Mary à son tour s’en mêla :
— Incontestablement, c’est la meilleure solution. La seule valable, mais il faut peut-être tenir compte du temps ? Il ne fait pas beau, le vent peut devenir violent, et s’il se levait une tempête sur la Manche ? Une modeste barque...
— ... n’aurait aucune chance ! Même l’avion peut avoir des difficultés...
— Très juste ! s’écria Adalbert, exaspéré. Et je suppose que votre sacré pendule doit pouvoir l’annoncer, cette tempête ?
— C’est vrai, au fond...
Aussitôt consulté, le pendule réfuta la tempête. Du vent, oui, mais pas à ce point-là !
— Et puis, assez tergiversé ! coupa Plan-Crépin. On fait avec ce que l’on a et on a suffisamment perdu de temps ! Songez que, dans sa barque, Aldo n’a aucun moyen de se procurer de la nourriture ! On se dépêche !
Quelques minutes plus tard, vêtus de façon à ne pas attirer l’attention – et Marie-Angéline en garçon –, Adalbert et Peter s’attelaient aux rames tandis que celle-ci, assise à l’avant, consultait discrètement son pendule. La circulation sur le grand fleuve était intense, ni plus ni moins que d’habitude. Les nuages sillonnaient le ciel mais la nuit était suffisamment claire pour que l’on puisse se diriger.
— Il est loin ? demanda Adalbert.
— Il est passablement en avance sur nous ! Alors, souquez les gars ! Il faut le rattraper avant que quelqu’un ne s’avise qu’un bateau descend tout seul la Tamise !
— Il pourrait ramer ?
— Encore faut-il pouvoir ! Il n’a plus guère de force et il doit s’être dissimulé au fond. Peut-être dort-il ? Alors du nerf ! ! Je crois qu’on se rapproche...
Chez les Sargent, Mme de Sommières avait bien du mal à trouver le sommeil. Non parce que Plan-Crépin n’était plus là pour lui faire la lecture, mais quand la fatigue venait à bout de ses nerfs, c’était pour la hanter avec les abominables affichettes qui présentaient Aldo comme le pire des coquins... et dangereux, par-dessus le marché. Ce qui navrait lady Clementine qui s’était réellement attachée à elle. Le cœur de cette charmante femme lui fondait quand elle voyait son amie descendre pour le petit déjeuner que l’on prenait à la française, le teint pâle et ses beaux yeux verts qui lui mangeaient la figure. Comme tous les autres d’ailleurs, elle la sentait accrochée à ce petit mot porteur d’espoir : « Vivant ! »
Quelqu’un partageait la désolation de Clementine et c’était sa meilleure amie : Caroline ! La duchesse avait retiré une vive satisfaction de ce qu’elle appelait « l’exécution d’Ava », mais quand elle avait eu connaissance de l’attitude incroyable d’Astor le soir où Kledermann s’était expliqué avec lui, les bras lui en étaient tombés.
— Ce n’est pas possible, vitupéra-t-elle, alors que, venue prendre le thé chez les Sargent, elle commentait ce qu’elle venait d’entendre. Au fond, et même s’il l’a « offert » à sa femme, le véritable propriétaire du Sancy, c’était Astor lui-même ! Et on peut le comprendre car Dieu sait qu’il est beau, pourtant je sais que Nancy ne le porte pas avec un réel plaisir...
— Cependant quelle merveille, fit Clementine, et en outre il lui va à ravir !
— Entièrement d’accord, mais elle estime que trop de sang a coulé à cause de lui au cours des siècles !
— Le malheur est que son époux trouve qu’il sied encore mieux au fantôme d’Anne Boleyn. Sa perte le rend fou et il ne veut qu’une chose : le contempler dans sa vitrine. Alors, ce que l’on peut bien lui dire !
— Même un ami comme Kledermann ? Il pourrait au moins le croire quand il lui certifie que son gendre n’y est pour rien ?
— C’est ça, la malédiction des pierres célèbres. Parent, ami, on ne croit plus personne. Que l’on retrouve le diamant et il tombera dans les bras du cher banquier, disant qu’il n’en a jamais douté ! Vous pariez ?
— Certainement pas, ma chère amie ! soupira Clementine. En attendant, que pourrions-nous faire pour aider ce que l’on peut appeler l’équipe de secours qui se dévoue vingt-quatre heures sur vingt-quatre dans des conditions plus que difficiles ?
— Je vais demander audience au roi ! Je sais qu’il n’a pas des pouvoirs très étendus mais il est... le roi ! Et il pourrait peut-être calmer les ardeurs guerrières du nouveau patron de Scotland Yard ! Un policier émérite, sans doute, frais revenu des Indes, mais cela n’explique pas la hargne qu’il met à poursuivre Morosini. Et il n’est pas Premier ministre, que je sache !
— Si ceux qui le protègent lui assurent la confiance de George VI, vous allez perdre votre temps, Caroline ! Ça, pour vous recevoir, il vous recevra, car il sait quelle femme vous êtes...
— Et si vous pouviez m’obtenir l’honneur de vous accompagner, madame la duchesse ? proposa soudain Mme de Sommières, je pourrais l’implorer d’entrer en contact avec la France et, surtout Pierre Langlois, le directeur général de la Police judiciaire, qui l’éclairerait sur bien des choses ?
