Aussi elle avait beau lui répéter qu’elle devait se rendre auprès de la marraine d’Amelia qui souhaitait l’avoir à ses côtés pour le vernissage de sa nouvelle exposition, Antonio renâclait :
— Emmenez-nous d’abord chez Bonne-Maman ! Vous irez après ! Si le vernis est sec quand vous arriverez, cela ne doit pas avoir beaucoup d’importance !
— Vernissage est une expression, mon chéri ! C’est ainsi que l’on appelle la fête d’ouverture d’une exposition, et Mary Windfield est un très grand peintre dont nous avons tout lieu d’être fiers...
— C’est ma marraine ! proclama Amelia, péremptoire.
— On le sait ! Ce n’est pas une raison de tout chambouler pour elle ! Même pour ta marraine, il n’y a aucune raison que Maman ne nous accompagne pas et...
La discussion se prolongeait sous l’œil amusé de Guy Buteau, et Lisa venait à se demander si elle n’allait pas « se fâcher ». Surtout, elle commençait à craindre l’effet que produirait l’arrivée de Josef en tant qu’escorteur, quand soudain les nuages d’orage se dissipèrent comme par miracle : la gondole de Zian – le gondolier-chauffeur – accostait doucement aux marches du palais afin d’y débarquer trois personnes : le redouté Josef, son air rogue, ses cheveux blancs et sa moustache à la François-Joseph, une femme qui devait être une femme de chambre et enfin une dame âgée, grande, mince et droite comme un i, ressemblant un peu à Mme de Sommières dont elle était la contemporaine, vêtue d’un long manteau d’astrakan noir et coiffée d’une toque à voilette assortie, dont la vue arracha aux deux gamins révoltés un double cri de joie :
— Bonne-Maman !
Plus que surprise car la comtesse Valérie von Adlerstein n’aimait guère à se déplacer, Lisa se précipita vers elle pour l’embrasser :
— Vous êtes venue vous-même ? Oh, Grand-Mère, comment vous remercier ?
— D’abord en nous faisant servir une tasse de café bouillant ! On gèle ce matin sur ta lagune, ma chérie ! Ensuite faire en sorte que tout soit en ordre pour que nous puissions prendre le Venise-Vienne via le Brenner qui partira à 3 heures de la gare de Santa Lucia, et, dès demain, nous rejoindrons Rudolfskrone... où j’ai pas mal de choses à régler. Cela me laisse le temps d’apprendre les raisons de ton soudain changement de programme ! J’espère qu’elles ne sont pas trop graves ?
— Je l’espère aussi et de tout mon cœur, comme vous devez vous en douter. En fait, je pense qu’il s’agit d’une cascade d’erreurs doublée d’une histoire de fous dont, pour une fois, j’ai l’intention de me mêler.
— Où est Aldo ?
— Parti pour Paris. Adalbert est venu le chercher... disons pour le mettre à l’abri, cela sur le conseil du commissaire principal Langlois. Mais ne restons pas là ! Le café doit déjà vous attendre dans le salon des Laques... et vous me direz pourquoi vous vous êtes imposé cette fatigue de venir en personne chercher la marmaille !
— Oh, cela, c’est simple. Tu m’as dit d’envoyer Josef les chercher.
— Et alors ?
— Pour t’éviter une révolution de palais ! Dieu sait que je ne mets nullement en doute le dévouement de mon vieux Josef... ni son caractère abrupt ! Et pas davantage l’antipathie qui existe entre ton époux et lui, antipathie qu’Antonio partage d’instinct, et je me doutais que tu allais avoir des problèmes. Alors j’ai trouvé plus pratique de me charger moi-même d’escorter la joyeuse bande. J’ai pensé que tu partirais plus tranquille. Au fait, où vas-tu ?
— À Londres, chez Mary, d’où je vous écrirai...
— C’est pour le moins inattendu. En temps normal, c’est Aldo qui disparaît pour une direction inconnue et une durée indéterminée. Cette fois, c’est toi ! Pourquoi ?
— J’ai pensé que, pour une fois, il ne serait peut-être pas inutile que je m’en mêle ! Avant d’épouser, Aldo j’ai été sa secrétaire particulière, je dirais presque son factotum pendant plus de deux ans.
Arrivée dans le salon des Laques où attendaient un plateau, des tasses et des viennoiseries, la comtesse Valérie adressa un sourire à chacun des deux portraits, ôta les longues épingles qui maintenaient sa toque de fourrure sur ses magnifiques cheveux argentés, posa le tout sur une tête de jeune faune qui ornait le coin d’une console, jeta son manteau sur un fauteuil et s’installa dans un autre avant de prendre la tasse que Lisa lui tendait :
— Bien ! À présent, raconte !
