— On raconte qu’il s’en passe de drôles à Hever. Écoutez, on ne va pas rester là. Je m’appelle Jenny Parker et je vis seule depuis la mort de mon mari. Venez à la ferme. Vous pourrez au moins manger un morceau et ensuite on verra ce que l’on peut faire. Mais vous êtes blessé ? ajouta-t-elle en remarquant sa cheville maculée de sang. Appuyez-vous sur moi, je vais vous soigner !

Ils gagnèrent lentement la modeste ferme qui ne respirait pas la prospérité, néanmoins Aldo put se régaler d’une omelette, d’une soupe aux choux que normalement il détestait mais qui lui parut divine. En même temps Jenny soignait sa cheville.

— Je vous garderais volontiers mais je ne vois pas à quoi je pourrais vous occuper ? Vous voulez aller où d’abord ?

— À Londres, où j’ai, certes, des ennemis mais où je pourrais le mieux me défendre.

— Dans cet état ? Vous êtes habillé comme un clochard...

— Il est préférable que je passe inaperçu...

— Pendant que vous finissez votre repas, je vais regarder si je ne peux pas trouver dans les vieux habits qu’a laissés mon époux quelque chose d’un peu moins misérable... il n’était pas aussi grand que vous... mais guère moins, je pense.

Ce n’étaient pas des habits de luxe, tant s’en faut. Des frusques de travailleur fatiguées : une veste, un tricot, un pantalon pas assez long retenu par une ceinture tressée en ficelle. Elle le coiffa d’une ce ces casquettes irlandaises très larges – presque au point de servir de parapluie ! – comme on en voyait partout dans le peuple, et le munit d’un bâton après avoir nettoyé et pansé sa blessure.

Au moment où il allait partir, elle proposa presque timidement :

— Vous ne voulez vraiment pas rester un peu... le temps de guérir ?

— Non, merci ! Vous pourriez être en danger. Je vous en supplie, si on vient vous poser des questions, vous ne m’avez jamais vu !

— Ça... je vous le jure ! Mais peut-être que quand vous serez tiré d’affaire, vous viendrez me dire bonjour ?

Il le promit du fond du cœur. Alors, elle poursuivit :

— D’après ce que j’ai vu, vous n’avez pas d’argent ?

— Pas un penny ! fit-il avec un bref sourire.

— Et moi guère plus ! Emportez au moins de quoi manger un jour ou deux, murmura-t-elle en lui donnant un fromage et un gros morceau de pain qu’elle glissa dans une musette. Et que Dieu vous protège !

— Il l’a déjà fait puisque je vous ai rencontrée... Merci, Jenny ! Vous permettez ?

Elle lui tendit sa joue et il se mit en route après lui avoir demandé s’il y avait quelqu’un en vue. Non, personne ! Et avec un geste d’adieu il s’en alla.

Du seuil de sa porte, elle le regarda s’éloigner, un peu courbé sur son bâton et claudiquant dans la brume légère du matin qui l’avala bientôt.

Il avait disparu depuis un moment qu’elle était toujours là, songeuse : qui pouvait-il bien être et qui se cachait sous ces cheveux trop longs et cette abondance de barbe et de moustache ?

— Un clochard, lui ? Il a l’air d’un prince ! soupira-t-elle avec cette étonnante intuition féminine qui se loge dans n’importe quel cerveau. Il a de si beaux yeux... et de si belles mains malgré les ongles cassés !

On lui aurait dit qu’elle était tombée amoureuse de son rescapé qu’elle aurait ri, sans doute. À son âge ! Et pourtant, c’était le cas et elle dut lutter contre elle-même pour ne pas courir le rattraper et le ramener dans sa petite ferme ! Le garder encore un moment... Ne serait-ce que le temps que sa cheville guérisse !

Pour Aldo, ce fut la dernière halte réconfortante sur le chemin de la misère.

Arrivé à Londres, la seule chose qui s’était améliorée, c’était sa cheville, elle le gênait, sans plus... Mais le reste ! Il n’avait pas d’argent en poche, pas de bijou à vendre, rien, dut mendier pour s’acheter une de ces tourtes que vendaient des marchands ambulants, coucher sur un banc quand il n’y avait plus de place dans les asiles de nuit et souvent en face d’une de ces affichettes qui reproduisaient ses traits avec la mention « Recherché pour vol ! Dangereux ! Récompense ! », cherchant en priorité un coin abrité quand il pleuvait pour ne pas être trempé jusqu’aux os, changeant de quartier pour ne pas se faire repérer... Voilà tout ce que lui avait arraché la haine d’un inconnu et surtout celle d’une femme, Ava !

Il était devenu une sorte de fantôme, lui qui avait un palais à Venise, une fortune, une femme qu’il aimait profondément, des enfants, et Tante Amélie et Plan-Crépin... et Adalbert, disparu certainement en même temps que lui et dans les mêmes conditions. Peut-être mort ? Il ne devait être d’aucune utilité, personne n’ayant manifesté une quelconque intention de le déshonorer ! Et d’ailleurs il n’était que complice...

