Succédant aux cascades de borborygmes caverneux, Le Petit Menuet de Mozart sifflé avec entrain quand il pénétra dans son cabinet de travail stupéfia son secrétaire :

— On vous donnait mourant il y a à peine trois heures, don Aldo, et vous voilà ressuscité ? On pourrait presque dire que vous avez refleuri ! C’est à peine croyable... surtout si l’on considère la tuile qui vous tombe dessus : une accusation de vol, ce n’est pas rien !

— J’ai déjà remarqué que l’indignation est une excellente thérapie, et c’est très bien ainsi puisque je repars ce soir. Une fois de plus, je vous confie la maison sous l’égide de M. Buteau.

— Ce n’est pas la première fois, mais il faudra nous préciser ce qu’il faudra répondre lorsqu’on vous demandera ?

— La même chose que d’habitude : en voyage pour traiter une affaire... et vous ne serez pas très loin de la vérité.

Le déjeuner fut pour Lisa – pour Aldo aussi d’ailleurs ! – une espèce d’épreuve parce que, tant qu’il dura, il leur fallut rester constamment sur leurs gardes. Entre deux sujets de conversation anodins, Ava revenait systématiquement au Sancy.

Aldo gagna un temps précieux en lui contant l’histoire plutôt sombre de cette belle pierre, son assez bref séjour en Suisse, sans oublier l’épisode stomacal du majordome Jérôme.

Sa fortune se trouvant fortement amoindrie, Harlay de Sancy réussit à le vendre au roi d’Angleterre James Ier, fils de Marie Stuart devenu l’héritier de la grande Elizabeth. Il entra naturellement dans l’héritage de Charles Ier, fils de James et d’Henriette-Marie de France, fille d’Henri IV. Mais quand la tempête soulevée par le brasseur Cromwell secoua l’Angleterre, Charles Ier, avant d’être condamné à mort et décapité à Whitehall devant la fenêtre de sa chambre, réussit à faire conduire sa femme et ses joyaux en France. C’était alors la minorité de Louis XIV, et le cardinal Mazarin régnait à la fois sur la France et sur les sens de la régente Anne d’Autriche...

— Elle l’a porté ? interrogea Ava, déjà excitée.

— Comme elle avait épousé secrètement Mazarin... c’est très probable.

— Épouser un cardinal ? Mais ce n’est pas possible ?

— Tout à fait dans l’Église d’alors. On pouvait être cardinal sans avoir été prêtre. La régente était fort belle et je suppose que Mazarin s’est plu à le lui laisser porter de temps en temps. Il en avait fait le début d’une collection qui, à sa mort, comptait dix-huit diamants que l’on a baptisés les « Mazarins ». Le Sancy fut le premier de cette collection qu’à sa mort, préoccupé par l’idée d’abandonner toutes ses richesses et surtout ses diamants adorés, Mazarin légua au jeune Louis XIV. C’était en mars 1661. Le Sancy et ses frères entrèrent alors dans les Joyaux de la Couronne de France et y restèrent jusqu’à la Révolution...

— Donc Marie-Antoinette l’a porté ? exulta lady Ribblesdale.

— On le suppose, mais comme elle en avait une multitude, c’était peut-être peu fréquent. La Révolution dispersa les Joyaux de la Couronne au cours du vol retentissant des richesses que renfermait le Garde-Meuble de la place de la Concorde à Paris et qui dura deux ou trois nuits...

— Tout a été enlevé ? émit Ava, au bord des larmes.

— Presque tout... mais on en a retrouvé une bonne partie, dont la plupart des Mazarins.

— Donc le Sancy ! Après, après !

— Oh, ce ne sera plus long. En 1796, le Sancy fut mis en gage chez le marquis d’Iranda à Madrid en contrepartie de chevaux. Celui-ci ne le rendit pas, mais le céda au prince de la Paix, Manuel Godoy, favori de la reine Maria-Luisa. En 1828, il fut vendu au prince Demidoff qui meurt quelques mois plus tard. Son fils en hérite en 1829 et sa femme le porte avec orgueil jusqu’à sa fin survenue en 1865. Un grand seigneur indien au nom impossible, sir Jamesetjje Jeejeeboy, le garda jusqu’en 1889, où le Sancy revint enfin à Paris grâce au joaillier Lucien Falize qui le vendit un an plus tard à votre parent : William Astor of...

— Ça suffit, coupa Ava sans s’encombrer de politesse superflue. Je connais la suite et j’entends qu’il prenne place parmi mes trésors !

— Vous en avez encore envie après une telle histoire ? demanda Lisa qui se mit à compter sur ses doigts : le séjour dans l’estomac du domestique, l’exécution de Charles Ier d’Angleterre, celle de Marie-Antoinette, celle aussi des voleurs du Garde-Meuble, la fin du prince Demidoff peu après l’avoir acheté...

— ... et mon cousin William qui se porte comme un charme depuis toutes ces années. Combien pèse-t-il, m’aviez-vous dit ?

— Cinquante-cinq carats !

— Merveille ! Il n’en sera que plus beau quand il brillera sur ma tête !

Aldo ne put retenir un soupir excédé :

— Puis-je vous rappeler que je ne l’ai pas ! Je suis un commerçant honnête et non un voleur...

