— On tâchera de le rejoindre après ! L’urgent, c’est de récupérer Aldo !

Elle indiqua la bonne direction et ses compagnons se remirent à ramer avec plus d’énergie que jamais, après s’être craché dans les mains en accord avec les vieilles traditions, et pour du beau travail, ce fut du beau travail ! L’embarcation volait presque sur les flots, incontestablement l’écart diminuait. On approchait, on approchait et bientôt le petit bateau fut en vue. La victoire, leur victoire était devant eux ! Encore quelques efforts, et Aldo serait dans leurs bras et on en mettrait un bon coup pour descendre l’estuaire vers le point où ils avaient donné rendez-vous à Kledermann, équipé, lui, d’un puissant moteur grâce auquel on atteindrait sans perdre de temps la prairie discrète où son avion devait déjà les attendre.

Encore quelques coups de rame ! Le bateau sans conducteur était à présent à leur portée.

On y était et Adalbert retint le cri de triomphe au moment de sauter à bord.

Seulement, la barque était vide...

La déception était si rude qu’il leur fallut un instant pour réaliser. Où était-il ? Que s’était-il passé ? Le bateau ne s’était pourtant pas retourné quand il avait été pris dans le tourbillon : il le serait encore ? Aurait-il été repéré par un ennemi et suivi ? Prostrée, Marie-Angéline n’osait même plus interroger son pendule...

La voix soudain dure et étranglée, Adalbert ordonna :

— Ce n’est pas l’heure de flancher. Il faut savoir ! Posez la question, bon Dieu !

— Je n’ose pas !

— Alors posez-la autrement ! Il a été enlevé ?

— Non !

— Il est peut-être tombé à l’eau, avança Peter.

Marie-Angéline parut ressusciter. Le pendule bougeait :

— C’est ça ! On dirait qu’il est toujours vivant !

— Pourquoi, on dirait ?

— Parce que dans l’élément liquide le pendule n’est pas aussi performant que sur terre !

— Mais Aldo est vénitien ! C’est un homme de la mer et il nage comme un poisson.

« À condition d’être en forme ! pensa Peter et ce ne doit pas être le cas. »

Cette fois, Plan-Crépin posa la question et la réponse lui arracha un cri de joie.

— Oui ! Il faut le retrouver et dare-dare !

On fit demi-tour, mais remonter la Tamise était plus pénible que de la descendre et, en contemplant son immensité, Adalbert sentit le cœur lui manquer. Comment retrouver Aldo dans cet univers mouvant ?

La joie de Plan-Crépin fut de courte durée et se changea peu à peu en sanglots : le pendule faiblissait, faiblissait :

— Il est en train de se noyer !

— Et nous allons vivre le pire cauchemar de notre vie, murmura Adalbert. Apprendre à Tante Amélie, à Lisa, aux enfants qu’ils ont perdu ce qu’ils ont de plus cher !

Ce n’était en aucun cas ce genre de nouvelle que l’on attendait chez les Sargent. Sir John s’était annoncé pour le lendemain, et sa femme comme d’ailleurs la marquise l’attendaient avec impatience...

Sachant la haute position – plutôt secrète – qu’il occupait au Foreign Office et dont ceux que Lisa appelait le « gang d’Aldo » avaient pu se faire une idée en Égypte lors du drame déchaîné par un prince féroce et un anneau de légende, les deux femmes mettaient tous leurs espoirs en lui.

Le teint plus « bois de rose que jamais », les cheveux et la moustache neigeux dans le plus pur style « armée des Indes », droit comme un I dans sa tenue de voyage coupée par un maître tailleur, l’ancien colonel du 17e Gurkha fut reçu par sa femme avec autant de sang-froid que s’il revenait d’une chasse à la grouse en Écosse et non d’un point quelconque du vaste Empire britannique.

— Vous allez bien, John ?

— À merveille ! Vous aussi, Clementine, à ce que je vois ! Madame la marquise de Sommières, infiniment heureux de vous revoir... et je n’aurai pas le mauvais goût de vous demander des nouvelles de votre famille. J’en sais très suffisamment sur cette vilaine affaire que je considère comme une tache sur l’honneur de l’Angleterre.

— Pensez-vous y mettre bon ordre, John ?

— Évidemment, Clementine ! Il ferait beau voir que je laisse en l’état une telle monstruosité ! Et cela par la faute d’une femme que j’ai toujours considérée comme une véritable calamité. Je ne comprends pas d’ailleurs qu’on puisse lui permettre de se livrer aux pires turpitudes sans la mettre au moins à l’index !

— Elle vient de trouver son maître, ou plutôt sa maîtresse. La duchesse Caroline s’en est chargée au cours d’un bal somptueux. Caroline arborait alors une magnifique copie du Sancy et Ava est tombée droit dans le piège. Nous n’y avons pas assisté étant donné la conjoncture, mais Peter nous a tout raconté. Ce fut une exécution capitale dans toute sa splendeur. Caroline l’a carrément chassée de chez elle et fait savoir à ses amis qu’il leur faudrait désormais choisir entre sa présence et celle de cette femme !

