— Mon époux en dit autant. Il est très fier de moi, mais veux-tu me dire ce que je pourrais faire à Peshawar à avaler du thé à longueur de journée en compagnie des autres femmes d’officiers, à écouter les potins du coin alors que j’ai tant de travail ?
— Tu n’as pas peur qu’il te trouve une remplaçante momentanée ? C’est un homme, tu sais ?
— L’important, c’est que nous nous aimons et que j’ai confiance en lui. J’ai peine à croire qu’un couple puisse passer une vie entière sans se permettre le plus petit accroc. Pour l’homme, du moins ! N’importe, il va bientôt venir en permission et mon général de beau-père a décidé de s’occuper sérieusement de sa carrière. Lui aussi en a plus qu’assez des confins de l’Afghanistan, et c’est son seul fils ! L’invitation à nous transporter, mes pinceaux et moi, à Buckingham le remplit de joie et d’espoir ! Il a l’air d’un vieil ours, mais c’est un tendre au fond...
Ce bavardage à bâtons rompus avait fait d’autant plus de bien à Lisa que la poste lui avait livré un bref message de Zurich :
« Quitté Manaus il y a trois semaines. »
— C’est tout ? s’était exclamée Mme von Adlerstein.
Naturellement Lisa n’avait rien caché à sa grand-mère des petits secrets de la banque Kledermann, lui fournissant ainsi une magnifique occasion de se mettre en colère :
— Je commence à croire que ce vieux fou a raté sa vocation ! Ce n’est pas banquier qu’il devrait être mais agent secret, général des Jésuites, voire nonce du pape dont chacun sait qu’ils sont les champions toutes catégories de la politique souterraine...
— En ce cas je ne serais pas là, avait répondu Lisa en riant.
— Pourquoi pas ? Tu aurais un autre père, voilà tout ! Quant à Moritz, il fait passer sa passion des bijoux avant ses activités sérieuses et cela devient intolérable. Je sais – et toi aussi tu es payée pour le savoir ! – qu’il fait ce qu’il veut de son temps comme de son argent, mais disparaître comme ça sans prévenir et sans laisser de traces ! Surtout sans imaginer un seul instant les retombées que cela pourrait avoir sur sa famille, c’est vraiment pénible ! Ah si, il a dit qu’il partait pour l’Amérique du Sud ! Vaste programme !
— Grand-Mère, calmez-vous. Je le sais, puisque j’ai épousé une copie presque conforme. Quand Aldo part pour cinq ou six jours pour Paris ou pour Lausanne par exemple, on ne le retrouve que trois mois plus tard au Canada, en Turquie ou Dieu sait où ! Je suis habituée !
— Et moi, je t’admire. Enfin, ce brave Birchauer a quand même réussi à en savoir davantage ! Manaus ! Cela t’inspire ?
— Euh, oui ! C’est au Brésil !
— Voilà un « Euh »... qui en dit long. Tu n’en saurais pas un peu plus ?
— J’avoue que non ! Rio de Janeiro, São Paulo évidemment...
— Comme tout le monde, quoi ?
— À peu près ! Je crois que c’est au nord, sur un fleuve dont j’ignore le nom... mais, suggéra-t-elle presque timidement, on pourrait peut-être consulter le dictionnaire ?
— Tu m’étonnes un peu tout de même, dit la vieille dame tandis qu’elles prenaient le chemin de la bibliothèque. Tu as été pendant deux ans la secrétaire – et quelle secrétaire ! – d’Aldo et, selon lui, il n’y a guère que Mlle du Plan-Crépin qui soit plus calée que toi sur une foule de sujets, à commencer par la géographie. Or, ton père est parti à la chasse aux pierres précieuses. Lesquelles, au fait ?
— Des émeraudes, selon Aldo. Trois émeraudes exceptionnelles, mais je n’en sais pas davantage.
— Si c’est dans ce Manaus qu’il les cherche, cela doit être une ville d’une certaine importance ?
Cela ne veut rien dire. Peut-être une quelconque bourgade mais auprès d’une fastueuse fazenda ou d’une ancienne abbaye. Une sorte de trésor enfoui depuis des siècles. Vous n’imaginez pas ce que sont capables de dénicher les rabatteurs travaillant pour les grands collectionneurs...
Même sachant cela, ce qu’elles apprirent fit plus que les inquiéter :
— C’est le bout de la Terre ! émit la comtesse. Un de ces jours, il ira visiter le pôle Nord !
Lisa n’était pas loin de lui donner raison. Manaus était, ou avait été, la capitale de l’Amazonie. Cela avait été d’abord un fort construit par les Portugais en 1699 sur le Rio Negro presque au confluent avec l’Amazone, puis elle avait connu un grand développement au moment de la découverte du caoutchouc qui avait fait sa fortune. Elle avait compté, en 1900, plus de 50 000 habitants qui avaient construit quelques bâtiments d’une prétentieuse richesse, comme un Opéra où étaient venues chanter plusieurs voix célèbres, puis elle s’était effondrée avec le cours du caoutchouc. À peu près ruinée au propre comme au figuré, elle était à présent composée surtout de maisons – le plus souvent de masures flottantes – reliées par des passages et des petits ponts en bois qui abritaient plus de misère que de vie normale. C’était devenu la capitale de tous les trafics, le point de départ d’expéditions sur le grand fleuve ou dans les sombres forêts, le pays de tous les dangers sillonné de longues pirogues qui ne revenaient pas aussi fréquemment que l’on aurait voulu. Seul avantage, non négligeable il est vrai, Manaus était accessible aux navires de haute mer...
