— Sans doute parce qu’elle n’a rien à dire pour nous réconforter. Elle est sur place, chez des amis avec Marie-Angéline, et doit se faire autant de mauvais sang que nous. Quant au commissaire principal Langlois, je vous avoue, Grand-Mère, que je n’ose l’appeler...

— Désires-tu retourner à Londres ? Au moins tu serais au cœur du problème, et Mary, une amie sûre s’il en est, t’attend sûrement !

— Mais les enfants ?

— Que veux-tu qu’il leur arrive ? Il vaut mieux être toujours au centre d’une bataille qu’à des centaines de kilomètres... surtout si tu nourris des idées homicides contre cette affreuse femme, cause de tout le mal ! ajouta-t-elle avec un sourire encourageant.

— Vous croyez ? fit-elle, hésitant visiblement.

— Enfin, pourquoi ne pas voir directement l’ambassadeur du Brésil ? Quand on s’appelle Kledermann, que de portes insoupçonnées peuvent s’ouvrir !

Lisa reprit l’avion.

Ce même jour, à l’heure du thé, l’Honorable Peter Wolsey tenait une sorte de conférence restreinte. Autour de la table à thé de Mary, Mme de Sommières, lady Clementine Sargent, l’artiste en personne et évidemment Plan-Crépin qui était bien placée pour en savoir presque autant que lui l’écoutaient relater, avec d’autant plus de passion que, contrairement à son habitude, aucune trace d’humour ne s’y mêlait, le dramatique sauvetage d’Adalbert. Quand il eut fini en les rassurant sur son état de santé dû surtout à la faiblesse, un silence suivit, mais il y avait des larmes dans les yeux de la marquise, bouleversée au point d’avaler coup sur coup deux tasses de ce thé qu’elle exécrait – mais c’était chaud et elle se sentait glacée jusqu’à la moelle des os.

— Vous l’avez sauvé et c’est une vraie joie, un soulagement aussi, mais notre pauvre Aldo ? Qu’en ont-ils fait, ces misérables ? Il doit être mort à l’heure qu’il est...

— Je ne le pense pas, répondit Peter. Pourquoi n’en tuer qu’un quand il est si facile de faire disparaître les deux ?

— Au régime où il était réduit, Adalbert n’en aurait peut-être pas eu pour longtemps ? objecta Mary.

— Plus que vous ne croyez. Il a une solide constitution et on l’alimentait. Mal sans doute mais il pouvait manger, et c’est énorme !

Mme de Sommières s’était levée et, les bras croisés sur la poitrine, se mit à aller et venir à travers la pièce afin de tenter de se calmer :

— Alors pourquoi deux poids deux mesures ? Et vous, l’extralucide, ajouta-t-elle presque agressive, qu’est-ce que vous en pensez ? Que vous disent vos voix intérieures ?

— Qu’il n’est pas mort ! Je ne sais pas où on l’a emmené ni dans quel but...

— Pourquoi pas le livrer à la police ?

— Ça aurait fait la une des journaux le lendemain même ! dit lady Clementine.

— Moi, je partage l’avis de Marie-Angéline, murmura Mary. Il y a dans cette histoire un point qui nous échappe, qui semble échapper à toute logique. Cette Ava qui débarque à Venise pour réclamer un diamant célèbre au domicile même de son propriétaire comme si c’était un objet de vitrine...

— Mais c’était un objet de vitrine, dit Peter. Astor en est si fier et l’aime tellement qu’il ne supportait pas de l’enfermer dans un coffre en banque ou même chez lui. Il était effectivement dans un coffre, mais vitré et prétendument incassable, et ne quittait une niche de sa bibliothèque que pour briller dans les cheveux de sa femme.

— C’est insensé ! s’exclama lady Clementine.

— Pas tant que ça ! Vous avez vu à quoi ressemble Hever ? Une forteresse au pont-levis et ce qui s’ensuit – fantômes y compris –, où personne n’a le droit de dormir la nuit. Il pensait bien avoir réussi là une équation difficile. Il dort sur ses deux oreilles jusqu’au soir où il voit arriver chez lui, par un temps affreux, le gendre de son meilleur ami venu lui demander asile... alors que les bonnes auberges ne manquent pas. Mais ce gendre est un expert en joyaux célèbres.

— Pourtant il ne l’a jamais vu !

— Sinon sur de vagues photos de journaux dont on ne peut pas dire qu’elles soient un modèle du genre, enchaîna Peter. Mais il est si content de le recevoir que pour une fois il fait une exception à sa sacro-sainte règle, ce que j’ai appris il y a peu ! – l’invité couchera au château, ce qui leur permettra – Nancy étant absente – de discuter joyaux une bonne partie de la nuit. Et le lendemain, c’est seulement après le départ de son hôte qu’il s’aperçoit du vol. Vous savez la suite. Sans les extravagances d’Ava, cela se serait peut-être arrangé plus facilement, mais cette demeurée se rue à Venise pour réclamer ce qu’elle croit être son dû. Déçue, elle mène un tapage d’enfer.

— L’ennui, observa Marie-Angéline, est qu’Aldo était en Angleterre au même moment et pas bien loin...

