— Dans ces quartiers, un coup de couteau est vite venu ! murmura Peter. La plupart du temps sans que l’on sache d’où il vient !
Mais il se hâta d’ajouter, bouleversé par le chagrin de cette fille qu’il croyait en fer :
— Ne serait-ce pas parce qu’il aurait pu changer de direction ?
— ... emporté par un char volant car je ne pense pas qu’il dispose du moindre moyen de locomotion ? Le pendule me l’aurait dit ! Non ! J’ai peur...
— Et si vous essayiez malgré tout « la » question fatidique ?
De toute façon, elle l’aurait posée, même si elle n’y croyait plus :
— Si cela peut vous faire plaisir...
D’une main mal assurée, elle sortit la photo d’Aldo et son petit guide d’améthyste, se concentra de son mieux :
— Vivant ? interrogea-t-elle, et presque aussitôt sa voix se brisa dans un étranglement joyeux...
— Vivant ! clama-t-elle, soudain envahie de bonheur. Vivant... mais ailleurs ! On ne sait où ?
Ils ne pouvaient pas deviner qu’Aldo avait trouvé une barque et que, couché au fond, il descendait la Tamise avec pour la première fois l’espoir au cœur.
Il n’avait rien pour se guider sinon une paire de rames au fond de l’embarcation, mais il préférait ne pas s’en servir avant le jour... Il en profita pour dormir malgré la faim qui le tenaillait. Son dernier morceau de pain, il l’avait mangé la veille...
Rentrée chez Mary, l’équipe ne perdit pas une minute pour tenter de comprendre ce qui s’était passé. Secouée par la montée de désespoir qui l’avait secouée, Marie-Angéline ne se sentait pas au meilleur de sa forme et ce fut Mary qui prit l’initiative de demander conseil à Botti. Ce que l’on fit. Naturellement, il voulut parler à son élève :
— Pour moi, lui dit-il, il n’y a pas de doute : il doit essayer de quitter les eaux anglaises, après quoi il n’aura qu’à s’en remettre à n’importe quel bateau français et à se réclamer du chef de la Sûreté...
— Que pouvons-nous faire ?
— Tenter de le repérer et descendre le fleuve, vous aussi. Il doit être dans une barque. Ce ne sera pas facile parce que la Tamise est large et encombrée... mais en prenant un canot à moteur afin de le sortir des eaux anglaises au plus vite ! Là, il sera sauvé... Ah, j’ai une nouvelle pour vous ! Je ne sais pas comment il s’y est pris mais son beau-père vient d’arriver à Londres. À renfort de relais d’avions, je suppose.
— Il en possède un !
— C’est beau, la grande fortune ! Quant à vous et à votre équipe, courage ! Vous approchez du but !
À peine touché le sol anglais, Moritz Kledermann avait pris une chambre au Savoy, loué une Rolls avec chauffeur et s’était fait conduire à Hever Castle. Les affichettes qu’il avait rencontrées sur son chemin à travers la ville n’avaient pas peu contribué à la colère qui ne le lâchait pas depuis son échange de télégrammes avec Astor, et il était hors de lui quand sa voiture embouqua le pont-levis où les gardes eurent juste le temps de se rejeter en arrière pour ne pas être renversés.
— Ah, c’est vous ? fit le lord, apparu sur le seuil comme par magie.
— Cela vous étonne ?
— Je ne vous attendais pas si tôt !
— Tôt ou tard, sachez que je ne me contenterai pas de fumeuses explications, tandis que vous déshonorez tranquillement ma famille ! Morosini, un voleur ? Vous ne seriez pas devenu fou ?
Autour d’eux les domestiques n’en perdaient pas une miette. Embarrassé, Astor proposa :
— Allons chez moi ! Je ne tiens pas à la publicité !
— Personne n’y tient... À part cette garce d’Ava qui n’est heureuse que lorsqu’elle a l’occasion de nuire. Il semblerait qu’elle ait réussi grâce à votre aide, ce que je n’aurais jamais cru possible. Je vous croyais mon ami et, n’en ayant pas pléthore, je choisis bien en général !
Tout en parlant, ils avaient gagné ce que Moritz Kledermann appelait naguère encore en riant le « sanctuaire du Sancy ». D’un geste, Astor désigna l’emplacement vide :
— Voyez ! Il n’est pas parti tout seul !
— Racontez ! intima brièvement le banquier. Non, merci ! se hâta-t-il d’ajouter comme Astor tendait la main vers un carafon de whisky. Je ne bois qu’avec mes amis et je ne suis pas sûr que vous en soyez encore, puisque vous refusez ma parole !
Astor rougit jusqu’aux ouïes mais n’insista pas. Il détailla comment le fameux soir, alors que le temps était épouvantable, Morosini, qui avait rendez-vous avec lord Allerton pas bien loin, et avait trouvé visage de bois – Allerton avait été appelé ailleurs –, était venu lui demander l’hospitalité en raison de ses bronches fragiles...
— Il était sur le chemin du retour pour Venise.
— C’est ce qu’il prétend ! ricana le lord. En fait il était ici, avec moi. Nancy, elle, était absente et j’ai eu soudain envie d’en profiter. Bavarder avec un tel expert et cela toute la nuit, quel rêve ! Aussi avons-nous dîné ensemble et, au lieu de l’envoyer dormir dans votre cottage, je l’ai retenu au château et nous avons causé !