En pensant que Langlois était un vrai cadeau du Ciel, Marie-Angéline ne se trompait pas. Évidemment, le vol du Sancy associé au nom de celui qui était peut-être le plus grand expert européen, sinon mondial, en joyaux illustres avait de quoi émouvoir les foules, éveillant des échos divers, mais la presse toujours fermement tenue en main par le Quai des Orfèvres faisait preuve d’une certaine discrétion. D’abord, à moitié français, Aldo, surtout associé à Adalbert, égyptologue célèbre, avait trop souvent fourni aux journaux de la copie savoureuse. En outre, les problèmes anglais ne touchaient guère – sinon pour s’en réjouir ! – leurs ennemis héréditaires. Ensuite, le Sancy ayant fait partie pendant des siècles des Joyaux de la Couronne de France – volé de surcroît en 1792 dans les coffres du Garde-Meuble royal de la place de la Concorde reconvertie alors en place de la Révolution –, on avait tendance à considérer que sa vraie place n’était pas sur la tête d’une grande dame anglaise mais dans une vitrine au musée du Louvre. Donc, le prétendu voleur, jouissant d’un solide crédit de sympathie, pouvait s’accorder quelques jours de répit, au moins le loisir de soigner une bronchite revenue à la charge avec les intempéries qui régnaient alors sur la majeure partie de l’Europe.
Il n’en allait pas de même de l’autre côté du Channel, et Langlois ne cachait pas le souci que lui causait l’état de santé de son homologue anglais, le Chief Superintendant Gordon Warren, hospitalisé à la suite d’une blessure qui avait bien failli le tuer, reçue au cours d’un engagement particulièrement violent avec une bande organisée. Après avoir oscillé entre la vie et la mort pendant deux semaines, l’Anglais semblait engagé sur la bonne voie mais ne pourrait pas reprendre ses fonctions de sitôt. C’était donc son second, Adam Mitchell, qui le suppléait.
Or Warren connaissait la paire Aldo-Adalbert depuis des années. Il avait même travaillé plus ou moins avec eux et y aurait regardé à deux fois avant de lancer ses meutes sur les traces du prétendu voleur... ce n’était pas le cas de Mitchell qui en était resté à la guerre de Cent Ans et haïssait en bloc tout ce qui approchait la France de près ou de loin... à la seule exception de certains vins de Bordeaux dont il prétendait que le terroir avait appartenu à sa famille jusqu’à la bataille de Castillon en 1456, qui avait restitué définitivement l’Aquitaine à la Couronne de France.
De celui-là, Morosini n’avait pas à attendre la moindre compréhension, ni même d’enquête sérieuse s’il réussissait à mettre la main dessus. Il se retrouverait en prison sans avoir le temps de dire « ouf » !
Mary Windfield se déclara enchantée de recevoir son amie, d’autant plus que le vol du Sancy était la nouvelle à la mode, mais naturellement Lisa ne s’annonçait pas sous son nom réel. Suissesse d’origine, elle jouissait de la double nationalité et, en outre, elle avait conservé soigneusement le passeport au nom de Mina van Zelten qu’elle utilisait lorsqu’elle était la secrétaire d’Aldo. Il lui convenait toujours parfaitement mais, évidemment, elle avait décidé de renoncer aux vêtures délirantes – tailleurs largement passés de mode, énormes lunettes, etc., qui lui avaient si bien servi à dissimuler sa beauté –, se contentant de s’habiller normalement, ne conservant que les lunettes comme en portaient tous ceux qui en avaient besoin, un peu teintées tout de même.
Après le départ tumultueux des enfants et avant de quitter Venise, elle avait téléphoné à Zurich pour essayer d’en savoir plus sur le but du voyage sud-américain de son père, mais Birchauer, son secrétaire particulier, n’avait rien pu – ou voulu ! – lui dire :
— Vous savez comment est M. Kledermann, Mademoiselle Lisa, lui avait répondu cet homme de bien. Quand il est sur la piste d’un joyau exceptionnel, il se referme comme une huître.
— Il serait content de vous entendre le traiter d’huître !
— Façon de parler ! Vous connaissez trop votre père pour ne pas savoir la passion qu’il met quand il a en vue une collection ou une simple pierre rare, et je ne lui donne pas tort. Dans le monde des collectionneurs, les couteaux sont toujours plus ou moins tirés...
Il avait bien fallu que Lisa se contente de cela, bien qu’elle gardât la conviction intime qu’en cas de catastrophe on saurait de quel côté chercher.
En attendant, elle en était réduite aux conjectures qu’elle partageait avec Guy Buteau : tout ce que l’on savait était qu’il s’agissait d’émeraudes !
À Paris pendant ce temps-là, son époux achevait de remettre ses bronches en parfait état de marche et cultivait la mauvaise humeur à mesure que les forces lui revenaient :
— Voulez-vous me dire ce que je fais là ? explosa-t-il tandis qu’un soir, après le dîner, on rejoignait le jardin d’hiver où l’on se rendait le plus souvent pour prendre le café.
— Tu guéris ! Et en toute liberté ! Ce n’est déjà pas si mal pour un homme que recherche la police britannique ! constata Adalbert qui, naturellement, partageait le plus souvent la semi-captivité de son « plus que frère ».
— Mais je suis guéri ! La preuve, ajouta-t-il en allumant une nouvelle cigarette.
— Bon ! Disons que tu es convalescent ! admit Mme de Sommières avec bonne humeur. Ce ne sera pas la première fois !
— J’avais seulement à me remettre d’aplomb. Cette fois, c’est mon honneur et ma liberté qui sont en jeu. Vous devriez comprendre que c’est intolérable ! Un voleur, moi !
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