— Eh bien, merci, mademoiselle du Plan-Crépin ! soupira-t-il quand elle se tut. À certains détails on se rend compte que tout n’est pas clair à Hever Castle. À l’exception possible des propriétaires qui doivent ignorer ce qui se passe réellement chez eux. Lui vit avec ses fantômes plus qu’avec la réalité et sa femme considère tout cela avec une sorte d’indulgence amusée du moment qu’il la laisse vivre comme elle l’entend.

— C’est-à-dire ?

— En femme libre qui se passionne pour la politique et pour les causes les plus généreuses, et je suis certain qu’ils seraient abasourdis s’ils savaient qu’une entité malfaisante s’agite, bien abritée dans l’ombre dramatique d’Anne Boleyn et la passion d’Astor pour les Tudors.

— C’est ce que je pense également, approuva Plan-Crépin, mais comment s’en assurer et surtout l’empêcher de nuire ?

— J’en suis venu à décider qu’il me faut infiltrer quelqu’un d’à la fois courageux, intelligent et même intuitif dans cette bizarre taupinière.

— Il y a là-dedans une telle foule de serviteurs que cela devrait être possible. Où est-on mieux caché que dans la foule ?

— Sans doute, mais il y a aussi la police...

— La police ? s’étonna Lisa. Vous pensez qu’elle aurait tendance à protéger ce genre d’individu ?

— Parfaitement. Surtout Scotland Yard qui est devenue l’un de mes soucis majeurs depuis qu’un certain Mitchell remplace Gordon Warren. Elle nous aurait déclaré la guerre qu’elle ne se comporterait pas autrement !

— Mais enfin, s’écria Mme de Sommières, Scotland ne règne pas sur le Royaume-Uni, que je sache ? Il y a des ministres, deux Chambres – les Communes et les Lords. Enfin, si j’ose dire, le roi George !

— Qui n’a guère de pouvoir réel.

— Mais auquel on doit tout de même pouvoir faire appel ? J’avais pas mal d’amis anglais influents, mais les années passent et les rangs s’éclaircissent ! déplora la marquise.

— N’exagérons rien ! Il vous reste sir John Sargent... qui n’est pas rien, bien qu’il ne fasse guère parler de lui et, derrière, cet incroyable sir Winston Churchill qui, lui, pourrait avoir un destin fulgurant ! Quoi qu’il en soit, j’ai l’intention, je viens de vous le dire, d’infiltrer l’un de mes meilleurs agents capable et assez courageux pour affronter le nouveau patron de Scotland Yard, qui, Dieu sait pourquoi, garde un œil sur Hever Castle.

— Mais enfin, pourquoi cet homme – un redoutable imbécile, selon sir Wolsey ? Il serait dûment protégé par on ne sait qui...

— Par le chancelier de l’Échiquier et sa réputation, car c’est loin, très loin d’être un imbécile. Sa réputation approcherait même de la légende...

— Vous voulez rire ?

— Le moment m’en paraît mal choisi. Adam Mitchell est rentré depuis peu en Angleterre. Il a fait pratiquement toute sa carrière aux Indes où il a résolu quelques affaires retentissantes et particulièrement compliquées. C’est un policier remarquable comme tout chef aimerait en avoir au moins un... sauf peut-être moi !

— Pourquoi ça ? émit Plan-Crépin. De toute façon il ne vous vaut pas !

— C’est l’amitié qui parle ! Mais si je dis que je n’aimerais pas l’avoir sous mes ordres, c’est en raison de son caractère intraitable. C’est un homme naturellement méchant, cruel même, et ce sont des travers dont j’ai horreur ! L’affaire du Sancy est exactement ce qu’il lui faut pour asseoir sa réputation en Angleterre.

— Mais pas au point de garder sa place quand le Superintendant Warren sera guéri ?

— C’est possible, encore que j’en doute. Warren est très apprécié là-bas et avec juste raison. En outre, il est un peu plus jeune. Avec lui les choses ne se seraient pas passées ainsi. D’abord, parce qu’il connaît bien Morosini. Ensuite, il aurait certainement mis fin aux divagations d’Ava Ribblesdale et nous ne nagerions pas en plein scandale. À ce propos, madame, ajouta-t-il en se tournant vers Lisa, auriez-vous enfin une idée de l’endroit où se trouve votre père car, si quelqu’un a les moyens de remettre les pendules à l’heure, c’est lui. On le pense en Amérique du Sud, mais c’est un peu flou étant donné la taille du continent.

— J’ai réussi à apprendre qu’il était encore récemment à Manaus...

— À Manaus ? Le pays du caoutchouc ? Mais qu’est-ce qu’il fabrique dans ce trou perdu ?

— Il cherche trois émeraudes quasi légendaires et, naturellement, s’est entouré du secret le plus absolu par crainte de la concurrence. Aux dernières nouvelles, il aurait quitté Manaus pour remonter le cours de l’Amazone sur deux pirogues. Voilà tout ce que je sais.

— Incroyable ! Il n’aurait pas pu faire plus compliqué ? Ces collectionneurs sont parfois une véritable plaie ! fulmina Langlois. Son gendre risque la prison, la ruine et le déshonneur, et lui, il remonte béatement l’Amazone ! Comment avez-vous pu savoir ? Expliquez-moi !

