— L’ennui, c’est qu’il est en Amérique du Sud, mon beau-père, en train de traquer je ne sais quelle collection d’émeraudes... et que c’est vaste, l’Amérique du Sud !

— Mais il y a des moyens de communication ! Et d’abord dans quel État ? Brésil ? Argentine ? Colombie ? Et à moins qu’il ne s’enfonce dans la jungle amazonienne, un homme de ses dimensions ne se perd pas facilement ! Tôt ou tard, on va réussir à le joindre ! C’est ce à quoi je vais m’employer, rassura Langlois.

— Ce n’est pas le seul problème, coupa Aldo. Je vous rappelle qu’il y a aussi lady Ribblesdale. Elle s’est mis dans la tête non seulement que j’avais volé le Sancy de sa cousine mais que je l’avais volé pour elle, et quand vous m’avez envoyé Adalbert, elle était chez moi pour en prendre livraison !

— Quoi qu’il en soit, la seule vraie solution, c’est Kledermann !

Aldo avala d’un trait le verre d’armagnac qu’il avait réclamé, le reposa et soupira, amer :

— Cela ne changera rien au problème Ava, puisque maintenant c’est le Sancy qu’elle veut et pas un autre ! Il y a trop longtemps qu’elle l’envie à sa cousine !

— Et l’on s’en retourne au même point ! Où le chercher ?

L’œil du policier, simplement sérieux à son habitude, se chargea de lourds nuages :

— De toute façon, l’histoire d’Ava ne tient pas ! Elle est brouillée avec les gens d’Hever, d’après ce que j’en sais !

— Elle ne me l’a pas confié. Toujours est-il qu’elle venait récupérer le diamant... et le payer, d’ailleurs ! Détail qui m’a fort surpris. Ce qu’elle redoutait, c’est que la police le trouve quand elle viendrait perquisitionner chez moi.

— La police ? Quelle police ? La vénitienne ? Cela ne la regarde pas... tout au moins dans l’immédiat. Cependant, c’est pour vous mettre à l’abri que j’ai envoyé Vidal-Pellicorne. Il vaut mieux que vous ne restiez pas chez vous ! Pendant quelque temps !

— Je vais où, alors ? Ici ou chez Adalbert ?

Marie-Angéline brandit la hache de guerre :

— Vous êtes vraiment fatigué, Aldo ! C’est ici, la famille, il me semble ? On vous a appelé, vous êtes venu et, comme vous avez remis au commissaire principal les preuves de vos évolutions en Angleterre, il n’y a plus qu’à attendre et voir venir.

— Votre raisonnement est spécieux, ronchonna Adalbert. Je crois en faire partie de cette famille ?

— Mais vous n’êtes pas seul dans votre immeuble et on ne sait jamais qui peut s’y installer !

— N’importe comment, conclut Tante Amélie, cette affaire ne va pas durer des siècles ! Il va bien falloir que les Astor reconnaissent leur erreur et...

— Je crains que ce ne soit pas une erreur, mais bel et bien un coup monté, reprit Langlois. Pour moi, la question primordiale est de mettre la main sur le voleur. Qui a pu jouer avec tant de naturel le rôle de Morosini ? D’où sort-il, celui-là ? De votre famille ?

— Ma famille, vous la connaissez dans sa totalité ! Quant à mon père, si l’idée d’un enfant naturel vous effleure, c’est impensable ! Mon père n’a jamais aimé qu’une femme au monde : la sienne mais avec passion ! Avant qu’il ne disparaisse, assez tôt d’ailleurs, leur amour était presque devenu une légende et, en dépit du nombre de ceux qui l’ont aimée, la princesse Isabelle, ma mère, a repoussé toutes les demandes, souvent brillantes comme celle de lord Killrenan, afin de rester fidèle à son souvenir.

— Cela pourrait venir de plus loin ? hasarda Adalbert. Un cousin plus ou moins éloigné peut-être ? Les lois du genre...

Il aurait mieux été inspiré de se taire. Plan-Crépin lui sautait littéralement à la figure :

— Et quoi encore ? Sachez, monsieur l’insolent, qu’il n’y a jamais eu de bâtards dans la famille ! Notre sang est pur depuis...

— ... depuis les Croisades ? susurra Mme de Sommières. Cela fait quand même un bout de chemin ! Cela dit, assez déraillé ! La route a été longue pour les garçons et ils ont besoin de repos ! Vous nous restez à dîner, cher Langlois ?

— Ce serait avec joie et vous n’en doutez pas ! fit-il en se levant pour s’incliner sur sa main. Pour l’instant, essayez de vous détendre ! Tout le monde en a besoin ici ! Je vous tiendrai au courant !

En écoutant le bruit de ses pas décroître à travers les salons pour rejoindre le vestibule, Tante Amélie soupira :

— Heureusement qu’on l’a, celui-là ! C’est un vrai cadeau du Ciel !

