— Nous arrivons ! triompha Finch. On va rentrer dans Berner Street totalement déserte à l’exception d’un chat.
Il rangea la voiture dans l’endroit prévu où elle était quasiment invisible et l’on se dépouilla des manteaux. Plan-Crépin consulta son guide d’améthyste, qu’elle promena sur la photo :
— C’est par là ! dit-elle en indiquant un boyau noir entre deux bâtisses à demi en ruine.
Et après avoir recommandé à Finch la prudence, on s’enfonça dans les ténèbres vers des lieux plus fréquentés. Très fréquentés même ! À l’exclusion des endroits où le sang des malheureuses femmes avait coulé avec leurs entrailles, White Chapel était presque aussi vivant de nuit que de jour, comme si, en se rassemblant, sa population minable tentait de se protéger de coups invisibles.
Des filaments de brume déchiquetée flottaient ici et là, à cause de l’humidité pénétrante venue du fleuve quand il faisait froid. Les explorateurs regrettèrent leurs manteaux, mais le jeu devait être joué comme on le pratiquait ici. Une rixe éclata soudain, mais personne ne s’en mêla, pas davantage quand le vaincu se releva pissant le sang par le nez et vomissant des injures avant de se diriger vers un caboulot chichement éclairé qui devait être pour ces malheureux l’équivalent du Ritz.
— Allons voir ! murmura le faux garçon. Il ne devrait pas être très loin.
Son cœur battait quand même la chamade en franchissant le seuil en si mauvais état qu’elle faillit s’étaler.
— Moi d’abord ! fit Adalbert entre ses dents et en la doublant... Salut la compagnie !
Plutôt minable, la compagnie, mais ils s’y intégrèrent facilement. Pour quelques pennies ils eurent une mauvaise bière devant laquelle Plan-Crépin s’interdit d’évoquer un chocolat bouillant... Remarquant un jeune garçon qui regardait son verre avec avidité, elle le poussa vers lui :
— Prends-le ! J’en ai pas vraiment envie ! J’aimerais mieux une tasse d’eau chaude...
— Fallait le dire, grogna le patron, mais l’eau chaude, ça s’paie !
— Oh, ça va ! grinça Adalbert en lançant une piécette sur le comptoir crasseux. Donne-lui sa flotte et qu’on en parle plus ! Fait bougrement mauvais ce soir...
— Fait mauvais tous les autres soirs pour nous autres...
Tandis que les hommes échangeaient quelques propos avec le tenancier, Marie-Angéline – rebaptisée Marc ! – s’intéressait à son obligé. Il avait un accent d’Europe centrale et n’avait sûrement pas plus de dix-huit ans.
— Pourquoi t’es là, dans ce trou pourri, alors que t’as toute la vie devant toi ?
— Où veux-tu qu’j’aille ? J’suis tout seul...
— Justement, va à la campagne ! T’es maigre mais pas si mal bâti ! tu trouv’rais à t’placer comme garçon d’ferme ? Et au moins tu mang’rais tous les jours à ta faim !
— C’est pas facile d’sortir d’ici une fois qu’on y est rentré ! On s’habille avec des loques et on vit dans la misère. Ou alors, ajouta-t-il tout bas, faut appartenir à une bande, et ceux-là sont impitoyables ! Un crime de plus ou de moins, ça compte ? Le type qu’on a éjecté c’te nuit en sait quelque chose !
— Quel type ? demanda-t-elle alors que son cœur manquait un battement.
— Un pauv’gars qui déambulait par ici depuis quelques jours. Seulement il était trop gentil... et surtout y causait pas comme nous ! Un des chefs de bande a décidé que c’était sûrement un espion... et tout à l’heure j’l’ai vu embarquer. Pour où ? J’en sais rien. Note, ils auraient pu le tuer mais ils ont préféré s’en débarrasser en l’jetant ailleurs. Faut quand même prendre des gants, des fois qu’il appartiendrait à la police. Lui arrive d’avoir des réactions brutales à la rousse, quand elle pique une rogne...
Le regard angoissé de « Marc » rencontra celui d’Adalbert qui ne put s’empêcher d’enchaîner :
— Y r’essemblait à quoi, ce mec ?
— Difficile à dire ! Grand s’il s’était pas t’nu voûté, plus tout jeune ! Des ch’veux et d’la barbe partout ! J’vois rien d’autre ! Ah si, les yeux ! Ça change pas, la couleur des yeux ! Ça pâlit dans la maladie, c’est tout !
— Et les siens étaient ?
— Bleu clair... tirant sur le vert.
— On pose trop de questions ! souffla Peter à Adalbert.
Et, de fait, le patron commençait à s’intéresser à eux peut-être plus qu’il n’aurait fallu, et d’ailleurs apostrophait le jeune homme :
— Te mêle donc pas de c’qui t’regarde pas ! Et vous, si vous êtes cuités, foutez le camp ! Toi surtout, l’gars au tarin pointu ! T’es curieux... comme une bonne femme !
— Oh, ça va, protesta-t-elle languissamment. Quand on va au bistrot, c’est pour s’en boire un coup et s’changer un peu les horizons ! Sinon la borne fontaine suffirait ! et pour c’que c’est marrant ici !
— D’accord mais moi j’vous ai assez vus ! Alors on s’tire ! Sauf toi, Slobod. Tu me tiens compagnie encore un moment !
