— Nous avons une foule de choses à nous dire ! Ne restons pas là ! Nous serons beaucoup mieux autour d’une table – pas avec du thé, je sais que vous ne l’aimez pas ! – pour prendre un café ou un chocolat et des petits gâteaux.

— Mais vous aviez sans doute rendez-vous avec quelqu’un ? objecta la marquise.

Elle savait en effet qu’à l’heure du thé il fallait retenir sa table au restaurant. Lady Clementine balaya l’objection :

— J’en ai une retenue à l’année ! Nous serons seules et pourrons bavarder à notre aise...

Et d’un pas ferme elle se dirigea vers la jeune fille vêtue de noir et de blanc qui faisait office de maître d’hôtel au salon de thé et contrôlait les arrivées sur une liste. Les demandes étaient nombreuses et, au Ritz, il fallait retenir sa table au moins trois semaines à l’avance. Comme à celui de Paris ou de Madrid d’ailleurs.

Commandes passées, Mme de Sommières commença par s’enquérir du blessé de la famille :

— Comment va votre frère ? C’est, je suppose, votre plus grand souci ? Vous n’auriez pas ce sourire si le colonel avait des problèmes.

— C’est exact et je ne pourrais guère vous en donner, pour l’excellente raison que j’ignore où il est !

Plan-Crépin se mordit les lèvres pour ne pas dire : « Encore un ? » Car, depuis quelque temps, tous les hommes de quelque importance semblaient s’être rués dans des directions inconnues. Après Kledermann, celui-là ! Sans compter Aldo et Adalbert disparus sous couverture, dans les brouillards de Londres.

— Mon frère est encore très fatigué, mais les médecins gardent espoir étant donné sa robuste constitution. Je dois dire qu’il l’a échappé belle : la balle a frôlé le cœur sans l’atteindre mais, comme il a perdu beaucoup de sang, il est toujours sous surveillance et au repos complet. Le moindre travail lui est interdit. Ainsi il ignore tout de l’affaire du Sancy. Ce que vous devez déplorer autant que nous. Cette ridicule histoire de vol n’aurait jamais eu lieu sous « son règne ». D’abord parce qu’il connaît parfaitement notre ami. En outre, et là je ne sais vraiment pas d’où cela vient : on a nommé à sa place – momentanément j’espère ! – l’homme le moins impartial qui soit. Ce Mitchell cultive une haine tenace pour tout ce qui n’est pas anglais.

— Alors ?

— Alors il ne fait pas le plus petit effort pour retrouver le diamant volé. Lord Astor of Hever aurait abrité, par une nuit glaciale, un homme qui lui a dit être le prince Morosini. Il l’a reçu, puis l’autre s’est volatilisé en emportant le trésor maison. Mitchell l’a su. Or, d’après ce que m’en ont dit des collègues de Gordon, il ne cherche même pas le diamant : il veut coffrer Morosini, un point c’est tout ! C’est comme une obsession.

— Mais enfin, Scotland Yard n’est pas n’importe quel poste de police. Qui l’a nommé ?

— Cela viendrait de Buckingham Palace et c’est tout ce que je peux dire ! Mais vous-même, qu’est-ce qui me vaut le plaisir de vous rencontrer ?

— L’exposition de portraits de Mary Windfield. C’est la meilleure amie de Lisa, l’épouse d’Aldo. Nous avons voulu la voir... mais nous ne restons que deux jours !

— Seulement ? Mais pourquoi ?

La marquise sortit la lettre de Langlois et la lui offrit :

— Là encore, c’est une affaire de police. Le grand patron de la Police judiciaire française est un ami qui s’inquiète beaucoup pour nous. Il ne supporte pas de nous laisser seules dans un hôtel de luxe londonien où il ne peut pas assurer notre sécurité !

— Je sais que cela part des meilleures intentions du monde, soupira Plan-Crépin, mais c’est tout de même un peu ridicule ! En admettant que l’on veuille nous assassiner, ce serait aussi facile chez nous qu’ici !

— Alors on ne vous a accordé que deux jours ? En tout cas cela part d’un bon sentiment.

