— C’est pourtant vrai ! On dirait qu’elle a compris ?

— L’espoir est une belle chose, Plan-Crépin... et je lui ai seulement dit qu’un bruit se chuchotait qu’il vivait encore...

— Et nous repartons pour Londres ? Sans perdre un instant ?

— Retenez nos places sur le prochain bateau. Puis télégraphiez à Clementine que nous arrivons ! Elle va être ravie. Elle s’ennuie tellement quand sir John est à des milliers de kilomètres d’elle. Et cette fois, nous allons directement chez elle ! Je vais vous donner l’adresse !

Elle s’approchait de son petit bureau pour y prendre son carnet quand Plan-Crépin qui était déjà près de la porte se ravisa :

— Seigneur, j’allais oublier, et Dieu sait si c’est important ! Avons-nous un objet appartenant à Aldo ?

— N’avez-vous pas emporté une cravate ?

— Oui, mais fraîchement venue de chez le teinturier où elle a perdu une bonne partie de son efficacité. Même pour Botti ! Il est si fort qu’il a tout de même réussi à en retirer un renseignement... mais moi, je ne suis pas lui et j’ai de longues heures d’étude devant moi !

— Dans ce cas, je ne vois pas ce que je pourrais bien vous dénicher ? réfléchit la marquise. En dehors des vêtements qu’il a laissés ici avant son départ et qui sont tous passés par le nettoyage...

— C’est beau, l’amour de la propreté ! soupira Plan-Crépin. J’avoue, en ce qui me concerne, que j’étais tellement bouleversée de voir mon bel Aldo transformé... en cette abomination ambulante...

— N’exagérons rien ! Admettez qu’on pouvait le regarder sans frémir. Son étui à cigarettes armorié qu’il a oublié, Dieu sait pourquoi ! s’écria soudain Mme de Sommières, triomphante. Je me suis hâtée de le ranger dans le secrétaire de ma chambre !

Mais elle parlait pour le décor. Plan-Crépin avait pris son élan et grimpait l’escalier quatre à quatre. Quand elle revint, le magnifique objet d’or qu’Aldo, grand fumeur devant l’Éternel, maniait à longueur de journée et même de nuit, reposait à plat sur la paume de sa main recouverte d’un fin mouchoir blanc :

— Voilà ! conclut-elle. Je crois qu’avec ce support nous sommes parées ! Il ne nous reste plus qu’à rembarquer pour ce « foutu » pays !

— Oh ! Vous devenez grossière, Plan-Crépin !

— Je vous en demande bien pardon, mais il est dans la vie des moments où ça soulage sérieusement ! Et puis, de toute façon, je n’ai jamais aimé l’Angleterre ! Et... depuis Waterloo, tiens !

— Mauvaise perdante, hein ?

— Non. Logique ! Si le marquis de Grouchy n’était pas allé cueillir des pâquerettes – ou ne s’était pas laissé acheter ! –, Blücher n’aurait pas emporté la décision finale !

Ce soir-là, Mme de Sommières se coucha plus tôt que d’habitude et n’eut pas droit à sa lectrice. Ce qui n’était pas grave car elle lisait fort bien toute seule. Plan-Crépin trépignait de se lancer dans les exercices recommandés par l’homme qui venait de lui ouvrir de si larges horizons.

Durant de longues minutes, elle resta là, assise sur son lit, en face de ce bel objet typiquement masculin qu’elle avait vu si souvent entre les mains racées d’Aldo, quasi hypnotisée et la gorge nouée, si émue qu’elle était au bord des larmes...

Pourtant, elle se reprit. Celui qui était désormais son maître ne lui avait-il pas dit combien la sérénité était importante pour obtenir de bons résultats ? Alors elle essaya une prière, son refuge habituel, et les paroles du Veni Creator se présentèrent d’elles-mêmes à sa mémoire.

Botti n’était-il pas lui-même chrétien affirmé, ainsi que l’attestait le magnifique tableau rond de La Madone à la grenade qui régnait sur son cabinet ?

Elle attendit quelques instants, tel le plongeur qui va se lancer tête baissée dans une mer inconnue, puis lentement étendit une main sur la surface d’or poli en pensant intensément au disparu, l’autre tenant le pendule qui doucement se mit à tourner, elle ferma les yeux et, au bout d’un moment, crut voir se dessiner une forme vague...

9

Le bal de la chasse

Si Ava Ribblesdale-Astor avait une ennemie au monde, c’était bien la duchesse de Cartland, mère de l’Honorable Peter. Cette fort grande dame – elle était elle-même fille de duc ! – l’avait détestée dès le premier regard, le soir où elle l’avait vue, peu après son remariage avec lord Ribblesdale lors de sa présentation à la cour de Saint-James, venir faire les trois révérences rituelles, le chef orné des non moins rituelles plumes d’autruche blanches.