En se retrouvant le lendemain matin en face de Guy Buteau, le vieux et charmant fondé de pouvoir d’Aldo, à la table du petit déjeuner, Lisa donna libre cours à la colère qui l’avait tenue éveillée toute la nuit, après avoir vu se fondre dans la lagune le sillage argenté du Riva emportant son époux et l’inusable Adalbert vers une aventure dont elle n’augurait rien de bon. En vérité, il ne manquait plus que les délires de cette Ava ! Aldo, parti visiter un client en Angleterre – client qui ne l’avait pas appelé ! – et, pris de court, au lieu de se trouver un hôtel ou une auberge confortable s’en allant demander l’hospitalité du château d’un ami de son père qui ne l’avait jamais vu, puis disparaissant dans les brumes du petit matin avec un joyau fabuleux qui ne devait tout de même pas être exposé, dans une quelconque vitrine, à la convoitise générale... Qui avait jamais entendu pareille ânerie ? Le plus incroyable étant qu’on l’ait « reconnu » et accueilli, alors qu’on ne l’avait jamais vu ailleurs que dans les colonnes de quelques journaux ! Il est vrai que, chez les Kledermann, chacun avait l’habitude de vivre largement indépendant des autres. Quant à l’invraisemblable Ava, débarquant toutes affaires cessantes et presque au lendemain du vol pour s’en faire remettre le produit, celle-là relevait de l’asile psychiatrique... ou alors ?

Guy, qui l’observait par-dessus le bord de sa tasse, regardait enfler la tempête. Il avait trop l’habitude des réactions d’un couple où il jouait les grands-pères suppléants avec talent et une entière affection pour supposer la reprise d’une vie quotidienne normale après un typhon de cette envergure.

Il sourit au beau visage soucieux dont, comme Aldo lui-même, il ne cessait d’admirer le teint parfait, les grands yeux d’un violet velouté, la somptueuse chevelure qui, alors qu’elle était née en Suisse, était une parfaite illustration du plus pur « blond vénitien » :

— Je suppose, dit-il, que vous n’avez pas beaucoup dormi ?

— Pas beaucoup, en effet ! J’ai surtout réfléchi !

— Et quelles sont vos intentions ? Conduire les enfants à Vienne chez votre grand-mère comme d’habitude ?

— Pas cette fois ! répondit Lisa. Grand-Mère envoie Josef, son majordome, pour les chercher...

— La bête noire d’Aldo ? sourit Buteau.

— Il n’en est pas moins dévoué et il leur inspire un « respect » salutaire.

— Quant à vous, vous comptez rejoindre Aldo ?

— Pas du tout ! Je pars pour l’Angleterre...

La surprise arrondit les yeux bleus du vieux monsieur :

— L’Angleterre ? Mais... pour quoi faire ?

Tout aussitôt il ajouta :

— Vous voulez voir les gens d’Hever Castle ?

— Non. Je veux à mon tour mener ma petite enquête. Aussi je vais demander l’aide de mon amie Mary Windfield et son hospitalité dans sa maison de Chelsea...

— Vous voulez aller chez lady Mac Intyre ?

— Non, Guy ! Et j’ai bien précisé Mary Windfield, ma meilleure amie et la marraine d’Amalia : le grand peintre ! Comme vous le savez, après le succès des portraits effectués aux Indes – celui de la vice-reine – et de deux ou trois autres personnalités, Mary est devenue célèbre et ne saurait donc aller s’enterrer à Peshawar où Douglas son époux est resté en poste...

— Ils ne doivent pas se voir souvent ?

— Cela ne les empêche pas de s’aimer toujours autant, et comme, malheureusement, Mary ne peut avoir d’enfants, elle peut se consacrer tout entière à son art. Je crois qu’à Londres elle connaît à peu près tout le monde... sans compter des relations plus qu’intéressantes ! Donc je vais chez elle !

— Vous en avez parlé avec Aldo avant son départ ?

— Non ! Dieu sait ce qu’il aurait trouvé à m’opposer comme arguments ! Autant qu’il me croie à Vienne.

— Mais si on vous cherche ? objecta Guy qui ne savait trop que penser de cette décision.

— Vous le saurez, vous, où je suis !

— Je suis très honoré, mais ni Mme de Sommières ni Mlle du...

— Plan-Crépin ? Je vais y réfléchir, mais sans doute oui. Elles sont loin d’être stupides et, surtout, elles savent se taire ! Sur ce, je vais préparer le départ des enfants !

— Et vous-même ? Vous comptez partir quand ?

— Dès que j’aurai reçu l’accord de Mary ! Je vais lui téléphoner et, comme elle travaille toute la journée, si ce n’est la nuit, je ne risque pas de la manquer...

Comme Lisa le pensait, elle n’eut aucune peine à atteindre son amie et il fut convenu qu’elle quitterait Venise par l’Orient-Express du jeudi relayé à Calais par un autre train qui la déposerait finalement en gare Victoria où, bien sûr, elle serait attendue. Cela lui laissait tout le temps de mettre de l’ordre à ses affaires, d’apprendre par un coup de téléphone plus ou moins ésotérique de Plan-Crépin que les voyageurs étaient arrivés à bon port et que, de ce côté-là, tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes.

Ce fut moins facile d’embarquer les enfants habitués depuis toujours à la présence constante de leur mère, et il fallut palabrer un moment, surtout avec Antonio qui, en l’absence de son père, avait tendance à se prendre pour le chef de famille. Sous la crinière brune et bouclée du petit garçon logeait une logique bien à lui – bien qu’entièrement partagée par sa sœur et perpétuelle complice. Ainsi il détestait que l’on change quelque chose à un ordre établi depuis longtemps et, adorant sa mère, il refusait d’être séparé d’elle.