Quant à la fréquence des visites de Sa Seigneurie, pas rares mais jamais quotidiennes, il leur avait inventé une explication bien dans son style : il était tombé amoureux de Mary et venait tous les jours lui « faire sa cour » armé de fleurs, de gâteaux et de menus présents.

La duchesse Caroline elle-même apportait son aide à cette version qui, naturellement, faisait jaser dans la bonne société. Le peintre était de renom, la jeune femme séduisante... mais elle était tout de même mariée, même si son époux continuait de garder les confins de l’empire du côté de Peshawar.

— Mon Peter est un romantique, très épris d’histoires médiévales. Il s’est déclaré son chevalier sans espérer rien d’autre, et, s’il va chaque jour faire sa cour, c’est dans l’esprit de la Table ronde ! C’est assez touchant d’ailleurs !

Et personne ne se serait permis de refuser une aussi romantique version tant la langue de Caroline était redoutée... même si, sous le manteau, une voix discrète n’avait commenté pour une oreille qui l’était tout autant : « Avec ça que Lancelot s’est gêné pour s’envoyer Guenièvre ! » Il est vrai que Peter n’avait pas le physique du plus romantique des chevaliers qu’une femme puisse héberger dans ses rêves d’amour. Il expliquait lui-même :

— Cela pourrait faire plus de bruit s’il s’agissait de mon frère Randolph, futur duc de Cartland, mais je ne suis que le cadet et un cadet ne compte pas ! Ça sert à quoi ? Ça n’hérite même pas d’une petite cuillère, et si je n’avais hérité de ma marraine, je serais pauvre comme Job. Elle ma laissé quelques sous.

Ce qui expliquait le train de vie confortable. En outre, le physique de Peter le classait davantage dans la catégorie des amuseurs que dans celle des séducteurs. Ce qui assurait une parfaite tranquillité pour mener à bien une tâche aussi redoutable qu’épuisante.

Chaque matin, donc, il envoyait Finch aux nouvelles, et vers le soir il venait « prendre le thé », quand l’heure approchait où l’errant était censé se chercher un asile pour la nuit, car selon le pendule Aldo était toujours vivant... Le reste du temps, il le dépensait près du téléphone, avec une remarquable simplicité, prêt à filer au moindre appel, prêt à se mêler à n’importe quelle foule ou à expédier Finch accommodé dans le même esprit. Tous deux avaient passé des heures devant le portrait d’Aldo au point d’en connaître chaque trait par cœur avec, comme il se devait, l’aide d’Adalbert.

Celui-ci avait eu d’ailleurs une excellente idée : Finch avait tiré une série de photos sur lesquelles toutes sortes de transformations avaient été portées avec barbe, moustache, cheveux plus ou moins longs sous des couvre-chefs plus ou moins misérables comme il en pullulait dans les bas quartiers. L’aide de Mary avait été précieuse pour réaliser ces montages. Non seulement elle le connaissait parfaitement, mais son œil et son pinceau magiques réalisaient des merveilles, stimulée par le mot incroyable : vivant !

Une première piste leur avait été fournie presque par hasard dès le second jour pendant une exploration générale de la Tamise : le dock Sainte-Catherine, près de la Tour de Londres, qui n’était pas vraiment le plus guenilleux. Là accostaient les grands navires venus du bout du monde, apportant leurs charges de thé, d’indigo, de bois exotiques, de parfums, de houblon pour la bière, de nacre ou de marbres.

— Cela pourrait s’expliquer. N’oublions pas que toute une flopée de dockers, de clochards, de tire-laine et aussi de mendiants y grouille...

— De mendiants ! avait souligné Plan-Crépin avec une amertume que Mary avait aussitôt corrigée :

— Soyons logiques ! Selon ce que vous a dit Botti, il serait dans une noire misère, sans un sou en poche : il faut bien qu’il se nourrisse ! Alors...

— Pardonnez-moi ! Je suis sans doute encore trop néophyte...

Finch qui connaissait Londres comme sa poche – ayant vécu jadis une « période difficile » – s’était précipité et avait sillonné le dock la nuit entière. En vain ! Le lendemain, le pendule ne l’indiquait plus... et ne signalait pas d’autre piste, sinon la mention de la vie persistante...

— Il aura peut-être emprunté une barque, à la fois pour y dormir et se laisser glisser vers l’aval...

— Dangereux ! coupa Peter ! On l’aurait retrouvé, car nulle part ailleurs la police fluviale n’est mieux faite qu’à Londres et ils ont des as dont le roi est sans se tromper le sergent Worraby. Dans celle de la Cité ou la Métropolitaine qui ne se défendent pas trop mal, aucun ne vient à la cheville de Worraby ! Surtout, d’ailleurs, pour repérer les noyés ou qui menacent de le devenir, et cela parce qu’il éprouve une véritable passion pour son métier. Il ne conçoit rien de plus séduisant que la Tamise nocturne, ses docks et ses eaux lourdes à l’odeur de vase épaisse et tenace...

— Oui, mais ça, Morosini ne le sait pas ! dit Mary.

