Presque machinalement, elle se déganta et lui obéit. Établissant ainsi un lien de chair posé sur le cuir vert du bureau. La sensation fut tout de suite très agréable tant les paumes et les doigts de Botti étaient chauds et forts. Il sourit :
— La princesse Damiani en vous présentant trace de vous un portrait rapide et superficiel. De ceux que peut écrire une femme du monde, mais c’est suffisant pour moi parce que j’en sais déjà beaucoup plus qu’elle...
— Par exemple ?
— Que vous êtes aussi un médium ! Allons ! Restez tranquille et laissez-moi vos mains. Vous le savez d’ailleurs, ou du moins vous vous en doutez. Mais pour le moment, vous avez d’abord besoin que l’on vous mette en confiance... et je vais vous parler de vous-même.
Sidérée, elle l’écouta durant de longues minutes retracer pour elle sa propre vie, depuis sa naissance au château paternel en Picardie, détruit depuis par la guerre, de ses parents, de ses études très poussées, de tout ce qui avait compté pour elle et de ses espoirs déçus de fille sans beauté qui n’attirait pas les hommes.
— Il y en a eu un pourtant, l’un de vos cousins à qui vous plaisiez, et qui vous aimait sans oser vous l’avouer tant il craignait votre langue acérée. Il est mort lui aussi. Cependant il vous aime toujours et de là-haut s’efforce de veiller sur vous... Ce qui est loin d’être facile.
— De là-haut ? Comment pouvez-vous le savoir ?
— C’est naturel : un bon médium cherche d’abord à aider ceux qui se confient à lui à moins souffrir, et il voudrait vous voir heureuse !
— C’est, pour l’instant, dans le domaine de l’impossible...
— Je sais, vous et les vôtres vous rongez d’inquiétude pour votre meilleur ami dont vous redoutez qu’il ne soit mort. Je peux vous affirmer sans crainte de me tromper qu’il est vivant !
Le cœur de Marie-Angéline se mit à battre à tout rompre :
— Vous en êtes sûr ?
— Je ne dis jamais rien sans en être sûr.
— Où est-il alors ?
— Je l’ignore. Tout ce que je peux vous certifier est qu’il est toujours vivant... mais pas dans une forme éblouissante !
— Il est malade ?
— Malheureux, plutôt...
Marie-Angéline sentit sa gorge se nouer avec une soudaine envie de pleurer que Botti capta aussitôt. Il accentua la pression de ses mains :
— Calmez-vous ! Il n’est ni mourant ni en mauvaise santé. L’expression « perdu » serait plus juste. Avez-vous apporté un objet lui appartenant ?
Elle retira doucement ses mains, sortit de son sac une cravate de soie bleu marine qu’elle lui tendit :
— J’ai pris cela dans son tiroir...
— Déjà nettoyée chez le teinturier ?
— Oui. Je la lui ai vue plusieurs fois et il est extrêmement soigneux de sa personne !
— Inutile de le préciser : cela va de soi avec un tel homme et pourtant ce n’est pas sous l’aspect d’un gentleman que je le perçois...
— Peut-être parce que, lorsqu’il a quitté Paris, il était déguisé ?
— En quoi ?
— En cinéaste américain, des tampons de caoutchouc dans la bouche qui le défiguraient, une fausse moustache. Quant à son ami Vidal-Pellicorne...
Cette fois, il ne tendit pas les mains vers elle mais se carra dans son fauteuil :
— Il est évident que je ne peux pas tout deviner. Nous gagnerons du temps si vous ne me cachez rien de ce qui s’est passé depuis le départ des deux hommes et même avant, quand Ava Astor avait fait irruption au palais Morosini en réclamant le Sancy.
Il fit alors une affreuse grimace :
— Je sais qui est cette femme que j’ai rencontrée une fois. Elle est restée très belle en dépit de son âge, mais sue la méchanceté et l’autosatisfaction par tous les pores de sa peau. C’est elle, en grande partie, qui a déchaîné le scandale dont se repaissent les journaux. Oublions-la et continuez votre histoire.
Ce qu’elle fit scrupuleusement sans qu’il bouge un cil, l’arrêtant seulement quand elle évoqua l’étrange impression ressentie quand elle avait vu pour la première fois le vieux cottage. Il sourit et ce sourire était charmant :
— Cela ne fait que confirmer ma certitude quand nos mains se sont jointes : vous êtes un véritable médium, mais afin de donner le maximum de ce don si rare, il va vous falloir de l’aide. Achevez votre récit, je vous en prie !
Elle continua donc, surprise elle-même de l’aisance avec laquelle elle s’exprimait en face de cet homme hier encore inconnu. C’était un peu comme au confessionnal, avec en plus une sorte de joie qu’elle recevait de ce puissant regard attaché au sien. Marie-Angéline ne s’interrompit qu’au moment où Langlois avait quitté la rue Alfred-de-Vigny en conseillant à Lisa de rentrer chez elle.
— Il faut qu’elle parte ! affirma-t-il. Qu’elle soit malheureuse ne fait aucun doute. Qui ne vivrait dans l’angoisse dans de telles conditions ? Seulement, elle agit sur vous sans que vous en ayez conscience et fait régner une atmosphère débilitante qui pourrait aller jusqu’à brouiller la vision.
