— Pardonnez-moi, mais alors vraiment je ne comprends plus...
— Il n’y a pas encore si longtemps, vous auriez parfaitement compris parce que vous avez toujours été un homme d’honneur ! Disons jusqu’à il y a peu, et j’espère sincèrement que vous allez le redevenir. Moi, je suis seulement venu vous poser une question. Une seule, et je n’attends même pas une parole en retour ! Rien qu’un geste !
— Lequel ?
— Vous allez le savoir !
Calmement, Sargent posa sa mallette sur un meuble, l’ouvrit et en tira deux tableaux présentant une certaine ressemblance qu’il mit sans autre préavis sous les yeux du châtelain :
— Voilà ! Vous allez me dire, sans plus chercher à tergiverser, lequel de ces deux hommes vous avez reçu ici un soir de tempête ?
— N’ai-je pas déjà dit qu’à mon grand regret il s’agissait du prince Aldo Morosini ?
— Et moi je vous ai dit que je ne voulais pas de nom ! Uniquement un geste du doigt ! Regardez attentivement ! Est-ce cet homme que vous avez accueilli ? Ou celui-là ? Ils sont habillés de la même façon et les visages présentent quelques similitudes mais...
— Et je dois dire lequel ?
La voix soudain mal assurée trahissait un désarroi certain, alors que l’œil bleu qui observait Astor était parfaitement froid.
— Il me semble...
— Il ne doit rien vous « sembler ». Vous êtes resté suffisamment longtemps en face de lui pour ne garder aucun doute ! Vous n’aurez pas de problème si, d’aventure, vous avez fait erreur. J’avoue n’avoir jamais imaginé qu’il me faudrait donner tant d’explications. J’ajouterai ceci : votre réponse engage votre honneur ! Ni plus, ni moins ! Alors, lequel ?
Il y eut un silence. Astor examinait les deux visages et il n’était pas difficile de deviner quel combat il livrait contre lui-même. Mais Sargent n’était pas venu dans le but d’y perdre sa journée.
— La vérité est-elle si difficile ? De toute façon, je l’aurai ! Alors ?
Encore un instant ou deux d’hésitation, puis le doigt un peu tremblant du maître d’Hever Castle se leva... tandis que, sans rien laisser voir, le cœur du colonel manquait un battement... L’index ressemblait à la flèche d’un métronome figée juste entre les deux tableaux. Enfin, même si l’effort qu’Astor s’imposait était palpable, il l’inclina nettement et se posa...
Sur le portrait de l’imposteur !
— Merci, lord Astor ! Vous avez fait votre devoir. Et à présent, je vais vous prier de m’accompagner au Foreign Office ! Il est largement temps que l’on rende son honneur au prince Morosini ! En espérant que ce ne sera pas à titre posthume !
Cette fois, lord Astor devint blême :
— Il serait... mort ? Oh, non, car en ce cas je suis un criminel ?
— Nous serons bientôt fixés !
— Mais... l’autre ? Qui est-il ?
— Je ne sais pas. Pas encore tout au moins, mais je le saurai. Nous sommes amis, Morosini et moi, depuis pas mal de temps ! Venez-vous ?
— Je viens !
En rentrant chez lui ce soir-là, le colonel, abandonnant les pompes officielles, avait repris son aspect, son chauffeur, sa voiture personnelle et son costume « habituel ». Mais la petite flamme qui brillait dans le bleu de ses yeux laissait supposer qu’il était extrêmement satisfait.
Sa femme lui sourit aussi paisiblement que si elle ne grillait pas de curiosité :
— Eh bien, John, s’enquit-elle. Comment s’est passée cette journée ? Avez-vous bien travaillé ?
— Mais je crois, Clementine, je crois !
— Quelle nouvelle ? En vérité, il faut vous arracher les paroles de la bouche !
Il se tourna vers Mme de Sommières qui l’observait, l’espoir au bord des lèvres. C’était un tel monument de sang-froid et de flegme britannique, qui d’ailleurs formait avec sa Clementine la paire idéale !
— La mission dont j’étais chargé par le roi a pleinement réussi et je pense que le champagne s’impose. Dès demain, le gouvernement annoncera des excuses publiques au prince Morosini. Mis en présence de deux portraits assez semblables, lord Astor vient de reconnaître officiellement son erreur : ce n’est pas notre ami qu’il a reçu ce soir-là !
— Merveille ! On dirait que vous avez fait du bon travail, John ! Qui était-ce, dans ce cas ? Nous le connaissons ?
— Voilà bien les femmes ! Chaque chose en son temps. Ne conviendrait-il pas, Clementine, que nous prenions soin de notre amie ?
En effet, avec un léger cri, Tante Amélie était en train de s’évanouir avec grâce... comme tout ce qu’elle faisait, mais peu de personnes pouvaient en témoigner. Même Plan-Crépin, car en fait c’était la seconde fois de sa vie : la première étant quand elle avait reçu le communiqué militaire lui annonçant que son fils venait d’être tué au combat. Et Marie-Angéline n’avait pas encore été conviée à venir partager sa vie quotidienne et la suite des aventures vécues depuis l’entrée en scène d’Aldo et d’Adalbert.
Clementine, elle, eut une brève exclamation :
— Dieu me pardonne, John ! Je crois que vous avez raison !
Déjà Sargent enlevait la marquise dans ses bras pour la déposer sur un canapé, tandis qu’une femme de chambre recevait l’ordre d’apporter le nécessaire pour la ranimer, Clementine se contentant d’agiter un éventail afin de lui « faire de l’air », et son époux, un verre de fine Napoléon résolument antibritannique pour lui en faire avaler quelques gouttes.