— Il cherche des émeraudes dans l’ancienne capitale du caoutchouc en ruine ! Même Aldo n’a jamais rien fait d’aussi insensé ! émit Lisa, accablée. Et je doute que le fameux système télégraphique de père aille beaucoup plus loin...
— En tout cas, à Manaus même, il existe encore, dit sa grand-mère en prenant sa petite-fille dans ses bras pour tenter de lui insuffler un réconfort dont elle aurait eu bien besoin elle-même... Il faut garder espoir et attendre, mon enfant !
Que faire d’autre ? À Rudolfskrone on attendit dès lors l’arrivée d’un nouveau message... que l’on pouvait difficilement espérer rapide, étant donné la configuration du pays dans lequel s’était enfoncé Kledermann et les innombrables dangers qu’il recélait, que ce soit sur terre ou dans les eaux.
Un instant, Mme von Adlerstein avait songé conseiller à Lisa de retourner à Londres où elle savait qu’Aldo avait des amis capables de se battre pour lui, mais elle n’avait même pas essayé. La jeune femme ne supportait plus l’idée d’être loin de ses enfants. Elle en saurait autant avec quelques coups de téléphone.
Pourtant, là-bas, quelqu’un faisait du bon travail et, au surplus d’une passion dévorante pour les aventures et d’une aversion profonde pour Ava, l’Honorable Peter s’était secrètement déclaré le chevalier de Lisa. Certes, elle lui avait plu quand il l’avait rencontrée chez Mary Windfield, mais en feuilletant, chez le dentiste, un numéro de Vogue, il était tombé sur une photographie pleine page de « la princesse Lisa Morosini » à un grand bal chez les Vendramin à Venise et, là, sa beauté l’avait ébloui. Sous un manteau de faille azurée, vaste comme une simarre cardinalice, elle portait une simple robe du soir en mousseline blanche mais le haut collier de chien de saphirs clairs et de diamants qui cernait son gracieux cou de cygne représentait une fortune et mettait en valeur la masse dorée de sa chevelure d’un rare blond vénitien, dans laquelle son époux s’était toujours fermement opposé à ce qu’une quelconque mode plus ou moins fugace porte des ciseaux sacrilèges.
Bref, Peter était amoureux mais, sous ses airs farfelus, il avait l’âme trop élevée pour se réjouir de la disparition d’un époux dont tant de femmes vantaient le charme. Il aimait, si l’on peut dire, pour le plaisir d’aimer et de se raconter des contes de fées à ses moments perdus.
Seule de toute l’Angleterre sans doute, Mary Windfield soupçonnait ce qui se passait dans le cœur resté juvénile de Peter. Difficile d’échapper à la perspicacité d’un œil de peintre à ce point psychologue et, pour s’en assurer, elle avait exposé un portrait sur un chevalet posé sur une console de son salon – elle en avait déjà exécuté plusieurs de mémoire, mais celui-là souriait bien que brossé à la va-vite pour l’occasion, il était extraordinairement vivant. Puis elle avait téléphoné à Sa Seigneurie pour l’inviter à venir boire un verre avec elle.
— J’ai un peu de temps libre, ce qui est rarissime puisque je croule sous le travail et n’arrive plus à trouver de temps pour mes amis. Or j’aimerais bien savoir où nous en sommes de cette affaire sordide. Tout le monde en parle, mais personne ne sait rien et de ce fait c’est à qui dira le plus de sottises !
— J’arrive !
Le premier regard avait renseigné Mary au-delà même de ses espérances. Peter avait littéralement reçu le portrait en pleine figure. Devenu soudain rouge brique, il en avait perdu tout son quant-à-soi jusqu’à lâcher le bouquet de roses destiné à son hôtesse pour joindre des mains dévotieuses devant sa bouche :
— Mon Dieu ! avait-il exhalé.
Ce qui fit rire Mary.
— N’est-ce pas ? J’avoue pourtant que l’idée d’invoquer Dieu devant un portrait, si beau soit le modèle...
— Pourquoi pas ? Elle est sa créature ! fit-il avec âme, pour changer de ton aussitôt. Avez-vous de ses nouvelles ?
— D’hier. Elle a rejoint ses enfants et sa grand-mère dans la vaste propriété que la famille possède en Autriche non loin de Salzbourg, et c’est à peu près tout ! Quant à vous, ramassez donc ces roses ! Elles sont trop belles pour être si mal traitées et, pendant que Mabel va les mettre dans l’eau, asseyez-vous et versez-vous un premier verre. Nous avons à parler !
Les roses revenues sur la table dans un cornet de cristal avec les plateaux de sandwichs servis par Timothy, Mary commença à s’inquiéter. Peter avait déjà avalé la moitié de son verre et ingurgité cinq sandwichs au concombre, sans sonner mot, et surtout sans quitter des yeux une seule seconde le visage de Lisa.
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