Pour le moment celui-ci indiquait White Chapel, et c’est là qu’on allait !
Histoire de se rendre compte de ce que cela donnait de jour et en dépit des protestations de Mary, elle était allée s’y promener comme une domestique qui a eu des malheurs, surveillée par Finch accommodé dans le même style, et ce qu’elle avait découvert l’avait effrayée en dépit de son courage.
Elle se faufila dans les méandres d’un monde misérable. La foule encombrait une étroite ruelle encore rétrécie par les étalages volants où s’agitaient des vendeurs haillonneux vantant à grand bruit leur triste marchandise, linge effrangé, vêtements plus ou moins usagés, chaussures éculées, savates, couvre-chefs variés aussi repoussants que possible : tout se vendait... même des montres, luxe inouï, sans doute chapardées dans un quartier cossu.
Des femmes, crottées jusqu’au ventre, affublées de casquettes d’homme et serrant autour de leurs épaules des châles mités, discutaient les prix à grand fracas, ne s’interrompant que pour flanquer des taloches à des gamins dépenaillés aux doigts déjà agiles. Et des ruelles comme celle-là, on en comptait des dizaines, suivant un « tracé » délirant dans lequel il n’était pas évident de s’y reconnaître de jour. Alors qu’est-ce que cela devait être la nuit sous le vague éclairage des lampes à acétylène accrochées ici ou là ? Pourtant, avant qu’elle ne plonge dans ce bourbier, le pendule – qu’il ne pouvait être question d’exhiber – avait, avant le départ, signalé la présence d’Aldo dans un certain périmètre, mais elle n’aperçut personne présentant la moindre ressemblance... et comprit qu’elle-même pouvait être en danger quand Finch, surgissant de nulle part, envoya d’une bourrade, dans la poussière, une matrone qui prétendait explorer ses poches, et entraîna Marie-Angéline au pas de course.
Pourtant, au logis, le pendule confirmait qu’il fallait chercher de ce côté.
— Il faut à tout prix que j’y aille ! gronda Plan-Crépin, les dents serrées, et qui s’en voulait parce qu’elle devait admettre qu’elle avait peur.
Peur, elle ? La descendante de ces gens qui, pour s’en aller délivrer le tombeau du Christ, traversaient des déserts et des terres hostiles jusqu’à Jérusalem – mais la cause était sainte et le combat glorieux ! Rien à voir avec ce qu’elle avait découvert aujourd’hui, cet amoncellement de taudis, ces ruelles sans tracé défini, ce dédale où le danger accompagnait chaque pas ! Et pourtant Aldo y survivait !
Elle évoqua Botti, et son conseil germa soudain dans son esprit : s’habiller en garçon. Pauvrement vêtue, sa chevelure bâchée d’une de ces larges casquettes irlandaises comme on en voyait partout. Finch qui ne la quitterait pas, la partie devenait beaucoup plus jouable, mais on se gardait bien d’en parler à Mme de Sommières... et à lady Clementine donc !
Or les protestations les plus violentes vinrent des hommes :
— Pourquoi Finch et pas moi ? s’indigna Adalbert. Vous pensez que, pendant ce temps-là, je vais rester benoîtement ici à regarder les aiguilles de ma montre ?
— J’en ai autant à votre service ! renchérit Peter. Il vous faut absolument une escorte solide ! Vous l’aurez ! la création théâtrale a toujours été l’une de mes passions et je peux parfaitement ressembler à autre chose qu’à une gravure de mode ! En outre, je vous rappelle – discrètement ! – que Finch est sous mes ordres !
Et l’on établit le plan de campagne suivant : Finch et sa voiture emmèneraient ses trois passagers à peu près normalement habillés jusqu’aux abords immédiats du lieu de White Chapel désigné par le pendule, portant tous les trois des manteaux noirs et amples cachant leurs déguisements... et des culottes pour Marie-Angéline et son pendule. Là ils chercheraient un coin retiré pour y dissimuler la voiture dans laquelle d’ailleurs Finch resterait, faisant confiance au sens de l’orientation de son maître pour le rejoindre sans peine. Arrivés à cet endroit, ils abandonneraient les manteaux, se coifferaient de casquettes et partiraient en chasse, armés, en ce qui concernait l’élément masculin, et Plan-Crépin deviendrait un garçon comme les autres.
— Mais enfin, se révolta-t-elle, la police ne vient jamais mettre son nez dans ce cloaque ?
— Elle fait un effort de temps en temps mais cela ne représente qu’une partie de l’East End. Ses enclaves de Wapping, Mile End, Limehouse – le quartier chinois – sont aussi dangereuses les unes que les autres. Jadis on y avait accumulé les fabriques nauséabondes comme les tanneries, les déchetteries, même les poissonneries, l’exode rural y a multiplié pendant plus d’un siècle un grand nombre de pauvres gens et d’étrangers venus d’un peu partout, y amoncelant les bouges de plus en plus sordides pour en venir à ce que nous affrontons. Naturellement, l’épouvantable histoire de l’Éventreur n’a rien fait pour rehausser la réputation...
— J’ai pourtant entendu dire qu’il arrivait à des gens convenables de s’y aventurer...
