Disons que pour me dire tout ce que tu ressentais, et que je puisse m’en souvenir, tu aurais pu avoir l’idée de m’écrire. Tu m’aurais rédigé une lettre à lire bien après ma naissance, par exemple, une lettre où tu me souhaiterais plein de choses, où tu me donnerais deux, trois conseils pour être heureux quand je serai grand.

— Et tu voudrais que je te l’écrive maintenant, cette lettre ?

— Oui, c’est exactement ça, mais en te remettant dans la peau de la maman qui était enceinte de moi. Tu connaissais déjà mon prénom quand j’étais dans ton ventre ?

— Non, nous ne savions pas si tu étais une fille ou un garçon.

Nous l’avons choisi le jour où tu es venu au monde.

— Alors écris la lettre sans mettre de prénom, ce sera encore plus authentique.

— Où est-ce que tu vas chercher des idées pareilles ? me demanda maman en m’embrassant.

— Dans mon imagination ! Alors, tu veux bien le faire ?

— Oui, je vais te l’écrire, cette lettre, je m’y mettrai dès ce soir.

Maintenant, il est grand temps que tu ailles te coucher.


Je filai au lit, avec l’espoir que mon plan fonctionnerait jusqu’au bout. Si ma mère tenait sa promesse, la première partie était déjà gagnée.

Au petit matin, lorsque j’ai ouvert les yeux, j’ai trouvé une lettre de ma mère sur ma table de nuit et la photo de mon père posée contre le pied de la lampe de chevet. Pour la première fois depuis six mois, nous étions tous les trois réunis dans ma chambre.

La lettre de ma mère était la plus belle lettre du monde. Elle m’appartenait et serait à moi pour toujours. Mais j’avais une mission importante à accomplir, et pour ça, je devais la partager. Maman aurait sûrement compris si je l’avais mise dans le secret.

J’ai rangé la lettre dans mon cartable et, sur le chemin de l’école, je me suis arrêté chez le libraire. J’ai dépensé mes économies de la semaine pour acheter une feuille d’un très beau papier. J’ai donné la lettre de ma mère au libraire et nous avons fait une photocopie sur sa toute nouvelle machine. L’original et son double se confondaient. Un faux presque parfait, comme si j’avais la lettre de ma mère et son ombre. J’ai tout de même gardé l’original pour moi.

À la récré de midi, je suis allé traîner du côté des grandes poubelles. J’ai fini par trouver ce dont j’avais besoin, un petit morceau de bois brûlé de la remise qui avait échappé à la décharge. Il y avait encore assez de suie dessus pour mettre la deuxième partie de mon plan à exécution.

Je l’ai enveloppé dans une serviette de table que j’avais chapardée à la cantine et je l’ai caché dans mon cartable.

Pendant le cours d’histoire de Mme Henry, alors que Cléopâtre en faisait baver des vertes et des pas mûres à Jules César, j’ai sorti discrètement mon bout de bois noirci et le double de la lettre. Je les ai posés sur mon bureau et j’ai commencé à salir le papier en étalant un peu de suie. Une traînée par-ci, une tache par-là. Mme Henry avait dû repérer mon petit manège, elle s’est arrêtée de parler, laissant Cléopâtre au milieu d’un discours, et s’est avancée vers moi. J’ai roulé ma feuille en boule et j’ai vite attrapé un crayon dans ma trousse.

— Je peux savoir ce que tu as sur les mains ? me demanda-telle.

— Mon stylo, madame, lui répondis-je sans hésitation.


— Il doit fuir d’une drôle de façon ton stylo bleu, pour que tu sois tout taché de noir. Dès que tu auras récupéré de quoi écrire normalement, tu me copieras cent fois « Le cours d’histoire n’est pas fait pour dessiner ». Maintenant, va te laver les mains et la figure, et reviens immédiatement.

Les copains de classe riaient aux éclats pendant que je me dirigeais vers la porte. Ah, elle est belle la camaraderie !

En arrivant devant la glace des toilettes, j’ai compris tout de suite comment je m’étais fait prendre. Je n’aurais jamais dû passer ma main sur mon front, je ressemblais à un charbonnier.

De retour à mon pupitre, j’ai récupéré ma feuille de papier en piteux état, redoutant que tout mon travail soit anéanti. Bien au contraire, froissée comme ça, ma lettre avait exactement l’apparence que je voulais lui donner. La sonnerie de la fin des cours allait retentir, je pourrais bientôt mettre la troisième et dernière partie de mon projet à exécution.


*

* *


J’avais bon espoir que mon plan ait fonctionné. Le lendemain, la lettre n’était plus à l’endroit où je l’avais volontairement mal cachée, sous un morceau de bois des restes de l’ancienne remise.

Mais j’allais devoir patienter une semaine pour en avoir la confirmation.


*

* *


Le mardi d’après, j’étais en pleine conversation avec Luc, sur mon banc favori, quand Yves s’est approché de nous et a demandé à mon copain s’il pouvait nous laisser seuls. Yves a pris sa place, il a gardé le silence quelques instants.


— J’ai donné mon congé à Mme la directrice, je m’en vais à la fin de la semaine. Je voulais te l’annoncer moi-même.

— Alors vous aussi vous allez partir, pourquoi ?

— C’est une longue histoire. À mon âge, il est temps que je quitte l’école, non ? Disons que, pendant toutes ces années ici, je vivais dans le passé, prisonnier de mon enfance. Je me sens libre désormais. J’ai du temps à rattraper, il faut que je me construise une vraie vie, que je sois enfin heureux.