— Il se peut, mais à y réfléchir, je me demande si tomber dans les mains de Worraby ne serait pas la meilleure solution pour lui. C’est un policier essentiellement humain et compréhensif. Au moins, il serait bien traité et pourrait attendre sereinement que Kledermann remette les choses en ordre !

— Et ça se passera comment, quand lord Astor aura retiré sa plainte ? s’enquit Mary.

— Oh, le plus facilement qui soit. Ce sera proclamé à travers le royaume ! Une immense publicité si vous voulez et, où qu’il soit, il sera mis au courant et n’aura plus qu’à sortir de son trou !

Or il advint l’impensable et ce fut un coup de téléphone de Lisa qui les en informa. Furieux, bien entendu :

— J’ai reçu un télégramme de mon père. Il a aussi télégraphié à lord Astor pour qu’il fasse cesser ce scandale, et ce misérable – il n’y a pas d’autre nom ! – a répondu qu’il avait accueilli mon époux, que c’était bien lui, qu’il était reparti avec le Sancy et qu’il ne retirerait pas sa plainte tant qu’il n’aurait pas récupéré son diamant ! Que faut-il faire ?

— Rien ! répondit Mary. Attendre qu’il rentre et, face à face, ce ne sera peut-être plus la même chanson. En attendant, essayer de retrouver Aldo !

— Mais il est peut-être déjà trop tard ?

Sa voix tremblait à cause des larmes qui l’encombraient, ce qu’entendant, Marie-Angéline prit l’appareil :

— Je suis certaine qu’il vit toujours !

— Mais comment ?

— Je vous expliquerai après ! Il est important que vous restiez en contact avec votre père ! Vous avez compris ?

Au bout du fil, la voix changea. Mme von Adlerstein avait pris l’appareil :

— Oui ! Soyez tranquille de ce côté-là. Je veille sur elle. Avez-vous des nouvelles de France ?

— D’hier : le grand patron de la Sûreté française, grâce à qui on a pu joindre M. Kledermann, met en branle toutes les autorités pour obtenir satisfaction. Il est certain que la résistance d’Astor ne doit pas lui plaire ! D’autant plus qu’elle est incompréhensible, mais on lui fait confiance.

Difficile, en effet, de révéler que les « autorités » annoncées se réduisaient sans doute au discret mais sans aucun doute efficace agent que Langlois avait annoncé son intention d’infiltrer à Hever Castle. L’attitude plus que surprenante de lord Astor – un homme irréprochable pourtant ! – devait le confirmer dans son initiative.

— Et nous, conclut Peter, on continue !

Ce jour-là, d’ailleurs, il apportait une bonne nouvelle qui, si elle n’adoucissait guère la déception, était tout de même un peu réconfortante : après une légère dispute avec Finch, Adalbert avait déclaré qu’il entendait rejoindre l’unité combattante, que cela plaise ou non. Ses forces étaient à présent suffisantes pour qu’il puisse se lancer dans les rues.

— Il faut le laisser faire ! assura Plan-Crépin – après consultation du pendule. Non seulement il peut le reconnaître sous n’importe quelles frusques, mais son amitié le rend capable de le flairer à la façon d’un chien de chasse !

Encore fallait-il se rendre sur le « terrain de chasse » sans attirer l’attention, et cela, c’était le domaine de Finch. Il acheta à son nom la voiture la plus modeste qu’il pût marchander, et on se lança dans la première expédition. La nuit venue, il embarquait Adalbert, vêtu plus que sobrement, et Marie-Angéline, pratiquement invisible à force de discrétion. Mais bien entendu armée du pendule.

— Je vous emmène où ? questionna-t-il.

— Il serait quelque part du côté de White Chapel, mais ça a l’air pas mal embrouillé...

— Ça le serait même en plein jour ! L’un des quartiers les plus misérables et les plus populeux de Londres...

— Des plus mal famés aussi, précisa Peter, depuis les exploits de Jack l’Éventreur. Même sous le soleil, ce qui est rare, ce n’est pas facile de ne pas s’y perdre. Alors la nuit !

— Quand on se cache, on n’est pas difficile ! commenta Adalbert. Nous l’avons un peu exploré jadis, avec Aldo, en courant sur les traces de la « Rose d’York ». Il est vrai que nous avions un guide des plus pittoresque et froussard comme il n’est pas possible, mais bien utile. La plupart de ses discours, il les empruntait à Shakespeare. Physiquement, c’était un petit bonhomme au corps replet avec la tête d’un épagneul mélancolique.

— Quel était son métier ? interrogea Mary.

— Il était – en principe ! – journaliste et faisait les « chiens écrasés » à l’Evening Mail, mais il ne se débrouillait pas mal avec les quartiers pourris !

— On ne sait jamais, il pourrait peut-être servir ? pensa tout haut Plan-Crépin.

Ce n’était pas l’avis de Peter :

— Un journaliste, en face d’un pareil scoop ? La gloire et la carrière assurées ? Vous rêvez, chère amie !

— Vous avez sans doute raison ! soupira-t-elle en se promettant d’en toucher un mot au pendule.