— Ava Astor prétend que c’est lui qui détient le diamant.

— Après s’être changé en cambrioleur pour le lui offrir ? Comment cette idée a-t-elle pu lui passer par la tête ?

— Ah, cela vient d’une de ces phrases idiotes qu’on lâche quand on est reconnaissant, par exemple. Pour celle-là, il faut retourner à Pontarlier. Aldo, qui s’était mis sans le savoir dans un mauvais cas, a été tiré d’affaire par Ava qui, sans même s’en douter, a apporté un témoignage irréfutable ! Il était tellement soulagé qu’il lui a sauté au cou en lui jurant qu’il lui procurerait un diamant comme elle en rêvait, dût-il « voler une pierre dans la Tour de Londres » ! Voilà d’où cela vient.

— Vous savez s’il en avait un en vue ?

— Évidemment : racheter à Kledermann le « Miroir du Portugal », l’un des Mazarins, donc plus ou moins frère du Sancy. Il le lui avait vendu lui-même et ne doutait pas de pouvoir le reprendre. Kledermann ne le lui aurait pas refusé dans ces conditions... et puis un beau matin, elle lui est tombée dessus en réclamant le Sancy qui venait d’être volé. Malheureusement, ce soir-là Aldo était encore en Angleterre, aux prises avec un début de bronchite et déjà en route pour rentrer chez lui !

— Oh, je me souviens et vais réfléchir à cette suggestion de récompense... mais d’abord faire en sorte que l’on retrouve Kledermann et qu’on le mette au plus vite sur le chemin du retour ! Et vous, princesse, vous me promettez de rentrer à Rudolfskrone ?

— Je vous le promets. Je m’y sentirai mieux !

« Et moi donc ! » pensa Plan-Crépin, fort peu soucieuse de pratiquer ou non la charité chrétienne.

Mme de Sommières souhaitait tout de même rester quelques jours chez elle pour se « remettre les pieds sur terre », pensant que son atmosphère habituelle pourrait être le meilleur des toniques. Seulement, elle aussi espérait secrètement que Lisa allait repartir immédiatement. Ses nerfs surchauffés étaient débilitants. Elle se souvenait trop de cette affreuse période où, sûre de l’infidélité d’Aldo et d’ailleurs droguée, la jeune femme leur avait fait vivre des moments difficiles. Elle haïssait alors son époux et l’on avait pu douter un temps de sa raison.

Plan-Crépin en pensait tout autant et devait lutter pour ne pas lui demander avec son redoutable franc-parler quand elle pensait rejoindre l’Autriche. Pour se soutenir, elle avait retrouvé avec joie sa chère messe de 6 heures à Saint-Augustin, et le petit groupe de gens de maison et autres lève-tôt avec lesquels elle s’était constitué une pittoresque mais assez efficace agence de renseignements sur ce qui se passait dans le quartier, et même en dehors. Surtout celle qu’elle considérait comme son meilleur élément, Eugénie Guénon, la cuisinière de la princesse Damiani, de l’avenue de Messine. Elles s’installaient d’ailleurs toujours côte à côte.

Elle fut accueillie avec la satisfaction que l’on imagine. D’autant que l’affaire du Sancy était presque aussi connue à Paris qu’à Londres.

— Enfin, vous voilà ! souffla Eugénie quand elle vint s’agenouiller près d’elle à la place que personne ne se serait permis d’occuper en son absence. On commençait à désespérer. Ça n’a pas l’air de s’arranger là-bas ?

— Vous pouvez le dire, même si l’on a remporté une demi-victoire...

— Comment l’entendez-vous ?

— Nos deux messieurs avaient disparu et on en a retrouvé un !

— Le prince ?

— Non. Son ami. Lui, personne n’a l’air de savoir où il est.

Le chapeau de paille noir orné d’une rose qui couronnait le chignon de la cuisinière eut un tressaillement indigné :

— Racontez-moi ça !

La sonnette de l’enfant de chœur précédant l’entrée en scène du prêtre coupa court. On s’agenouilla sur les prie-Dieu en se signant, et il fallut bien se résigner à attendre la fin de l’office qu’Eugénie, pour sa part, suivit avec une distraction qui lui valut quelques coups de coude de Plan-Crépin et un coup d’œil sévère de l’officiant.

Elle grillait de curiosité et, un peu honteuse, récita avec ardeur l’acte de contrition avant la communion.

Enfin la messe s’acheva. Le prêtre, son enfant de chœur et sa sonnette rejoignaient à peine la sacristie qu’elles étaient à nouveau assises après quelques saluts discrets à des connaissances.

Après avoir brossé un tableau rapide de la situation générale, Plan-Crépin conta le sauvetage quasi miraculeux d’Adalbert et ce qu’elle avait elle-même éprouvé en regardant le vieux cottage. Eugénie ouvrit de grands yeux pour la considérer avec un respect tout neuf :

— Mais... on dirait que vous avez des dons ?

— Vous croyez ? fit modestement Marie-Angéline qui d’ailleurs n’en doutait déjà plus.

— C’est évident ! Vous devriez aller consulter !

— Mais je ne suis pas malade.