En se retrouvant dans la rue obscure, Plan-Crépin était au bord des larmes :
— C’est lui, j’en suis sûre ! On l’a manqué de peu ! C’est fichu pour cette nuit ! Rentrons !
Ils regagnèrent Berner Street sans réelle difficulté – le crime odieux qui la marquait en faisait un peu sa publicité... – mais en se relayant pour vérifier qu’ils n’étaient pas suivis. En rejoignant Finch, on rejoignit aussi les manteaux, et ceux-ci furent les bienvenus car tous étaient frigorifiés. Idem pour le retour chez Mary où, nantis du chocolat chaud évoqué tout à l’heure avec quelle nostalgie, on lui raconta comment s’était passée cette première exploration.
— En tout cas, constata-t-elle, et même si vous ne ramenez pas Aldo cette nuit, vous l’avez manqué de peu et le pendule de Botti me paraît fiable à cent pour cent ! Il nous dira demain où on l’a emmené.
— Et si c’est dans la Tamise ? évoqua Adalbert, vous croyez qu’il saura indiquer à quel endroit ?
— Sans aucun doute tant qu’il sera vivant ! répondit-elle en caressant avec une espèce de tendresse le bel étui d’or gravé.
— Mais après ?
Marie-Angéline posa la question rituelle et la réponse fut celle qu’elle espérait :
— Toujours vivant !
11
Nuit sur la Tamise
Depuis qu’il s’était endormi dans le cottage d’Hever, Aldo avait l’impression d’avoir été précipité tout droit dans un enfer, un enfer glacé comme seul Dante avait pu l’imaginer...
Il s’était d’abord réveillé couché sous une couverture, à l’arrière d’une voiture roulant à vive allure. Sur les sièges avant, deux hommes lui tournaient le dos et discutaient... de lui !
— Tu parles d’un truc ! disait l’un. Ç’aurait pas été plus simple de lui filer un coup d’surin et d’l’expédier à la baille ?
— T’as rien compris. Ce que veut le patron, c’est en premier de le déshonorer.
— Drôle d’idée ? Pourquoi ?
— Qu’est-ce que j’en sais ? Ce sont les ordres ! Après seulement il s’en débarrassera.
Soudain la voiture s’arrêta :
— Tiens ! Un bistrot, dit l’un d’eux. J’boirais bien un café, moi ! Surtout qu’y fait pas chaud !
— D’accord, mais faudrait peut-être qu’on l’attache ?
— Avec la dose qu’il a eue ? Va dormir comme ça jusqu’à destination.
Les portières claquèrent. Les deux hommes s’éloignèrent. Alors Aldo releva la tête qu’il avait un peu vaseuse. Il ne comprenait rien à ce qui lui arrivait mais une idée surnageait : fuir ! Et le plus vite possible !
Vivement, il ouvrit la portière, se glissa à terre en dérangeant le moins possible la couverture, réussit à refermer sans faire de bruit, se laissa aller et faillit crier : la route était au bord d’un terrain en assez forte pente sur laquelle il roula jusqu’à ce qu’un bosquet d’arbres et un épais buisson l’arrêtent, non sans lui faire mal. Cependant il retint son cri : là-haut la voiture redémarrait. Les truands ne s’étaient aperçus de rien.
Lui aussi, à présent, il fallait qu’il disparaisse, et il se mit en marche dans une obscurité qu’il accommodait relativement bien, cependant une de ses chevilles le faisait damner de souffrance... et il ne portait pas ses vêtements habituels, pas même ceux – trop vastes – du cinéaste américain. Ceux-là – un pantalon effrangé, un vieux paletot de laine gris mité – le défendaient mal du froid de la nuit. Il aurait donné cher pour un café bouillant mais il n’avait pas un sou en poche. En outre, sa tête encore plus ou moins sous l’influence de la drogue ne parvenait pas à retrouver une idée claire, sinon celle-ci : il ne fallait pas rester là car tôt ou tard on le chercherait.
En se relevant avec difficulté, il sentit sous sa main un tronçon de branche morte qui lui fournit un bâton solide sur lequel il s’appuya, puis, claudiquant, il s’enfonça dans l’obscurité sans savoir où il allait. Il se sentait fatigué, si fatigué, et la nuit était si humide. Alors, distinguant à peine ce qui devait être un bâtiment de ferme où il sentit qu’il y avait de la paille, il s’étendit dessus, se roula même dedans avec délices parce que c’était sec et chaud. Enfin, il retomba dans le sommeil...
Une main posée sur son épaule le réveilla :
— Qu’est-ce que vous faites là, mon pauvre monsieur ? s’inquiétait une voix de femme.
Ouvrant les yeux, il vit qu’elle n’était plus de première jeunesse et qu’une vraie compassion habitait son regard las.
— Je crois que je n’en sais rien, madame... J’ai été attaqué, on m’a enfermé et j’ai réussi à m’échapper, mais on m’a dépouillé de tout...
— Vous habitez où ?
— À... à Londres... Je m’appelle Josse Bond.
— Mais pourquoi êtes-vous dans ma grange ?
— Je cherchais du travail et on m’avait dit qu’on embauchait à Hever où l’on emploie toujours beaucoup de monde ! Et puis je me retrouve ici sans savoir comment j’y suis venu...
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