L’aiguille de la pendule au-dessus du tableau noir avançait très lentement, si lentement que j’étais sûr que Dieu nous avait arnaqués et que la récré du matin aurait dû être celle de l’après-midi. Aucun doute, on s’était fait avoir.
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J’avais fini mes devoirs, maman en était témoin, et je m’étais couché les dents brossées avec une heure d’avance sur l’horaire habituel. Je voulais être en forme le lendemain, je savais que j’aurais du mal à trouver le sommeil. Il est venu quand même mais je me suis réveillé plus tôt que d’habitude.
Je me suis levé sur la pointe des pieds, j’ai fait ma toilette et je suis descendu en catimini préparer un petit déjeuner à ma mère pour m’excuser de la laisser seule ce jour-là. Puis je suis remonté m’habiller. J’ai mis le pantalon de flanelle et la chemise blanche que je portais le jour où on avait emmené le grand-père de mon copain au cimetière, pour qu’il continue sa sieste tranquillement sans être dérangé. C’est très calme les cimetières.
J’avais pris quelques centimètres depuis l’année précédente, pas beaucoup mais le bas de mon pantalon arrivait en haut de mes chaussettes. J’ai essayé de mettre la cravate que papa m’avait achetée, ma première cravate, comme il avait dit le jour où il me l’avait offerte. Je n’ai pas su faire le noeud, alors je l’ai enroulée comme une écharpe. Après tout, c’est l’intention qui compte, et puis ça me donnait l’allure d’un poète. J’avais vu une photo de Baudelaire dans notre livre de français, lui non plus ne savait pas très bien nouer sa cravate et pourtant les filles ne juraient que par lui. J’étais un peu serré dans mon blazer, mais très élégant. J’aurais bien aimé me promener avec papa sur la place du marché. Avec un peu de chance on aurait pu croiser Élisabeth en train de faire des courses avec sa mère.
Je me suis regardé dans la glace de la salle de bains de mes parents et je suis descendu attendre au salon.
Nous ne sommes pas allés sur la place du marché, papa n’est pas venu. Il a appelé à midi, pour s’excuser. C’est à maman qu’il a présenté ses excuses, parce que moi, j’ai pas voulu lui parler.
Maman avait l’air encore plus triste que moi. Elle m’a proposé qu’on aille au restaurant, juste tous les deux, mais je n’avais plus faim. Je me suis changé et j’ai rangé la cravate dans l’armoire. J’espère ne pas trop grandir dans les mois à venir, comme ça, si papa vient me chercher, mes beaux habits devraient encore m’aller.
Il a plu tout le dimanche, on est restés avec maman à faire des jeux, mais j’avais pas le coeur à gagner, alors j’ai pas cessé de perdre.
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Le lundi j’ai séché la cantine, j’ai horreur du veau et des petits pois, et le lundi, c’est veau et petits pois. Je m’étais préparé un sandwich au Nutella en douce avant de partir de la maison et je suis allé le manger sous le marronnier. Yves était en train de charger dans une brouette les ruines de son ancienne remise. Il se rendait jusqu’aux grandes poubelles au fond de la cour où il entassait tout ce qui restait de ses souvenirs. Quand il m’a aperçu sur le banc, il est venu me saluer. J’avais rien contre, depuis deux jours je me sentais seul et sa compagnie ne pouvait pas me faire de mal. J’ai partagé mon sandwich en deux et je lui ai offert la petite moitié. J’étais sûr qu’il allait refuser mais il l’a mangée de bon appétit.
— Tu n’as pas l’air dans ton assiette, qu’est-ce qui t’arrive ?
— Moi aussi j’ai plein de photos dans le grenier de ma maison, si je vous les apportais vous pourriez m’aider à faire mon album de souvenirs ?
— Pourquoi tu ne le fais pas toi-même ?
— J’ai eu quatre sur vingt à mon herbier, je ne suis pas très doué en collages.
Yves a souri, il m’a dit que j’étais peut-être encore un peu jeune pour faire un album de souvenirs. Je lui ai répondu que c’était surtout des photos de mes parents, avant ma naissance.
Par définition, je ne pouvais me souvenir de rien. Voilà pourquoi je voulais coller ces photos dans un album, pour mieux connaître mes parents, surtout mon père. Yves m’a regardé en silence, comme quand maman essaie de savoir s’il y a quelque chose qui cloche. Et puis il a dit que mes plus beaux souvenirs étaient devant moi et que c’était une chance merveilleuse.
Les grandes personnes vous disent toujours que c’est merveilleux d’être un enfant, mais je vous jure qu’il y a des jours, comme samedi dernier par exemple, où l’enfance, ça pue vraiment.
2.
Les gens d’ici vous diront que nos hivers sont terribles, qu’ils ne sont que grisaille et froid, trois mois durant, sans un jour de répit. J’ai longtemps partagé leur point de vue, mais quand le premier rayon de soleil risque de vous mettre en péril, alors on adore ce pays où les hivers sont rigoureux. Le problème, c’est que le printemps finit toujours par revenir.
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* *
Aux derniers jours de mars, le matin s’était levé sans un nuage dans le ciel. Je marchais sur le chemin de l’école et, à mon grand bonheur, l’ombre devant moi semblait bien me correspondre.