— On peut toujours essayer... à condition que ce soit vraiment ce Langlois qui lui réponde réellement !
La marquise devint plus pâle si c’était possible.
— Vous ne voulez pas dire que l’on oserait...
— Eh si ! C’est bien ce que ma remarque signifie ! Avec le gouvernement que nous avons en ce moment et dont je vous avoue, non sans honte, qu’il n’y a guère lieu d’être fiers, on peut s’attendre à tout ! Ces gens n’oublient pas que notre cher souverain est un grand timide par nature !
— Mais pas la reine ! s’écria Clementine. Elle est énergique, forte, et comme il l’aime profondément il l’écoute !
— Vous avez entièrement raison et là on tient une chance, intervint la duchesse. S’ils étaient en ville, nous serions déjà en train de galoper sur le chemin de Buckingham Palace sans que personne puisse nous en empêcher, mais, à cette heure, ils sont à Balmoral, et d’ici là on pourrait nous mettre des bâtons dans les roues ! C’est loin !
— À qui pensez-vous en disant « on » ?
— Si seulement je le savais ? N’importe, l’idée est excellente et je vais faire en sorte de la réaliser au plus vite... mais sans vous, madame !
Mme de Sommières, vexée, demanda :
— Pourquoi sans moi ? Il me semble...
— Ne soyez pas fâchée et écoutez-moi. Je crois pouvoir assurer sans me vanter que je suis une amie d’Elizabeth et les portes du palais me sont grandes ouvertes... Parce que c’est normal ! Ce le serait moins avec vous car immédiatement il se trouverait quelqu’un pour poser une question !
— Vous avez tout à fait raison ! Pardonnez ma réaction.
— Ce n’est rien. Mais à propos de question, Clementine, avez-vous enfin des nouvelles de votre époux ?
— Oui. Il est en train de rentrer et je l’attends sous peu !
— Enfin une bonne nouvelle ! Vous connaissez le colonel Sargent, je suppose, madame de Sommières ?
Ce fut Clementine qui répondit :
— C’est en Égypte que nous avons fait connaissance et où nous nous sommes liés d’amitié ! Sir John appréciait beaucoup son neveu. Cela me ferait une peine énorme s’il avait changé d’avis et ajoutait foi à cette accusation de vol !
La duchesse se mit à rire :
— N’ayez aucune crainte ! C’est l’un des hommes les mieux renseignés de la planète... mais je n’en dévoilerai pas plus ! Surtout, racontez-lui l’histoire dès qu’il arrivera, Clementine. Je suis persuadée qu’elle le passionnera ! Et qu’il pourrait y fourrer son nez ! En attendant, il faut que je me débrouille pour voir la reine ! Courage, madame, ajouta-t-elle pour la marquise. Mon petit doigt me dit que les choses pourraient s’arranger !
Sur la Tamise nocturne, Adalbert et Peter faisaient force rames, aiguillonnés par la distance qui se rétrécissait peu à peu :
— Il y a plusieurs courants dans le fleuve, expliquait Sa Seigneurie avec satisfaction. On a dû tomber sur le bon du premier coup ! Un vrai coup de chance !
— Ça c’est un mot qu’il ne faut jamais dire tant que l’on n’a pas encore atteint son but ! intervint sévèrement Marie-Angéline. J’ai entendu dire qu’il y avait aussi des tourbillons ! Alors conservez votre souffle et souquez ferme !
— Ce que vous pouvez être désagréable quand vous vous y mettez ! ronchonna-t-il, douché. Alors que c’est plutôt agréable de vous fréquenter. Mais elle a raison, Peter !
Il n’en dit pas davantage. Un incident imprévu survenait devant eux. Soudain furieuse, Plan-Crépin jura :
— Dieu du Ciel ! Je le perds !
— Quoi ?
— Il n’est plus devant nous ! Il a dû tomber sur l’un des tourbillons en question. Je savais ce que je disais, qu’il ne faut jamais parler de chance avant la victoire !
Le pendule en effet venait de s’immobiliser... et les cœurs des trois poursuivants en firent autant, puis il s’agita dans tous les sens comme pris de folie.
— Cessez de ramer quelques instants ! Il faut que je le retrouve !
Marie-Angéline sortit le morceau de plan qui correspondait à cette partie du fleuve, une discrète lampe électrique qu’elle confia à Adalbert et commença à balayer la région sans que le petit guide se décidât à opter pour une nouvelle direction.
— J’espère que ce machin ne lui a pas fait faire demi-tour ? hasarda Adalbert.
— Ce n’est pas impossible, le renseigna Peter. La barque n’est pas lourde et il doit être incapable de la maîtriser.
Muette pour le moment, Plan-Crépin avait peine à empêcher sa main de trembler. Plusieurs instants s’écoulèrent qui ne durèrent guère, pourtant il leur parut un siècle avant qu’elle ne s’écrie :
— Non. Il n’a pas fait demi-tour. Je viens de le repérer et il va toujours dans le bon sens... seulement c’est maintenant plus proche de la rive droite et ça ne va pas faire l’affaire de Finch ?
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