— Je ne suis pas certaine qu’elle apprécie ce breuvage, prévint-elle.
— Le champagne n’a jamais ranimé personne ! À la guerre comme à la guerre ! riposta son époux. Et c’est nettement plus agréable que vos fichus sels d’ammoniaque, les gifles ou les arrosages à l’eau de Cologne. C’est en tout cas beaucoup plus efficace. Pour moi, c’est souverain !
Fidèle à la tradition des pertes de connaissance, Mme de Sommières s’étrangla, toussa, cracha même sous l’œil vaguement indigné de son hôte devant un tel manque de goût, qu’il corrigea en s’administrant une solide rasade à même le flacon de cristal. Clementine, elle, lui tapotait la joue avec un sourire plein d’affection.
— Bienvenue dans le bonheur retrouvé !
Mais c’était sur son époux que se posait le regard encore incrédule :
— C’est vrai ? C’est bien vrai ?
— Pourquoi ne le serait-ce pas ? Ce n’est rien d’autre qu’un mauvais coup qui a raté !
— Que dire pour vous remercier ?
— Rien ! répondit Clementine. Vous voir heureuse après tant de douleur est le plus beau remerciement ! Quant à John, il n’a fait que son devoir ! Et nous vous aimons beaucoup !
Elles s’embrassèrent, et la marquise essuya ses larmes pour retrouver à la fois son sourire et sa vitalité habituels !
— On ne peut pas garder pour nous une pareille nouvelle ! Il faut prévenir illico Adalbert, Plan-Crépin... et avant tout Lisa ! Chaque minute de retard est une offense à l’affection !
Les coups de téléphone partirent, mais il était déjà tard pour rassembler tout le monde et, après un tel choc, l’âge de la marquise avait besoin d’un sommeil réparateur et de calme...
Pour sa part, Mary téléphona à Rudolfskrone.
Lisa et elle pleuraient presque autant l’une que l’autre. Quant à Mme von Adlerstein, si peu facile à émouvoir cependant, elle « reniflait » de façon aussi peu aristocratique que possible et crut suffoquer quand la petite Amelia, « l’âme jumelle » d’Antonio, les enfants de Lisa et d’Aldo, lui tendit un mouchoir avec la gravité de ses six ans.
D’abord interloquée, la vieille dame éclata de rire, enleva l’enfant dans ses bras pour la couvrir de baisers :
— Tu es trop mignonne, toi !
12
L’inimaginable
Seuls, ceux de l’équipe de secours ne savaient s’ils devaient réellement se réjouir et si ce grand bonheur ne risquait pas de se changer en cauchemar. La raison en était simple autant qu’angoissante. Plan-Crépin avait perdu ses pouvoirs. Le pendule ne réagissait plus. Cela tenait à ce qu’elle avait trop sollicité ses nerfs, et le petit guide d’améthyste semblait mort. Il restait strictement immobile et la malheureuse se demandait si elle n’était pas en train de devenir folle.
Son premier mouvement avait été de se précipiter sur le téléphone et d’appeler Angelo Botti à son secours, mais une catastrophe n’arrivant jamais seule, le grand médium victime d’un accident était en clinique et dans l’incapacité totale de répondre. Ses jours n’étaient pas en danger mais, pour employer une expression vulgaire, il était « aux abonnés absents »...
Alors, durant tout cette nuit, personne ne dormit, que ce soit chez l’un ou chez l’autre. En revanche, on pria beaucoup et, faute de pendule secourable, Marie-Angéline ne quitta pas son chapelet...
Comme il y a déjà été fait allusion, aucun cadavre de la Tamise n’échappait à la vigilance du sergent Worraby, de la brigade fluviale, devenu en quelque sorte une légende. C’était le champion du repêchage des noyés, peut-être parce qu’une seule chose au monde l’intéressait : la vie intérieure de la Tamise qu’il voulait aussi propre que possible.
Il appartenait à la Fluviale depuis vingt-cinq ans et exerçait naturellement de nuit. De jour, c’était l’enfance de l’art que repérer un objet insolite flottant paresseusement en surface. Mais la nuit ? Célibataire endurci, Worraby se souciait fort peu de son avancement. Il n’avait pas besoin d’argent et ne concevait pas d’horizon plus séduisant que sa Tamise, ses quais mouvementés, ses docks, ses odeurs, ses relents de vase épaisse et tenace, et ses eaux lourdes qui recélaient pour lui toutes les fascinations de l’inconnu.
Tout cela avait fini par doter Worraby d’une sorte de sixième sens, et les jeunes policiers qui faisaient leur apprentissage avec lui prétendaient qu’il possédait un radar personnel pour détecter les noyés. Alors qu’on ne remarquait rien d’anormal, le sergent, parcourant du regard une étendue d’eau apparemment déserte, ordonnait de foncer droit sur un certain point connu de lui seul. Les apprentis suivaient avec plus ou moins de bonheur les directives de leur chef qui ne leur ménageait pas ses encouragements, usant en virtuose d’un vocabulaire direct et coloré. En fait il connaissait son fleuve comme on connaît sa maison ou le chemin de son bureau. Tous ses aspects, toutes ses particularités lui étaient familiers : ses remous, ses tourbillons, ses eaux mortes, ses différentes profondeurs et tous les recoins où la marée haute pouvait déposer un corps que la marée basse s’efforçait ensuite de récupérer.
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