— C’est plus grave que je ne le pensais, constata-t-elle et, tendant le bras, elle retourna carrément le portrait.

L’effet fut immédiat. Peter, réveillé brutalement de sa contemplation, gémit :

— Oh ! Pourquoi ?

— Parce que je ne vous ai pas fait venir pour une séance d’adoration devant la belle dame dont je sais à présent à quel point elle occupe vos pensées, mais pour nous soucier de ses malheurs. Avez-vous réussi à visiter Hever comme vous en aviez l’intention ?

— J’y suis déjà allé trois fois mais tout ce que j’ai réussi à obtenir, c’est une invitation à déjeuner !

— Pas à dîner ?

— Non, bien que je me sois présenté assez tard, mais Astor devait me rejoindre à Cliveden où se donnait je ne sais quel raout et c’est tout juste si l’on ne m’a pas mis à la porte. C’est alors qu’il m’est venu une inspiration. En parfait rapport avec mes capacités d’ailleurs, en particulier si l’on connaît ma passion pour l’Histoire : écrire un bouquin sur les sœurs Boleyn. Vous savez, je suppose, qu’il y en avait deux dont la première, Mary, a eu avant sa sœur les joies contestables de la couche royale. Je pensais enthousiasmer Astor au point d’obtenir une invitation à un petit séjour sur place. Peut-être même à passer une nuit au château, pont-levis relevé.

— Et ça ne l’a pas intéressé ?

— Eh bien, non ! Il m’a répondu qu’une de ses nièces, Melanie, avait eu la même idée et qu’elle travaillait déjà dessus depuis plusieurs mois. Il lui aurait même confié la majeure partie de la documentation qu’il possédait dans sa bibliothèque d’Hever Castle. Elle l’a emportée à Cliveden, sauf deux ouvrages que j’ai déjà et qui d’ailleurs ne présentent aucun intérêt ! Or il faut absolument que je réussisse à visiter ce damné château ainsi que le pavillon d’invités où les pseudo-Américains sont restés une nuit !

— Pour un homme aussi entreprenant que vous cela doit être possible ? Le domaine vaste, les jardins nombreux... et fort beaux, paraît-il. On dit que lady Nancy vient de les faire replanter une fois de plus d’après les plans anciens qu’elle a retrouvés je ne sais où, et destinés à les restituer tels qu’ils étaient lorsque la belle Anne s’y promenait... Je suis persuadée que vous pourriez vous introduire dans les lieux, vous cacher dans un coin, attendre la nuit et, là, quand tout le monde sera endormi...

— ... sauf les rondes de nuit car, depuis la disparition bizarre des cinéastes partis en oubliant leur voiture, ils sont devenus d’un méfiant ! Et je ne sais vraiment pas pourquoi. J’en parlais hier avec cette demoiselle du Plan machin qui séjourne en ce moment chez les Churchill avec la grande dame française...

— La marquise de Sommières, une très grande dame, en effet ! Elle connaît plus de la moitié de l’aristocratie européenne et elle est la grand-tante de Morosini.

— Elle enrage. Elle aussi est allée à Hever pour visiter, comme cela se fait dans de nombreux châteaux. Or on ne visite plus. Raison ? Aucune, sinon la volonté du châtelain. On évoque les travaux et l’on dit que cela ne durera pas, mais en attendant nous nous trouvons devant un mur... dont j’aimerais savoir qui a décidé la construction...

— Au fond, l’idée de Marie-Angéline de se faire engager comme femme de chambre par Nancy n’était pas si mauvaise bien que difficilement réalisable, j’en conviens. Mais elle a un caractère tellement abrupt qu’on l’imagine mal sous un tablier de soubrette, acquiesçant à toutes les exigences domestiques d’une ex-Américaine dont les ancêtres devaient s’habiller de peaux de bêtes, tandis que les siens guerroyaient sous les remparts de Jérusalem ou de Saint-Jean-d’Acre !

— Oh, je vois, mais ne m’avez-vous pas appris aussi qu’elle était très cultivée ?

— Vous n’imaginez pas à quel point ! Elle parle huit langues...

— Donc elle pourrait être une parfaite secrétaire ? Si celle de Nancy Astor était... disons, indisponible pendant quelque temps, elle pourrait sans doute la remplacer ?

— Sans nul doute ! Reste à savoir ce que vous entendez par « indisponible » ?

— Rassurez-vous, je ne vais pas ordonner à Finch de la guetter au coin d’une rue avec la voiture et de rouler dessus, mais les possibilités sont nombreuses depuis la grand-mère malade au nord des îles Shetland...

— Ne déraillez pas ! Je ne suis pas sûre qu’il y en ait une seule là-haut ! Rien que des bergers et des moutons noirs...

— Ne faites pas attention ! Quand je réfléchis, il m’arrive de sortir n’importe quoi et il faut que je creuse cette idée...

Avec décision, il remplit son verre, le vida d’un trait et se leva. Puis, après une légère hésitation :

— Est-ce que... je peux l’emporter ?

— Quoi ? Le portrait de Lisa ? Certainement pas !

— Pourquoi ?