— L’idée ne vous effrayait pas quand, à Pont... machin, vous avez promis de réaliser mon rêve ? Je vous cite : « Dussé-je voler une pierre dans la Tour de Londres ! » L’avez-vous dit, ou non ?

— J’étais tellement heureux ! J’aurais dit n’importe quoi. Je vous ai juré que vous auriez un diamant célèbre et vous l’aurez ! J’ai toujours respecté mes engagements... mais jamais au prix de mon honneur ! Je ne suis pas et ne serai jamais un voleur !

— Alors débrouillez-vous pour retrouver le Sancy ! Tout bien réfléchi, c’est le seul qui m’intéresse !

— Vous n’imaginez pas que je vais me déclarer d’accord ? Me mettre les polices du monde entier sur le dos et peut-être finir derrière des barreaux pour que vous n’osiez pas le porter ? N’y comptez pas ! Je vous ai promis un diamant célèbre, un autre des Mazarins sans doute, et je ne crois pas que vous le regretterez, mais rien d’autre ! Le Sancy retournera sur la tête de lady Astor et sur aucune autre !

— C’est ce que nous verrons !

Soudain dressée comme une poule sur ses ergots, Ava but tranquillement les trois quarts de son verre de champagne et envoya le reste à la figure d’Aldo qui blêmit, prêt à se jeter sur elle, mais Lisa le retint fermement :

— On ne fait pas cela quand on est une « lady » !

— Si ! Quand on est une Astor ! Quand vous aurez le diamant, prévenez-moi. Réfléchissez !

Et le menton pointé vers le plafond, elle sortit du salon des Laques, escortée – en silence d’ailleurs ! – par un Guy Buteau nettement réprobateur. Ava Ribblesdale quitta – dans l’ordre ! – le salon des Laques, le palais Morosini et, le soir même, Venise par le Simplon-Orient-Express – c’était l’un des trois jours de la semaine où la branche vénitienne rejoignait l’embranchement principal d’Istanbul. Ainsi que s’en assura Angelo Pisani qui avait reçu pour tâche de la surveiller.

— On dirait que j’ai bien fait de prendre la voiture ! fit remarquer Adalbert qui, lui, avait dormi tout l’après-midi. On lui serait tombé droit dans les bras !

— Cela n’aurait peut-être pas été si désastreux ? commenta Lisa, rêveuse. Au moins on en serait débarrassé ! Vous auriez eu des dizaines d’occasions de l’expédier par la portière !

— Elle aurait été capable d’en réchapper ! grogna Aldo. C’est particulièrement tenace, ces bestioles-là !

2

Où l’on décide de s’en mêler...

— Les voilà !

Jetant les cartes avec lesquelles elle faisait une réussite, Marie-Angéline du Plan-Crépin sauta sur ses pieds et faillit renverser la table de bridge où elle s’était installée, réveillant du même coup la marquise de Sommières qui somnolait doucement dans son grand fauteuil de rotin blanc auquel le haut dossier en éventail donnait l’apparence d’un trône :

— Je n’ai rien entendu ?

— Parce que nous n’écoutions pas et que notre pensée était ailleurs, flûta gracieusement l’interpellée sans oublier le pluriel de majesté dont elle décorait depuis des années ses relations avec sa cousine auprès de qui elle occupait des fonctions variées de secrétaire, lectrice, complice, agence de renseignements, le centre en étant la messe de 6 heures à l’église Saint-Augustin où se rencontrait la partie la plus curieuse des gens de maison, dont Plan-Crépin – ses ancêtres avaient fait les Croisades – était en quelque sorte le chef occulte.

— Oh, ils sont là ! J’en suis sûre !

Et, sans plus attendre, elle s’élança à travers l’enfilade de salons reliant le jardin d’hiver au vestibule où, en effet, Cyprien, le vieux majordome, était en train d’ouvrir la porte aux deux compères transis de froid :

— Quand donc les constructeurs d’automobiles se décideront-ils à prévoir une sorte de chauffage dans leurs voitures ! grogna Adalbert qui hésitait à enlever sa pelisse en dépit des sollicitations de Cyprien.

— Oh ! Il ne fait pas si froid et le moteur chauffe tout de même un peu, mais rien ne vaut un bon fauteuil au coin du feu ! soupira Aldo qui, dans la douce tiédeur du jardin d’hiver, se sentait proche de la plénitude.

Malgré quelques heures dans un bon hôtel sitôt franchie la frontière suisse, les deux hommes étaient à peu près dans le même état. La bronchite d’Aldo allait vers son épanouissement au contact de l’air froid et humide. Quant à Adalbert, affaibli par la longueur du trajet, il pouvait à présent éternuer à l’unisson avec son « plus que frère », comme disait Lisa. Et tel un fait exprès, le temps qui aurait pu se montrer plus clément jugea utile de devenir franchement désagréable. S’ils parvinrent à destination encore vivants, ce fut grâce aux deux Thermos – l’une contenant du café « arrosé ».

La seule différence avec leurs habituelles arrivées, triomphales tant ils étaient contents de se retrouver, fut qu’ils se refusèrent à embrasser qui que ce soit, et qu’au lieu de réclamer quelque boisson festive ils demandèrent les derniers journaux parus. Ils en avaient bien acheté deux en cours de route, mais aucun ne faisait la moindre allusion à ce qu’ils redoutaient.