— Non. Trop mal fichu, il est déjà dans l’avion qui le ramène en France avant de rentrer à Venise, mais les dates des billets de transport, du passeport n’ont l’air d’intéresser personne, surtout pas la police de Mussolini dont on sait ce qu’elle vaut. Comme Aldo veut régler la chose lui-même, c’est le Quai des Orfèvres qui lui donne un coup de main, et les voilà partis déguisés comme on sait. Nous en sommes là. On a récupéré Vidal... machin mais c’est tout ! À qui la parole ?

— À moi ! fit Marie-Angéline en levant le doigt comme à l’école. Au fond, Adalbert ne risque pas grand-chose. Il était chez lui au moment du vol...

— ... sinon la complicité, et si Mitchell lui met le grappin dessus, il le passera au gril.

— On pourrait peut-être en toucher un mot aux Astor ? proposa Mary. Il se passe chez eux des trucs frisant la criminalité et ils ne bougent même pas le petit doigt ! Probablement qu’ils n’en savent rien. Je ne suis même pas certaine qu’ils sachent qu’il y a un « trou de curé » dans leur plus vieux cottage !

— Alors nous, on fait quoi ?

— On commence par réfléchir ! dit Peter. D’abord je garde A... dalbert chez moi, où il ne risque rien, pour le remettre d’aplomb et lui rendre sa couleur de cheveux habituelle. Pour l’instant, c’est une espèce de petit gazon jaune. On a déjà coupé tout le reste.

— Vous savez qu’il possède une maison non loin d’ici ? demanda Mary.

— Non, mais de toute façon il sera mieux chez moi. Quelqu’un a une idée à présent ?

— Oui. Moi, répondit Mme de Sommières. Nous allons rentrer à Paris...

— Oh non ! gémit Plan-Crépin, ce qui lui valut un coup d’œil glacé.

— Je n’ai pas dit qu’on ne reviendrait pas, mais j’aimerais en discuter avec Pierre Langlois. Si quelqu’un peut nous aider, je pense que c’est lui.

On approuva. De toute façon, cela ne pouvait nuire en rien...

— Il y a surtout quelqu’un qu’il faut arriver à trouver à n’importe quel prix, conclut Peter, c’est le vrai voleur. Celui qui a joué le rôle du prince Morosini... et aussi l’élément trouble qui dirige les menées souterraines chez les Astor...

Ce fut à ce moment-là que Timothy introduisit Lisa. Mary savait qu’elle revenait mais elle ignorait encore le jour et l’heure. Dans tous les cas, sa chambre était prête à la recevoir. En la voyant, Peter rougit comme une belle pivoine et se cassa en deux pour un salut qui eût satisfait la reine. Naturellement, elle fut aussitôt entourée, nantie d’une tasse de thé et de petits gâteaux – pas plus qu’Aldo elle n’aimait les sempiternels sandwichs aux concombres – qui ramenèrent des couleurs sur ses joues.

— Que nous apportes-tu comme nouvelles ? interrogea Mary. À première vue, elles n’ont pas l’air réjouissantes. Oh, tu peux parler sans crainte : tu n’as ici que des amis.

— Pas vraiment ! Je sais où est mon père, au Brésil. Selon la dernière information, il aurait quitté Manaus pour remonter l’Amazone en pirogue, on ne sait pas jusqu’où...

— Et on ne peut pas le rattraper ? s’enquit Peter. Ce n’est pas un hors-bord, une pirogue ?

— Non, sur un fleuve de cette dimension et en pleine forêt vierge, cela n’est pas si facile à repérer.

— Il cherche quoi ? s’étonna Mme de Sommières.

— Des émeraudes, paraît-il ! Comme s’il n’en avait pas encore assez ! ragea Lisa, tandis que Peter levait le doigt :

— Je parie pour les fameuses émeraudes de Cabral, le conquistador portugais qui les aurait trouvées dans une espèce de temple. C’est d’ailleurs toujours la même chanson quand il s’agit d’un truc fabuleux : un temple caché, le front d’une idole... Je sais bien que cela s’est produit à maintes reprises, mais comme on nous le sert tout le temps, cela finit par manquer d’imagination.

Cette réponse lui valut de la part de Lisa un coup d’œil bien proche de l’indignation, et elle lui rétorqua que son père, en général, savait ce qu’il faisait. Sagement, Mary les laissa à leur controverse en pensant que, si c’était dommage de ne pouvoir rattraper Kledermann, le temps qu’il revienne du bout du monde sa fille serait peut-être alors veuve depuis un moment. Car, enfin, il faudrait lui parler du sauvetage quasi miraculeux d’Adalbert... et ce qui s’ensuivait, c’est-à-dire, rien !

Comment Lisa allait-elle prendre cela ?

Mary pensait avoir encore un laps de temps pour réfléchir parce que Plan-Crépin, un peu agacée par les vastes connaissances de Sa Seigneurie, se lançait elle aussi dans l’affaire Cabral, mais Lisa coupa court :

— Et ici ? Que sait-on de plus ?

Au soulagement de Mary, Mme de Sommières vint s’asseoir sur le canapé où se tenait Lisa et prit l’une de ses mains dans les siennes :

— Oui, nous avons du nouveau et du nouveau plus qu’encourageant.

— Et vous n’avez pas commencé par cela ? Qu’est-ce que c’est ?

— Adalbert a été retrouvé par sir Peter, son majordome Finch et Plan-Crépin.