— Je ne parle pas d’un médecin mais d’un spécialiste... un médium confirmé, quoi !

— Ah, une de ces bonnes femmes qui vantent leurs talents dans les petites annonces des journaux ? Genre Mme de Memphis !

— Toutes des charlatans et celle-là c’est la pire. Non, un vrai ! De ceux dont l’on se passe les adresses discrètement.

— Pour cela, il faudrait en connaître une !

— Un ! C’est d’un homme dont on m’a parlé ! Il ne reçoit que des gens sérieux, paraît-il ! Pas des curieux !

— Comment le rencontrer alors ?

— Sur recommandation...

Eugénie Guénon prit un temps d’arrêt puis, après s’être assurée que personne n’était assez proche pour l’entendre :

— La princesse Damiani, ma patronne, ne jure que par lui !

— Vous pensez qu’elle consentirait à me donner...

— Un mot pour lui ? Je suis certaine que oui...

Le lendemain elle avait, dûment signée, la recommandation dont elle avait besoin pour être reçue par le signor Angelo Botti !

Si Marie-Angéline, avec sa belle imagination, s’était attendue à pénétrer dans quelque antre médiéval avec cornues, bestioles bizarres dans des bocaux, odeurs méphitiques au milieu desquels s’agitait un vieillard à longue barbe blanche, vêtu d’une dalmatique frappée des signes du zodiaque et coiffé d’un chapeau pointu, elle comprit qu’on n’était plus au Moyen Âge et que c’était du sérieux. D’ailleurs, comment imaginer l’altière princesse Damiani fréquentant ce genre d’officine ?

Le signor Angelo Botti – avec un nom pareil il ne pouvait être qu’italien – habitait le quartier Montparnasse, rue Campagne-Première, au sommet d’un bel immeuble dans un de ces appartements d’artistes qui font la joie des gens de goût. Un ascenseur la conduisit au quatrième étage devant une double porte aux cuivres étincelants. Ce faste ne l’inquiéta pas. Elle savait qu’il se faisait payer cher, et la marquise lui avait ouvert un crédit illimité...

Elle comprit tout de même qu’elle n’était pas chez M. Tout-le-Monde quand la porte lui fut ouverte par un serviteur indien à dhoti noir à boutons d’argent et strict turban blanc qui se cassa en deux à sa vue. Il ne dit pas un mot, se contentant de prendre la lettre de la princesse qu’elle lui tendait, puis, d’un geste, alla ouvrir pour elle la porte d’un petit salon où il la pria de bien vouloir attendre quelques minutes, et la laissa seule.

La pièce était sobrement meublée. Deux fauteuils confortables en velours vert sombre assorti aux doubles rideaux et une table basse où trônait un modeste bouquet de roses dans un vase de cristal, sans le moindre magazine évocateur d’interminables attentes : le maître recevait peu et une seule personne à la fois. Parfois une seule dans la journée.

Aux murs, quelques-unes de ces délicates gravures mogholes qui sont un régal pour l’œil et prédisposent à la sérénité. Mais Marie-Angéline n’était pas au bout de ses surprises. Le serviteur reparut peu après pour l’introduire dans le cabinet, et la visiteuse ne put retenir un léger frisson comme au moment de sauter un pas. Qu’allait-il pouvoir lui dire ?

Cette pièce lui sembla immense. C’était un ancien atelier d’artiste avec une grande verrière exposée au nord et que l’on pouvait occulter à volonté au moyen de rideaux coulissants sur des tringles parallèles. À moitié tirés pour l’instant. Il ne faisait pas beau et le ciel était gris. En revanche, une lampe bouillotte de cuivre peint en vert sombre éclairait le centre d’un très beau bureau Empire sur lequel il n’y avait rien d’autre qu’un bloc de papier et un stylo. Mais Plan-Crépin n’en vit pas grand-chose, quasi hypnotisée par le tableau grandeur nature qui en était le principal ornement : remarquable reproduction de La Madone à la grenade de Botticelli. La Sainte Vierge ? Chez un voyant, c’est-à-dire une sorte de personnage sentant vaguement le soufre !

Botti avait suivi son regard :

— Je suis chrétien, renseigna-t-il simplement, et il arrive que le Ciel me parle...

Cette fois, elle le regarda et ne vit plus que lui tant il était fascinant.

À première vue, c’était un homme comme les autres. De taille moyenne, habillé avec une sobre élégance d’un complet gris foncé et d’une cravate en épaisse soie violine. Il devait avoir environ cinquante ans, des traits nets, quasi romains, pensa-t-elle. Des cheveux gris simplement rejetés en arrière et des lunettes d’écaille qu’il ôta d’ailleurs aussitôt en désignant le petit fauteuil placé en face de son bureau. C’est alors que la visiteuse ne vit plus que ses yeux qui attirèrent les siens au point qu’elle eut même l’impression qu’à cet homme elle pouvait tout dire... Très sombres mais veloutés, ils étaient comme un ciel étoilé par une belle nuit d’été.

Quand elle fut assise, Botti regagna son fauteuil en face d’elle et, repoussant sur le côté la lettre de la princesse :

— Donnez-moi vos mains ! dit-il.