— De quoi ? s’étonna Kledermann, narquois. Vous avez été, je pense, ébloui par son érudition ?
— Eh bien non, et j’avoue avoir été déçu, mais il s’en est expliqué en disant que peut-être la fièvre le chamboulait...
— Ben voyons ! ricana le banquier. Alors vous lui avez montré sa chambre ! Il n’a pas trop dérangé le fantôme de la reine Anne ?
— Je ne sais pas. Je n’ai rien entendu, mais quand j’ai voulu le rejoindre pour partager le breakfast avant son départ, il avait disparu sans même laisser un merci ! Le Sancy aussi ! Là-dessus, Ava, folle de colère, a donné le mot de l’énigme.
— Et vous l’avez crue ? Je vous pensais plus intelligent que cela !
Le mot, trop dédaigneux pour n’être pas franchement maladroit, réveilla la colère du maître d’Hever :
— Je suis peut-être idiot mais je m’en tiens là. Un homme est venu et dans cette vitrine il y avait un diamant de plus de 55 carats. L’homme est reparti et le diamant s’est envolé. Donc, qu’il reprenne sa place et vous aurez droit à mes excuses. Jusqu’à cela, je ne retirerai pas ma plainte... et votre beau gendre tâtera de la prison !
Une idée soudaine traversa l’esprit de Kledermann :
— Il est vraiment beau, n’est-ce pas ?
— Qui ? Votre voleur ? J’avoue que, sur ce chapitre-là aussi, j’ai été un peu déçu.
— Allons donc ! Il a les plus beaux yeux noisette qui soient, dommage que lady Nancy ait été absente. Elle au moins les aurait appréciés à leur juste valeur ! Les femmes sont imbattables sur ce terrain !
— Cela lui aurait été difficile ! Il se plaignait d’une conjonctivite aiguë et portait des verres teintés !
Cette fois, le père de Lisa avait compris. Astor avait bel et bien eu affaire à un imposteur, mais il n’en démordrait pas pour un empire, redoutant de passer pour un imbécile. D’ailleurs il se levait, soudain très raide :
— Vous avez entendu mon dernier mot, mon cher Kledermann. Retrouvez mon Sancy et nous redeviendrons amis comme devant !
— Il faudrait encore que, moi, j’en aie envie... et cela m’étonnerait fort !
Et il était reparti !
Chose étrange chez un homme aussi sûr de lui, Angelo Botti venait de se manifester à nouveau :
— Je vous ai donné un conseil idiot ! déclara-t-il en toute simplicité. Je vous ai dit de prendre un canot à moteur ! C’est grotesque : moins vous ferez de bruit, mieux cela vaudra ! Une barque avec des hommes tirant sur leurs avirons, surtout la nuit, rien n’est plus naturel, et une fois que vous l’aurez repéré, vous pourrez l’approcher sans risquer de l’effrayer... Finch, lui, peut louer un canot à moteur et vous suivre à distance, car depuis la berge la surveillance est impossible, et il pourra se fondre parmi les nombreux bateaux qui circulent sur le fleuve qui, lui, va en ligne droite...
Émue qu’un homme aussi considérable ait pris la peine de s’excuser, Plan-Crépin le remercia avec des larmes dans la voix et en profita pour le mettre au courant du retour de Kledermann et de son entretien avec Astor à Hever Castle. Il s’en montra surpris :
— Il n’a jamais fait de doute pour personne que c’est un homme honnête et droit, et la preuve est faite pour nous qu’il a reçu un imposteur, mais la perte de ce diamant dont il était si fier doit primer pour lui à présent ! Il veut le retrouver, c’est devenu son obsession ! L’amitié, c’est bien, mais il doit penser que Kledermann est dans la même situation vis-à-vis de son gendre et qu’il doit le sauver coûte que coûte ! Et il se défend pied à pied ! L’autre a d’ailleurs fait ce qu’il fallait pour cela !
— Que décider alors ?
— Lui apporter une preuve irréfutable ! Mais... ne désespérez pas, surtout ! Il se peut que...
La communication fut soudain coupée.
— Même les plus grands médiums ne peuvent prévoir les fantaisies du téléphone ! soupira Peter.
— Et nous n’avons rien d’autre à faire que d’essayer d’intercepter la barque ! conclut Adalbert.
— Et de nous en procurer une ! De préférence du bon côté ! précisa Plan-Crépin qui, après consultation du pendule, opta pour la rive gauche. C’est de là qu’il est le plus près !
— On y va !
Tandis que Finch prenait possession du canot automobile chargé de les rattraper, on discutait. Si l’on parvenait à rejoindre Aldo, ne serait-il pas plus sage, au lieu de le ramener dans Londres, de piquer droit sur l’estuaire où les embarcations de tout poil ne manquaient pas et de filer vers la Manche, la France et la police de Langlois à qui il serait impossible de l’arracher et dont Kledermann, encore furieux de son échec à Hever, avait déjà dû investir les locaux ?
— Bien sûr, c’est la meilleure solution ! approuva Adalbert. Surtout si l’avion de Kledermann pouvait le repêcher à temps. Là, plus de problèmes. Je suis persuadé que Langlois se reproche de nous avoir laissés partir pour... Londres (il avait failli dire « pour ce foutu pays » mais s’était rappelé que ce brave Peter était anglais !). Mais on déteste l’inaction et l’on était à cent lieues de se douter de ce qui nous attendait ici !
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