C’était à lui qu’il pensait le soir où il s’était retrouvé à Chelsea, assis sur un banc de Cheyne Walk, pas loin de cette jolie maison qu’Adalbert y avait achetée et où l’on vivait si bien. Mais elle devait être vide. Tous les volets étaient clos et un policeman patrouillait devant. Un policeman qui d’ailleurs le fit déguerpir :

— Hé, toi, l’homme ! Tire-toi d’ici si tu ne veux pas que je t’embarque ! Les maisons désertes, c’est tentant d’y faire un casse !

— Ça va ! J’m’en vais ! gronda-t-il. Mais c’est pas parc’que j’suis pauvre que j’suis un voleur !

— C’est l’occasion qui fait le larron ! File, j’te dis !

Et il était parti vers le dock le plus proche pour tenter de réaliser une idée qui lui était venue : chercher un bateau français et y embarquer clandestinement. Si on le découvrait une fois sorti des eaux anglaises, il suffirait qu’il se réclame de Langlois, le patron de la PJ, et c’est à lui qu’on le remettrait. D’autant plus facilement que, depuis Trafalgar et même quelques siècles plus tôt, l’entente cordiale ne s’était jamais faite entre la marine française et la marine anglaise. Seulement, l’accès aux navires sur les docks était sévèrement gardé ! Il décida d’aller errer sur le port au plus près de la sortie de Londres... et même – pourquoi pas si l’occasion s’en présentait ? – de voler une barque et de se laisser entraîner jusqu’à la mer... et plus loin si possible. Ce qui voulait dire fréquenter les quartiers de l’East End...

— C’est juste à peine moins misérable que White Chapel, fit observer Peter, mais étant donné les maisons de jeu où vont s’encanailler des gens chic, la police y est plus présente. Pas en uniforme bien sûr, mais elle y va davantage il est vrai, car elle aurait trop à faire si elle devait regarder tout le monde sous le nez !

— De toute façon, trancha Plan-Crépin, si c’est là qu’il est, c’est là qu’il faut aller !

— Moi, l’endroit ne m’est pas inconnu, dit avec satisfaction Adalbert, qui, se souvenant des expéditions au « Chrysanthème Rouge », espérait qu’Aldo ne les avait pas entièrement oubliées. Finch pourra garer la voiture dans une impasse noire comme de l’encre qui se situe le long même du cabaret.

Les dernières indications du pendule penchaient vers Chinatown. Et on partit, toujours dans le même équipage.

Après avoir franchi Regent’s Canal, Finch fila se cacher dans le cul-de-sac, et l’on descendit près du fleuve. Il avait plu toute la journée, mais quand la pluie cessa, la brume en formation sur la Tamise menaçait de se changer en brouillard et l’humidité abaissait la température. Il faisait presque froid. L’air sentait le charbon, la tourbe, la vase surtout, dont l’odeur envahissait le port et ses alentours immédiats. La marée approchait de l’étale et le fleuve apparaissait comme une vaste étendue d’eau noire et plate où se reflétaient péniblement les fanaux des navires à l’ancre ; les formes sombres d’un train de péniches à l’arrêt, de deux bateaux de commerce et de barges plus ou moins chargées surgissaient de vagues nuées d’un gris blanchâtre. La sirène d’un remorqueur troua la nuit et on l’entrevit bientôt dans l’obscurité. Il amorçait sa descente vers l’estuaire :

— Il n’est pas loin, exulta Plan-Crépin. Je le sens !

On mit pied à terre pour s’engager dans une ruelle où les pavés avaient disparu, remplacés par de la boue. Des constructions basses, lépreuses, la bordaient. L’une d’elles s’offrait l’élégance incongrue mais normale, dans un quartier chinois, d’un toit vaguement retroussé. Il y avait des panneaux vermoulus portant des inscriptions asiatiques, accrochés ici et là, dont l’art raffiné ne parvenait pas à anoblir ce quartier sordide.

De rares ombres circulaient, furtives, emballées dans des houppelandes informes qui avaient l’air de se prolonger jusqu’au sol détrempé, courbant le dos, noyées dans le brouillard qui les avalait au fur et à mesure.

— On jette un coup d’œil au fameux « Chrysanthème » ? proposa Peter.

— Ça me paraît trop éclairé, répondit Plan-Crépin, avisant le vague quinquet qui rougeoyait derrière une vitre sale. Et puis il n’y est pas ! Allons plutôt par là !

Elle s’avança dans un boyau obscur qui suivait plus ou moins le cours de la Tamise, fouillant de ses yeux plissés par l’attention le moindre recoin. L’obscurité était si dense que c’était à peine si elle pouvait suivre les indications du pendule... mais il oscillait toujours et c’était cela qui comptait. Et puis soudain il s’arrêta...

— Non ! Oh, non !

Elle avait presque crié.

— Que se passe-t-il ? demanda la voix angoissée d’Adalbert.

Ce qui sortit de sa gorge étranglée était à peine audible :

— Il... il ne bouge plus ! Mon Dieu, par pitié ne nous faites pas ça ! Pas lui, pas ainsi !

La sentant au bord de la crise de nerfs, Adalbert prit ses deux mains pour les serrer entre les siennes d’autant plus fermement qu’il se sentait lui-même au bord de la panique.