Normalement, sa situation sociale compliquée aurait dû la tenir à l’écart de cet honneur, son premier mari, John Jacob IV Astor – cette famille n’usant que d’un nombre restreint de prénoms, on les numérotait pour s’y retrouver –, avait fini par divorcer, à force d’exaspération, pour se remarier, mais en revenant de son voyage de noces, il avait rencontré une mort héroïque sur le Titanic, et Ava, de la situation avilissante de divorcée, s’était retrouvée veuve, ce qui lui avait permis de prendre place dans les notabilités britanniques. C’est donc ce jour-là que Caroline Cartland avait posé pour la première fois son regard bleu sur le beau visage de la nouvelle lady et décidé sans plus tarder de la détester toute sa vie !

Ce n’était pas et de loin une question de basse jalousie féminine, même si la nouvelle venue était toujours une éblouissante beauté bien que plus toute jeune, alors que Caroline se situait dans une honnête moyenne à l’exception de son regard d’une merveilleuse couleur d’aigue-marine. Très observatrice d’ailleurs, la duchesse avait presque instantanément détecté, chez cette dernière, une dose peu ordinaire de sottise et de méchanceté, éveillant une méfiance et une aversion que l’Américaine ne lui avait jamais fourni l’occasion de rectifier si peu que ce soit. En dépit de son extrême séduction, elle n’en était pas moins une mégère au cœur sec, n’ayant jamais aimé ni parents, ni maris, ni enfants ni même amants, dont elle comptait une assez jolie collection.

Le soir même de sa présentation, elle avait donné un échantillon de ses talents en déclarant à haute et intelligible voix :

— Je ne sais plus où j’ai entendu dire que lady X... était vraiment une jolie femme ! En ce qui me concerne, je la trouve vraiment très quelconque !

La dame en question n’étant éloignée que d’environ deux mètres...

Pour la duchesse Caroline, la cause était entendue et, étant d’une nature impétueuse, il avait fallu l’intervention, non de son époux qui confondait autorité et mauvais caractère, mais de deux ou trois amis pour l’empêcher de voler dans les plumes d’autruche de la délicieuse Ava.

Depuis, Sa Grâce avait rencontré quelques occasions d’asséner des vérités premières à son ennemie qui lui détendaient les nerfs et mettaient en joie ses nombreux amis, soutenue brillamment par son fils Peter, la prunelle de ses yeux, et qui d’ailleurs adorait sa mère sans en faire pour autant étalage. Aussi le scandale suscité dans la haute société – et même ailleurs ! – les voyait-il côte à côte prêts à en découdre pour la bonne cause.

Si Peter n’avait pas encore eu l’occasion de rencontrer Aldo, sa mère, elle, le connaissait un peu, ayant franchi le seuil du palais Morosini plusieurs années plus tôt pour voir un magnifique rubis birman ayant appartenu à la Grande Catherine. Non pour l’acheter, juste pour l’admirer. En effet, le destin avait voulu qu’elle partageât avec lady Ribblesdale la passion des pierres précieuses, à cette différence près que la provenance lui était indifférente. Elle aimait les pierres simplement pour leur beauté, qu’elles soient montées ou non.

Pour Ava, aimer signifiait convoiter et posséder. Or, depuis des décennies, Ava enviait férocement le Sancy à sa cousine Nancy. Car elle ne pouvait s’empêcher de l’admirer quand au cours d’une soirée celle-ci le portait dans ses cheveux ou à son cou. Possédant elle-même de très beaux bijoux de famille, dont un Mazarin, Caroline avait apprécié pleinement sa visite à Venise, l’harmonie du palais, l’accueil du délicieux M. Buteau et la compagnie du couple Morosini. Aussi la nouvelle du vol du diamant avec Morosini comme coupable désigné l’avait-elle mise hors d’elle :

— On ne peut tout de même pas laisser commettre un tel crime sans bouger un cil ? Ce pauvre Morosini risque d’y laisser son honneur et Dieu sait quoi encore ?

— Je partage entièrement votre indignation, mère, et je n’ai pas attendu que vous m’en parliez pour étudier la question.

— Et le résultat ?

— Il faut se débrouiller de notre mieux pour pourrir la vie de cette bonne femme infernale ! Seulement ce n’est pas si facile : les gens sont si férus de scandales...

C’est alors que l’exposition de Mary Windfield lui avait fourni l’occasion d’envoyer sa première flèche et, depuis, il avait tenu Caroline au courant des péripéties de l’aventure dans laquelle il avait plongé à pieds joints, approuvé sur toute la ligne par la duchesse qui l’avait assuré d’un soutien sans faille. En cas de besoin, il pouvait utiliser n’importe laquelle de leurs résidences comme refuge, sauf le château familial du Devon où le duc vivait le plus souvent. La seule chose que l’Honorable Peter avait gardée pour lui, c’était le sentiment que lui inspirait à présent Lisa Morosini. Même la meilleure des mères cultive dans un coin de son cœur un petit plant de jalousie en ce qui concerne son enfant préféré.

Naturellement, elle était allée faire la connaissance d’Adalbert avec une sorte de ravissement ! Pensez donc ! Un égyptologue ! Un homme adonné à l’une des sciences les plus hermétiques qui soient ! Il n’avait eu aucune peine à s’en faire une amie. Malheureusement, on n’en savait toujours pas davantage sur ce qu’Aldo avait pu devenir et, chez Adalbert, l’angoisse ne lâchait pas prise...