— Je n’ai aucune peine à imaginer de quel côté a penché la balance de la haute société. Je n’en suis pas moins étonné par les réactions des Astor. Voilà longtemps qu’ils auraient dû procéder eux-mêmes à l’expulsion. De tout temps cette mégère a été indigne d’eux. C’est peut-être un reste d’attachement au sang américain face aux Anglais. Les années pourtant ont coulé depuis la guerre d’Indépendance... et ce sont des gens très bien !

— Alors pourquoi avoir refusé de retirer sa plainte devant Kledermann qu’il connaît depuis si longtemps ? Il ne voit qu’une chose : on lui a pris son diamant ! dit Mme de Sommières avec amertume. N’eût-il pas été plus élégant de s’associer à lui pour le retrouver ?

— C’est l’un des plus beaux du monde ! remarqua paisiblement Clementine. Et je commence à comprendre que les pierres exceptionnelles peuvent rendre fou ! Pour en arriver à s’en prendre au prince Morosini, il faut l’être ! Et pas qu’un peu !

— On est un homme ou on ne l’est pas, Clementine. À présent, faites-nous servir une coupe de champagne ! Ou bien la circonstance après une aussi longue absence ne le mérite-t-elle pas ?

— Mais il n’attendait que vous ! Pouvons-nous savoir quels sont vos projets ?

— D’abord, rendre compte de ma mission à qui de droit ! Ensuite... permettez que je n’en dévoile rien ! Voilà des mois que vous ignorez tout de moi. Quelques heures de plus ne devraient pas être insupportables ?

— L’ennui avec vous, John, est que vous ayez toujours raison !

— Et j’espère bien continuer longtemps ! conclut-il en offrant son bras à la marquise pour passer à table.

Celle-ci, au contact de ce bras solide, se sentit tout à coup beaucoup mieux ! L’amitié de cet homme – de ce couple hors du commun – valait un trésor !

Le lendemain, le colonel en civil et sans le moindre signe distinctif se rendait à son ministère comme n’importe quel employé consciencieux. Ensuite, il alla rendre visite... à une amie. Le soir même, le décor changeait.

La longue voiture, conduite par deux chauffeurs, qui se présenta au pont-levis d’Hever Castle, les fanions sur les ailes, avait tout de la voiture officielle avec ses insignes de l’Empire britannique et fit ouvrir de grands yeux au personnel qui l’accueillait, empreint d’un visible respect. Elle venait droit du Foreign Office et, sans s’inquiéter si elle était la bienvenue ou pas, on fit entendre que le personnage qu’elle amenait voulait être reçu immédiatement par lord Astor... sur l’ordre du roi !

À l’intérieur, une seule personne mais en uniforme, bardée de décorations que l’on ne distribuait pas au commun des mortels, dont une particulièrement rare :

— Le colonel lord John ! annonça-t-on.

Affolé, le maître d’hôtel tenta de parlementer :

— Veuillez au moins patienter ? Le temps de savoir si lord Astor n’est pas trop occupé pour...

Le passager de la voiture fit aussitôt tonner son point de vue :

— Demandez à cet imbécile s’il répondrait cela à Sa Majesté ? Et spécifiez que mes pouvoirs m’autorisent à l’emmener sur l’heure s’il me fait encore patienter, ne fût-ce qu’une minute !

Le maître d’hôtel disparut puis revint en courant : la belle voiture officielle le suivit dans la cour du château où Astor se tenait déjà, visiblement effaré :

— Soyez le bienvenu, colonel, et veuillez m’excuser si, sans le vouloir, j’ai failli vous faire attendre mais le roi...

— Ne se déplace pas aisément. C’est cependant son auguste personne que vous devez voir en moi !

— Si vous voulez bien vous donner la peine de me suivre ! Je vous conduis dans mon cabinet !

— Je vous suis.

Ce que John Sargent fit en effet après s’être muni d’un attaché-case de cuir aux armes d’Angleterre avant d’emboîter le pas à son hôte involontaire dans la pièce somptueuse où la vitrine coffre-fort trônait, désespérément déserte. Sargent y jeta un bref coup d’œil :

— C’est de lui que je suis venu vous entretenir.

— Auriez-vous des nouvelles ? questionna Astor d’une voix soudain pleine d’espoir.

— Lord Astor, reprocha sévèrement l’ambassadeur imprévu, Sa Majesté n’a pas pour habitude de dépêcher un haut fonctionnaire pour donner à un particulier des nouvelles d’une enquête de police. Surtout quand la police aurait le plus grand besoin que l’on s’intéresse à ses agissements.

— Que voulez-vous dire ?

— Rien d’autre que ce que je dis ! S’être vu déposséder d’un tel joyau doit être en effet fort désagréable, sinon pire ! Encore faudrait-il ne pas se tromper de client !

— Oh, je vois, s’exclama le lord, soudain – et curieusement – rassuré. Moritz Kledermann n’a pas voulu que je joue son jeu et, comme sa fortune lui vaut de hautes relations et que...

— Un mot de plus dans cette direction et je vous emmène. Croyez-moi, vous aurez fort à faire car vous êtes tout bonnement en train d’insulter le roi et vous pourriez bien tâter de la prison !