— Même à toi ?

— Il y a des moments où j’en viens à penser que c’est principalement à moi. Il sait que je m’inquiète facilement, et la tendance que j’ai dans ce cas à appeler au secours, alors que cela n’en vaut pas toujours la peine...

Mary ne put s’empêcher de rire :

— Et avec Aldo, tu es servie. Tu aurais dû épouser un notaire !

— Je ne vois pas là matière à plaisanter ! Tout ce que j’ai le droit de savoir est qu’il est en Amérique du Sud pour essayer de mettre la main sur je ne sais quel trésor. Or, le monde des collectionneurs est impitoyable On y emploie les moyens les plus tordus pour couper l’herbe sous le pied du voisin. Mais cette fois, l’affaire est trop grave et il va bien falloir que Birchauer me donne une indication. Je ne dis pas qu’il connaît l’endroit exact, mais je suis persuadée qu’il possède une adresse ou un numéro de téléphone codé au moyen duquel on a une chance de l’atteindre.

— Il chasse quoi, ton père, à l’heure actuelle ?

— Des émeraudes, je pense, mais en réalité je l’ignore ! Birchauer, lui, doit le savoir.

— C’est idiot ! Il n’est jamais qu’un être humain et tout être humain peut s’acheter. Il suffit peut-être d’y mettre le prix !

— Personne ne paiera Birchauer ce que mon père le paie !

— Dans ce cas, vas-y, mais n’oublie pas de me donner des nouvelles. Ou plutôt, reviens ! Je vais me faire une bile de tous les diables !

Lisa la prit dans ses bras :

— Je reviendrai, je te le promets ! Mais avant, j’irai embrasser mes enfants.

Elle s’apprêtait à quitter l’atelier quand Mary la retint :

— Un instant !

Elle ouvrit l’un des tiroirs du secrétaire qui était le seul meuble n’ayant rien à voir avec la peinture, y prit un objet dans un étui de cuir bleu qu’elle lui tendit :

— Tiens, garde-le avec toi, cela peut t’être utile. Ne fût-ce que pour convaincre un serviteur trop zélé !

L’étui contenait un browning d’acier, bleu lui aussi.

Le soir même, Lisa s’envolait pour Zurich.

Ce ne fut pas sans inquiétude que Birchauer accueillit la jeune femme au seuil de son cabinet de travail. D’abord elle n’avait pas repris son aspect habituel, en outre aucune toilette élégante, aucun maquillage n’aurait pu dissimuler l’angoisse dans laquelle elle vivait. Il pensa aussitôt qu’il devrait livrer bataille pour rester fidèle à son devoir. Elle ne le laissa d’ailleurs pas longtemps dans le doute :

— Birchauer, demanda-t-elle d’entrée de jeu, où est mon père ?

— Vous le savez aussi bien que moi, Madame la princesse : en Amérique du Sud dans l’espoir de se procurer des pierres assez exceptionnelles pour qu’il souhaite les acquérir à tout prix.

— Ne vous moquez pas de moi : c’est immense, l’Amérique du Sud, et je veux savoir où il se trouve au juste.

— Au Brésil ! Je crois !

— Comment cela, vous croyez ? Sachez que je n’ignore rien des conventions que mon père vous impose pour rencontrer le moins d’obstacles possible sur son chemin. Rien que le fait qu’il se déplace en personne est significatif. Il faut qu’il rentre d’urgence ! Et ne venez pas me dire que l’Amérique du Sud se traverse en quelques heures. Comment communiquez-vous avec lui si le besoin s’en fait sentir ?

— Un courrier codé à une adresse sans intérêt apparent... Pourquoi ?

La stupeur retint encore un instant la colère que Lisa sentait monter. Elle vint s’appuyer des deux mains sur le bureau du secrétaire pour pouvoir le regarder sous le nez :

— Dites-moi un peu, Birchauer, où nous sommes, ici ? Au fin fond de l’Asie, au cœur d’une forêt africaine ou de n’importe quel désert ? C’est Zurich, ici, l’une des principales villes suisses, l’une des plus riches, et au centre même de l’Europe. Alors ne me racontez pas que l’on ne sait rien de ce qui passe dans le monde. En Angleterre par exemple, où vient d’éclater un scandale qui risque non seulement de nous ruiner mais aussi de détruire notre famille : le prince Morosini, le grand expert européen, accusé d’avoir volé le Sancy chez lord Astor of Hever, l’un des rares amis de mon père, et dénoncé par celui-ci qui ne l’a jamais rencontré. Et cela ne vous inspire pas l’heureuse initiative d’en référer à mon père ? Que vous faut-il de plus pour user de votre fameux...

— Calmez-vous, je vous en prie ! Asseyez-vous et permettez-moi de vous offrir...

— ... l’appel au secours que vous allez expédier immédiatement à l’auteur de mes jours...

— Madame, madame, calmez-vous, je vous en supplie. Comme à peu près tout le monde en Europe et même plus loin, on sait que les Anglais n’en sont pas à une exagération près et qu’ils sont les champions toutes catégories des mauvaises plaisanteries, sans compter l’usage de n’importe quel stratagème pour se débarrasser d’un adversaire, voire d’un concurrent. C’est le royaume des paris stupides et de l’humour noir.