Non sans stupeur, elle décela une douleur vraie dans ce simple mot. Se pouvait-il que Lisa eût allumé une folle passion dans ce cœur qu’elle croyait candide sous des dehors farfelus ? Les femmes semblaient l’attirer si peu qu’elle s’était même demandé s’il ne cachait pas un léger faible pour les garçons ? Elle avait aussi pensé à faire son portrait, ce qui était pour elle le plus sûr moyen de déceler ce que cachaient les façades les mieux maquillées, or comme ce n’était pas urgent elle avait remis à plus tard. Et elle avait tant de travail ! Mais là, le doute n’était plus possible.

Elle vint vers lui et posa gentiment ses mains sur ses épaules :

— Non, pas maintenant, se hâta-t-elle d’ajouter dans la crainte subite de le voir pleurer. Ce sera... disons, votre récompense si vous faites du bon travail pour lui rendre son bonheur. Si je vous le donnais maintenant, vous seriez capable de lui dresser un autel, de vous installer devant et de ne plus en bouger, perdu dans une extase...

— Vous me prenez pour qui ? se rebella-t-il. Je sais qu’elle est mariée...

— Et dûment mariée. Elle adore son époux, sans compter les trois enfants qu’il lui a donnés. Pour le moment, vous l’avez vu, elle est affreusement malheureuse. Qui ne la comprendrait quand on connaît Aldo ?

— Je n’aurais jamais la prétention d’entrer en compétition avec lui ! Quant à elle, je veux au contraire l’aider de toutes mes forces !

— C’est ce que j’attends de Votre Seigneurie ! fit-elle en riant. Cela vous vaudra dans son cœur une place de meilleur ami, ce qui, croyez-moi, n’est pas à dédaigner !

— Une place ? Pourquoi pas « la » place ?

— Au fond, vous avez raison pourquoi pas « la » place ? Mais il faut que je vous explique, si vous ne le savez déjà. Morosini a un ami avec lequel il a couru ses aventures des dernières années. Il s’appelle Adalbert Vidal-Pellicorne et il est égyptologue dans la vie courante...

— Le deuxième faux cinéaste, je présume ?

— Vous présumez bien, mais celui-là occupe une place à part. Lisa l’a surnommé le « plus que frère » et il est autant dire sacré.

— J’aurais dû y penser. Ce n’est pas la première fois que j’en entends parler ! Bon, je crois que je me suis suffisamment attardé et que je vous fais perdre votre temps... et le mien... Et j’aurai mon portrait !

— Juré ! Je vais le cacher en attendant...

— Mieux que celui de son époux, j’espère ! fit-il sévèrement.

Elle eut soudain une idée et le rattrapa dans l’antichambre où Timothy lui présentait son chapeau et ses gants :

— Revenez ! J’ai encore quelque chose à vous dire !

Il ne se le fit pas répéter deux fois et Mary trouva qu’il avait tout à coup la mine d’un bon toutou qui attend un sucre.

— Qu’est-ce que c’est ?

— L’exposition de l’Académie royale va s’achever bientôt. Naturellement, j’ai l’intention d’accompagner le portrait de Nancy jusqu’à Hever afin de m’assurer de l’endroit où il va être accroché. Voulez-vous venir avec moi pour m’aider ? Je sais que cela ne représente guère que quelques moments passés là-bas mais, avec un peu de chance, cela pourrait vous inspirer ?

— Mais comment donc ! exulta-t-il. Je vous suis... et je suis même prêt à le porter sur mon dos ! Seulement Astor va sans doute penser qu’on me voit beaucoup ces temps-ci ?

— Et cela vous fait peur ? N’oubliez pas que vous vous êtes pris de passion pour Anne Boleyn... et puis je serai là !

C’était sans doute un certain réconfort, mais ce n’était pas suffisant pour s’introduire au château comme il l’entendait. Maintenant, il voulait gagner la récompense promise. Or, il allait, le soir même, recevoir du Ciel le coup de main qui lui rendit courage.

Pourtant, à première vue, le programme de ladite soirée n’avait rien de très excitant. Son père donnait un dîner en l’honneur d’un de ses vieux amis, sir Archibald Knowles revenu tout juste des Indes, et s’il y avait une chose que Peter détestait autant que les copains de son père, c’étaient bien les dîners dans le fastueux hôtel de Mayfair qui abritait les ducs de Cartland depuis Charles II. Le décor était somptueux, les invités triés sur le volet toujours admirablement accommodés, et l’on pouvait admirer à loisir des joyaux magnifiques exhibés le plus souvent – hélas ! – sur des épaules, des bras et des poitrines qui n’étaient plus dans la fleur de l’âge depuis des lustres.

Rien à critiquer sur le menu. Le « paternel » était gourmand et la duchesse avait un chef français dont on disait que Buckingham Palace même le lui enviait. C’était déjà ça !

Malheureusement, les plaisirs de la conversation ne seraient pas à la hauteur, l’invité principal étant l’un de ces raseurs qui prennent la parole dès la première cuillère de caviar et s’y cramponnent jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien à manger et que l’on quitte la table pour le café dans les salons.

Et ce fut en soupirant à fendre l’âme que Sa Seigneurie revêtit ses habits de soirée avec l’aide muette et compatissante de Finch.