— C’est surtout sur Chinatown et singulièrement Limehouse parce que le jeu clandestin y fleurit... et puis il existe des « patrons » qui en tirent des revenus aussi souterrains que confortables, et on n’envoie pas la police tuer la poule aux œufs d’or, même si c’est la pire misère qui les pond !
Le ton soudain grave de l’Honorable Peter ne se discutait pas.
— Toujours quand nous cherchions la Rose, reprit Adalbert, songeur, on a – si j’ose dire ! – exploré un endroit au bord de la Tamise où on jouait un jeu d’enfer. Ça s’appelait le « Chrysanthème Rouge »...
— Il s’appelle encore ainsi, même si le propriétaire d’alors s’est suicidé et si l’on a ramassé les cadavres de deux de ses sbires parmi les déchets de l’île aux Chiens. Ce n’est donc certainement pas là qu’il veut se diriger !
— L’île aux Chiens ? Le pendule en est assez éloigné. Il s’orienterait plutôt de ce côté-là ! fit Marie-Angéline en indiquant un endroit sur la carte.
— Le territoire de l’Éventreur ! Pas tellement étonnant, il flanque la frousse encore maintenant à des tas de gens et, de ce fait, c’est l’un des plus misérables.
On décida que Finch garerait sa voiture dans le recoin le plus obscur de Berner Street où l’on avait retrouvé l’une des victimes du monstre. Si dans la journée il inspirait une curiosité malsaine, de nuit c’était une véritable terreur, comme les autres lugubres sites de ces meurtres sauvages.
— Pas peur des fantômes, Finch ? taquina Adalbert qui, durant sa maladie, avait appris à apprécier ce serviteur silencieux, doué, à l’instar de son Théobald, de multiples talents.
Enfin, la nuit venue, on prit le départ sous le regard angoissé de Mary que ses propres dons de médium, moins puissants que ceux de Plan-Crépin mais cependant appréciables, faisaient vivre dans la crainte. L’équipement garçonnier de son amie parvint à lui arracher un sourire :
— Il faudra que je vous peigne ainsi affublée ! Ne fût-ce que pour égayer notre pauvre marquise qui ne possède, elle, aucun talent de médium en dépit de sa vaste intelligence.
— Ah, mais on peut être un médium sans le savoir et complètement crétin ! répondit-elle sans y penser. Ce n’est pas le même processus ! Et c’est déjà un bon point de savoir de quel côté chercher... Consultez les cartes pendant ce temps-là !
Adalbert ronchonna :
— Ça suffit, les causeries ! Il est l’heure de partir !
On s’installa dans la voiture qui attendait à demi cachée par une statue. La nuit était sombre et humide, avec des écharpes de brouillard. Adalbert réitéra sa question à Finch :
— Vous ne m’avez pas répondu, Finch ! Vous n’avez pas peur des fantômes ?
— Pas plus de ceux d’ici que de ceux d’Hever Castle. Ils sont pitoyables plus que méchants, et les vivants sont bien plus redoutables.
— Mais vous y croyez ?
— Comme tout bon fils d’Albion et, par exemple, comme Sa Seigneurie elle-même !
— C’est vrai, Peter ?
— Mais évidemment que c’est vrai ! Et mon regret est de ne pas en avoir assez rencontré... et même pas rencontré du tout, bien que les châteaux de mon ducal père en soient squattés par une bonne demi-douzaine. Qui ne m’intéressent guère, d’ailleurs ! Ceux qui m’attirent, ce sont les femmes. Jolies de préférence ! Ainsi je donnerais cher pour être mis en présence d’Anne Boleyn, assez belle pour faire divorcer un roi, détacher l’Angleterre de Rome et bouleverser le pays de fond en comble, mais avec cet âne d’Astor, je n’ai jamais réussi à me faire inviter à passer une nuit au château. La perte de son fichu diamant est en train de lui faire perdre le sens des réalités !
— Et vous voudriez la voir... même si elle transporte sa tête sous son bras, ce qui ne doit rien avoir de séduisant !
— Je suis sûr qu’elle doit faire une morte merveilleuse ! conclut-il avec âme...
Pendant ce temps on avait roulé, faisant honneur au sens de l’observation de Finch car, à mesure que l’on approchait de l’East End, le brouillard s’épaississait ; un de ces brouillards troués par les cornes de brume et le pâle halo des réverbères. Assez pour inquiéter le chauffeur muni d’ailleurs d’une boussole.
— Il ne manquerait plus que je nous perde ! mâchonna-t-il.
— Rassurez-vous, on est dans la bonne direction, assura Plan-Crépin qui avait sorti son pendule... caché jusque-là dans son soutien-gorge.
— Vous l’avez emporté ? s’inquiéta Peter. Et si vous vous le faites voler ?
— Je le tiens solidement, n’ayez crainte ! Quant à l’étui à cigarette en or, je l’ai remplacé par une petite photo d’Aldo.
Bien heureusement, le brouillard s’effilocha en écharpes de brume comme l’on venait de franchir le canal. En même temps, le remugle d’une vieille tannerie vint offenser leurs odorats :
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