Elle raconta ce que Birchauer lui avait confié des petits mystères paternels que Langlois eût peut-être considérés amusants en d’autres temps mais qui, pour l’heure présente, n’obtinrent qu’un haussement d’épaules agacé.

— C’est beau, la grande fortune, glissa Plan-Crépin. Cela permet vraiment de s’offrir n’importe quoi !

— C’est le cas de le dire, reprit Langlois, mais j’ai une idée, même si elle doit lâcher une meute de chercheurs sur ses traces. L’actuel ambassadeur du Brésil en France, M. de Souza-Dantas, est un homme remarquable à qui l’on peut faire entière confiance. M’autorisez-vous à lui en parler ?

— Mais je vous en prie ! Qu’il fasse l’impossible, même si le voyage de retour risque d’être un brin trop long... Une pareille distance !

— De Manaus à Santarém, sur la côte, il y a l’avion mais ensuite, évidemment, on ne traverse pas l’Atlantique Sud en hors-bord...

Mme de Sommières, qui n’avait guère ouvert la bouche jusque-là, prit la parole sur le mode apaisant :

— Essayons d’être un peu raisonnables, Lisa, et mettons les choses au pire. Outre l’espèce de révolution que l’affaire du Sancy soulève en Angleterre, on met Aldo sous les verrous en attendant un de ces jugements à grand spectacle qui demandent toujours du temps à préparer. D’abord il n’en mourra pas parce qu’il en a déjà vu d’autres, et parfois dans des conditions beaucoup plus pénibles, comme pendant l’histoire de la Perle de Napoléon9, et je suis persuadée que d’ici là votre père aura enfin entendu les trompettes de la renommée et aura refait surface ! Il existe aussi le télégraphe pour s’annoncer !

— La marquise a entièrement raison, approuva Langlois. Au risque de vous choquer, j’ajouterai qu’il en tirera même une incroyable publicité ! En attendant, je vais rendre visite à l’ambassadeur. (Puis après une toute légère hésitation et sans avoir l’air de rien :) Et... vous-mêmes, mesdames, quels sont vos projets ? Retourner à Londres... ?

— Il faudra bien s’y résigner ? soupira Mme de Sommières, sinon je n’aurais pas la paix ! Plan-Crépin s’est déniché un associé auquel elle tient beaucoup...

— Non sans raison, il faut l’avouer. Ils ont fait du beau travail.

— Je le reconnais...

— En outre, lady Clementine nous offre une si chaleureuse hospitalité... et je crois qu’elle non plus ne manque pas de protections !

— Et vous, princesse ?

— Je voudrais y aller aussi, mais je connais à peine cette dame et n’ose pas m’imposer. Quant à mon amie Mary, elle s’apprête à travailler à Buckingham Palace pour la reine...

— Et vous tournerez en rond chez elle à longueur de journée, ne sachant que faire de vous ? Croyez-moi, rentrez en Autriche où vous êtes entourée de presque tous ceux que vous aimez ! Je vous informerai autant que possible... et je serai plus tranquille pour votre sécurité...

Elle réfléchit quelques secondes :

— Après tout, vous avez raison ! soupira-t-elle. Les enfants me manquent déjà et j’ai besoin d’eux autant qu’ils ont besoin de moi. Sans compter ma grand-mère !

— Et c’est votre refuge naturel ! Croyez-moi, c’est la sagesse !

Plan-Crépin, pour sa part, retint un soupir de soulagement. La sombre perspective des nuits blanches passées à remonter le moral de Lisa s’éloignait. Et c’était déjà une bien bonne chose ! Elle n’osa pourtant pas croiser le regard ironique de Mme de Sommières... qui lisait en elle comme dans un livre ouvert.

Lisa, cependant, avait encore quelque chose à dire :

— Au fond, pourquoi cacher Adalbert ? Il n’a rien fait, lui, et vous pourriez facilement le faire réclamer par l’ambassadeur de France ? Il ne faut pas oublier qu’il est membre de l’Institut, et c’est une notabilité !

— Certes, sauf qu’après l’épisode cinématographique on ne manquerait pas de l’accuser de complicité. Faites confiance à Mitchell pour ne lâcher aucun des atouts qu’il a en main. Personne n’aura l’idée d’aller le chercher chez le fils du duc de Cartland, un pair du royaume qui, lui, n’est pas du tout commode ! D’autre part, cela m’étonnerait beaucoup qu’il accepte tant que l’on ignore où se cache son ami...

— Le « plus que frère » ? Je sais. Il me reste à vous remercier de l’aide que vous avez la bonté de nous apporter, monsieur le commissaire principal !

— Dans cette affaire, princesse, j’aimerais que vous voyiez en moi l’ami bien avant le policier. J’apprécie beaucoup votre mari et son inséparable, ceux que Mlle du Plan-Crépin appelle, elle, « les frères de la côte ».

— En vous écoutant, coupa Mme de Sommières, il m’est venu une idée : pourquoi ne pas offrir une récompense à qui fera retrouver le Sancy ? Une récompense qui en vaille la peine, s’entend ?

— Cela peut aller très loin. Imaginez que l’on vous demande la collection Morosini, par exemple ?