— Comment faire ? Je ne peux tout de même pas, de but en blanc, lui dire de rentrer à Rudolfskrone ! Elle est déjà assez malheureuse ainsi !
— Justement. En se torturant, elle met son entourage mal à l’aise. Ne pouvez-vous téléphoner discrètement à sa grand-mère en lui demandant de la rappeler sous un prétexte ou sous un autre ? D’ailleurs, vous devez repartir et il ne peut être en aucun cas question de la ramener à Londres !
— Mme de Sommières s’en chargera et elle y arrivera, j’en suis certaine, en lui disant que les enfants la réclament, et c’est toujours le plus simple qui est le mieux.
Un instant de silence s’écoula à se regarder dans les yeux, puis elle interrogea timidement :
— Et sur Aldo, pouvez-vous m’en apprendre davantage ?
— Je pense, oui. Rendez-moi vos mains !
Le lien de chair rétabli, elle retrouva la même sensation de paix et de confiance que tout à l’heure.
— Qu’est-ce qui le rend malheureux ? Il est malade... ou en prison ?
— Si c’était le cas, la terre entière le saurait grâce à la presse. Je viens de vous dire qu’il était comme perdu. Il est seul, errant à travers une ville immense.
— Londres ?
— Oui, mais ce n’est plus celui qu’il connaît. C’est un Londres hostile, voire dangereux où il se sent noyé dans la partie la plus misérable de la population. Mal vêtu, crasseux, méconnaissable, il s’efforce de survivre...
— Incroyable ! Il a des amis là-bas, de vrais amis tel Adalbert qui doit inciter sir Peter à le chercher... ou Mary Windfield ? Adalbert possède même une maison à Chelsea...
— Où on a dû le chercher en premier. Il faut que vous sachiez qu’il a, en Angleterre, un ennemi impitoyable – je ne sais pourquoi – mais qui s’est juré de le détruire. Ne me demandez pas de vous le décrire, j’en suis incapable. Simplement, je le sens. C’est un adversaire qu’il faudrait abattre avant qu’il n’achève son œuvre criminelle. Or cet homme est puissant...
— Venez avec nous quand nous retournerons à Londres. Vous saurez le trouver et surtout retrouver Aldo.
— Non. Je ne suis pas sûr que cela marcherait. En revanche, vous avez ce qu’il faut pour mener cette tâche à bien mais il vous faudrait une aide...
— De qui ? Sir Peter ? Mais...
— Non. Une aide personnelle. Connaissez-vous l’usage du pendule ?
— Le pendule de Foucault ? fit-elle, ahurie.
Il se mit à rire :
— Que pourriez-vous faire, mon Dieu, de ce monument accroché à la voûte du musée des Arts et Métiers ? Mais enfin, c’est le même principe. Non, je parle d’un pendule personnel. Comme celui-ci...
D’un tiroir de son bureau, il tira un petit étui de cuir violet, d’où il sortit une sorte de fuseau d’améthyste relié à une mince chaînette d’or qu’il posa à plat sur la paume de sa main gauche.
— On appelle cette activité : la radiesthésie, elle-même issue de la rhabdomancie qui est l’art de découvrir les sources, les métaux. Certains utilisent des baguettes de coudrier mais le pendule est plus sûr, à mon avis. Je ne vais pas vous fatiguer avec son historique et me bornerai à vous apprendre qu’il est basé sur l’existence supposée du champ vibratoire dont chaque élément, chaque objet émet des ondes qui sont captées par lui. Il suffit alors d’interpréter les mouvements. S’il tourne dans le sens des aiguilles d’une montre, c’est positif ; si c’est dans le sens inverse, c’est négatif. On peut s’en servir sur des plans, des cartes, des images. Ainsi quand une personne, surtout un enfant, disparaît, il est assez fréquent que la police fasse appel à un radiesthésiste, mais il faut qu’il soit très fort !
— C’est prodigieux ! s’exclama Marie-Angéline, émerveillée.
— Pas toujours et les déconvenues sont fréquentes mais, vous, je pense que vous pourriez en obtenir des renseignements utiles parce que vous êtes un véritable médium... C’est d’ailleurs pourquoi je vous offre celui-ci !
— Vous me l’offrez ? rougit Marie-Angéline, confuse. Cela doit être hors de prix ?
— Pas forcément ! Un banal anneau au bout d’un fil peut parfaitement réussir. Pour autant qu’on le sache, le premier à l’avoir utilisé, un certain Campetti, né dans le Tyrol, se servait d’un morceau de pyrite suspendu au bout d’un fil qu’il tenait à la main. Il a découvert des sources, un trésor même, et aussi les traces d’un crime...
— Mais comment ? Je ne saurais jamais en faire autant ?
— Si vous retrouvez votre ami, vous aurez fait mieux ! Et avec votre don, je suis persuadé que vous en avez le pouvoir. Je vais vous expliquer ! D’abord, vous retournez à Londres, sans son épouse. Elle émet une telle quantité d’ondes négatives que je les sens à travers vous...
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