Je m’arrêtai devant la boulangerie où je retrouvais toujours Luc, sa maman m’adressa un bonjour derrière la vitrine. Je le lui rendis aussitôt et profitai que Luc ne soit pas encore descendu pour étudier de plus près ce qui se passait sur le trottoir. Aucun doute, j’avais retrouvé mon ombre. Je reconnaissais même les mèches que maman essayait systématiquement d’aplatir sur mon front avant mon départ à l’école, en me disant que j’avais des épis de blé qui poussaient au milieu du crâne, comme mon père. C’est peut-être à cause de ça qu’elle s’en prenait à eux tous les matins.
Avoir retrouvé mon ombre était une sacrée bonne nouvelle.
Mon problème maintenant était de faire bien attention à ne plus la perdre et surtout à ne pas en emprunter une autre. Luc avait probablement raison, le malheur des autres, ça devait être contagieux, j’avais été malheureux tout l’hiver.
— Tu vas regarder longtemps tes pieds ? me demanda Luc.
Je ne l’avais pas entendu arriver, il m’entraîna en me donnant une tape sur l’épaule.
— Dépêche-toi, on va finir par être en retard.
Il se passe une chose étrange à l’arrivée du printemps.
Certaines filles changent de coiffure, je ne l’avais pas remarqué avant mais là, en regardant Élisabeth au milieu de la cour, c’était devenu une évidence.
Elle avait défait sa queue-de-cheval et ses cheveux lui tombaient aux épaules. Ça la rendait beaucoup plus belle, et moi, sans que je comprenne pourquoi, beaucoup plus triste.
Peut-être parce que je devinais qu’elle ne poserait jamais son regard sur moi. J’avais gagné l’élection du délégué de classe mais Marquès avait gagné le coeur d’Élisabeth, et je ne m’étais rendu compte de rien. Trop occupé par mes stupides tracas avec les ombres, je n’avais rien vu venir, rien entendu de leur complicité qui se nouait dans mon dos pendant que j’occupais le premier rang de la salle de classe. Je n’avais pas repéré le petit stratagème d’Élisabeth qui reculait d’un rang de semaine en semaine, chaque fois qu’elle en avait l’occasion. Elle avait d’abord changé de place avec Anne, puis avec Zoé, jusqu’à atteindre son but sans que personne découvre sa manoeuvre.
J’ai tout compris le premier jour du printemps, au milieu de la cour, en regardant ses beaux cheveux qui lui tombaient aux épaules et ses yeux bleus posés sur Marquès alors qu’il triomphait au basket. Plus tard, j’ai vu sa main prendre la sienne et j’ai serré mes doigts à m’en marquer les paumes avec mes ongles. Et pourtant, la voir aussi heureuse me faisait quelque chose d’étrange, comme un élan dans la poitrine. Je crois que l’amour, c’est triste et merveilleux.
Yves est venu me rejoindre sur mon banc.
— Qu’est-ce que tu fais là tout seul au lieu d’aller jouer avec les autres ?
— Je réfléchis.
— À quoi ?
— À quoi ça sert d’aimer.
— Je ne suis pas certain d’être la personne la plus qualifiée pour te répondre.
— C’est pas grave, je crois que je ne suis pas le garçon le plus qualifié pour poser cette question.
— Tu es amoureux ?
— C’est fini, la femme de ma vie en aime un autre.
Yves s’est mordu les lèvres, et ça m’a vexé. J’ai voulu me lever, mais il m’a retenu par le bras et m’a obligé à me rasseoir.
— Reste, nous n’avons pas fini notre conversation.
— De quoi vous voulez qu’on parle ?
— D’elle, de qui veux-tu qu’on parle !
— C’était perdu d’avance, je le savais, mais je n’ai pas pu m’empêcher de l’aimer quand même.
— Qui est-ce ?
— Celle qui tient la main du grand malabar, là-bas, près du panier de basket.
Yves a regardé Élisabeth et a hoché la tête.
— Je comprends, elle est jolie.
— Je suis trop petit pour elle.
— Cela n’a rien à voir avec ta taille. Ça te fait de la peine de la voir avec Marquès ?
— À votre avis ?
— Ce serait peut-être mieux que la femme de ta vie soit celle qui te rend heureux, non ?
Je n’avais pas vu les choses sous cet angle. Évidemment, dit comme ça, ça donnait à réfléchir.
— Alors peut-être que ce n’est pas elle, la femme de ta vie ?
— Peut-être..., ai-je répondu à Yves en soupirant.
— As-tu déjà pensé à faire la liste de tout ce dont tu aurais envie ? me demanda Yves.
J’avais commencé cette liste depuis longtemps. À l’époque où je croyais encore au Père Noël, je la lui postais chaque 22
décembre. Mon père m’accompagnait jusqu’à la boîte aux lettres au bout de la rue et il me portait pour que je glisse l’enveloppe dans la fente. J’aurais dû deviner la supercherie, il n’y avait ni adresse, ni timbre. J’aurais dû me douter que mon père nous quitterait un jour. On commence par un mensonge et on ne sait plus comment s’arrêter. Oui, j’avais entamé la rédaction de cette liste à six ans, et chaque année je la complétais et la raturais. Devenir pompier, vétérinaire, astronaute, capitaine de marine marchande, boulanger pour être heureux comme la famille de Luc, j’avais eu envie de tout cela. Avoir un train électrique, une belle maquette d’avion, manger une pizza avec mon père un samedi, réussir ma vie et emmener ma mère loin de la ville où nous vivions. Lui offrir une belle maison où passer ses vieux jours sans plus jamais devoir travailler, ne plus la voir rentrer si fatiguée le soir et effacer de son visage la tristesse que je lisais parfois dans ses yeux, cette tristesse qui me tordait le ventre comme un coup de poing de Marquès quand il vous frappe à l’estomac.
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