— Vous avez pris ça pour le mauvais tour d’un concurrent ?

— Dame ! Quand il s’agit du Sancy, que ne ferait-on pas ?

— Si vous ne vous exécutez pas sur-le-champ, vous aurez à expliquer à mon père, quand il reviendra, pour quelle raison il n’a plus de fille ni de petits-enfants. Évidemment, je pourrais employer cela, ajouta-t-elle en sortant l’arme de son sac, mais cela ne m’avancerait à rien dès l’instant où je n’aurais pas ce damné code !

Le silence qui suivit fut bref. Le désespoir écrit en toutes lettres sur le beau visage de Lisa convainquit le secrétaire plus que les paroles et l’arme.

— Je télégraphie tout de suite, fit-il.

— ... après quoi vous me donnerez une copie du code. Mon père n’aura qu’à s’en rechercher un autre pour sa prochaine expédition. Et maintenant, exécution ! Je ne sortirai d’ici que lorsque le message sera parti.

— Dans ce cas, venez avec moi !

Après avoir déclaré à son propre secrétaire qu’il n’y était pour personne, Birchauer ferma à clé la porte de son bureau, en prit une autre de forme particulière d’une poche de son gilet, ôta un livre d’une bibliothèque, découvrant une étroite serrure, et fit tourner un pan de ladite bibliothèque, découvrant une sorte de cagibi obscur où il alluma une lampe. Là, sur une tablette, il y avait sous une housse en forte toile un appareil télégraphique devant lequel il s’assit après avoir offert à sa visiteuse le tabouret voisin, puis se mit au travail.

Passablement surprise malgré tout, Lisa suivait chacun de ses mouvements. Elle savait depuis longtemps qu’une grande fortune permet pratiquement toutes les fantaisies, fussent-elles les plus extravagantes, elle n’ignorait rien des secrets défendant la fabuleuse collection Kledermann dans le domaine familial de la Golden Kuste, mais cela la dépassait un peu. L’impression d’être en train de jouer un rôle dans un film d’espionnage ! Elle se surprit même à se demander si son père ne s’offrirait pas un jour un transatlantique !

— Que lui écrivez-vous ? questionna-t-elle.

— « Rentrez d’urgence. Famille en grave danger... »

— On n’a pas le temps d’attendre qu’il rentre !

— Ne vous tourmentez pas. Faites-lui confiance, il saura quoi faire et d’abord regagner Rio de Janeiro au plus vite. De là, il aura tous les moyens d’agir depuis les banques et les ambassades jusqu’au gouvernement, sans oublier lord Astor, et cela à visage découvert ! Mais, enfin, vous devriez savoir qu’il est le « grand Kledermann » ?

— Oh ! Je ne l’ignore pas, mais toute puissance a ses limites ! Enfin ! Il ne reste plus qu’à attendre la réponse. Combien de temps, selon vous ?

— Ça, c’est ce que j’ignore ! Dans une heure ou trois semaines cela dépend de l’endroit où il est. Qu’allez-vous faire vous-même, à présent ? Regagner Londres ?

— Pas encore. D’abord rejoindre mes enfants à Rudolfskrone ! Ils me manquent à un point que vous ne pouvez imaginer... Quand leur père s’absente – et Dieu sait que cela n’a rien de rare ! – ils sont là, eux, plus ma grand-mère...

Le visage plutôt sévère de Birchauer s’éclaira soudain d’un sourire plein de gentillesse qui le rajeunit de vingt ans :

— Ne vous tourmentez pas trop tout de même. Dès que j’ai une réponse, je vous en avertis.

Il prit dans un casier près de lui un carnet, où il remplit quelques lignes d’un texte qui, en apparence, n’avait rien d’ésotérique. C’était d’une incroyable banalité. Puis en face, il écrivit la traduction au crayon.

— Le mieux sera que vous appreniez cela par cœur...

— J’ai une excellente mémoire !

Idem si possible pour les codes relais. Il y en a deux pour le Brésil... Et maintenant, pardonnez-moi de m’être si lourdement trompé sur la gravité de la situation. Je pense sincèrement que les Anglais sont capables de tout et de n’importe quoi, mais j’aurais dû prendre en compte l’absence de Gordon Warren. Jamais il n’aurait laissé s’étaler un pareil scandale et cela aurait dû me mettre la puce à l’oreille ! Dorénavant, je vais faire l’impossible pour vous aider !

Pour seule réponse elle se pencha, l’embrassa et dit :

— Merci ! De tout mon cœur, merci !

Elle allait sortir, il la retint :

— Un dernier avis : si vous quittez l’Autriche et où que vous alliez, prévenez-moi avec le code...

À peine Lisa eut-elle réintégré son cadre familial qu’elle appelait Mary pour lui annoncer qu’elle était bien rentrée, que sa tribu au château était en pleine forme, que la maisonnée l’embrassait... etc., surtout pour la rassurer sur son entrevue avec Birchauer. Elle parvint à lui laisser entendre que les couleurs de l’avenir lui paraissaient un peu moins sombres.

— Quant à toi, donne-moi de tes nouvelles plus souvent ! Tu te fais vraiment trop rare.