— Le commissaire principal Langlois qui connaît bien votre frère – son équivalent en somme – est en effet un excellent ami qui remue ciel et terre pour démontrer à quel point cette accusation est grotesque. Aussi nous ne voudrions pas qu’il se tourmente pour nous. Donc nous allons rentrer !

— Et si vous séjourniez chez des amis ? Des amis solidement protégés eux-mêmes. C’est-à-dire chez moi ?

— Vous voilà personnage officiel ? sourit Mme de Sommières.

— Moi non, mais John toujours plus ou moins. Mais j’explique ! Vous déciderez ensuite. Il y a quatre mois, notre propriété familiale de Crawley a été détruite en partie par le feu.

— Intentionnellement ? s’enquit Plan-Crépin.

— Mon Dieu, non. Le plus bête des courts-circuits. C’est là que nous vivons et, tandis que l’on reconstruit, John qui devait partir s’est tourmenté à l’idée de me laisser seule à Londres. Or, notre meilleur ami, sir Winston Churchill, vient de se faire construire, à Chartwell, non loin de Knole, une admirable demeure à dimensions humaines pour y vivre sa retraite future et lui confier sa femme – au fait, elle s’appelle Clementine, elle aussi ! – quand il est obligé de s’absenter. Il aime vivre à la campagne à condition que ce ne soit pas Blenheim. Pour l’instant ils sont à Delhi tous les deux et moi j’occupe Chartwell qui est presque aussi gardé que n’importe quel palais de Sa Majesté, mais je m’ennuie un peu. Venez passer quelques jours avec moi ! La région est l’une des plus jolies de l’Angleterre...

— C’est loin de Londres ? demanda Plan-Crépin.

— Je n’y pensais pas, mais c’est assez proche de l’endroit qui passionne le plus l’Angleterre depuis quelques jours : Hever Castle !

— C’est en effet passionnant ! s’exclama Marie-Angéline dont les yeux jaunes s’étaient soudain mis à briller comme des louis d’or.

Aucun doute là-dessus, elle réagissait comme un cheval de bataille qui entend sonner la trompette de la charge. Quant à Mme de Sommières, elle était déjà aux prises avec les affres de la tentation. Langlois lui-même hésiterait peut-être à s’opposer à un petit séjour chez l’un des hommes politiques les plus en vue. D’ailleurs, on n’exagérerait pas : quelques jours au plus et on rentrerait sagement rue Alfred-de-Vigny.

Son regard croisa alors celui de Marie-Angéline :

— Si vous alliez téléphoner Quai des Orfèvres ? suggéra-t-elle à l’adresse de Plan-Crépin. Vous savez en quelle estime on tient vos talents !

L’intéressée devint pourceau, mais ne se le fit pas répéter deux fois. Un quart d’heure plus tard on avait satisfaction. Avec un seul bémol : pas trop longtemps !

La « cérémonie du thé » achevée et tandis que la marquise faisait préparer ses bagages, on alla faire un saut chez Mary afin de la prévenir mais aussi de la présenter à lady Clementine qui ne la connaissait pas et que cette perspective enchantait positivement.

Naturellement, Lisa disparut dans sa chambre quand on les annonça. Elle n’avait pu faire autrement que révéler sa présence quand Tante Amélie et Marie-Angéline étaient venues à Londres, sans d’ailleurs donner la moindre explication sur la raison profonde qui l’avait amenée en Angleterre.

— Il m’a semblé qu’il fallait que je vienne, s’était-elle bornée à leur déclarer. Je suis la femme d’Aldo et je sais mieux que personne où il était au moment du vol. Aussi, jusqu’à ce que mon père consente à reparaître, j’entends me battre pour mon mari mais je n’ai aucune envie d’alimenter la curiosité des foules...

Elle s’en félicita, d’autant plus que, à peine les trois dames étaient-elles arrivées, Timothy annonçait l’Honorable Peter Wolsey qu’elle ne parvenait pas à trouver amusant. Elle s’en méfiait même depuis qu’elle avait appris de Tante Amélie sous quelle apparence se cachaient Aldo et Adalbert, et qu’elle l’avait entendu proclamer son intérêt soudain pour le cinéma sous toutes ses formes.

N’ayant encore jamais rencontré lady Sargent, il fut charmant, courtois, homme du monde jusqu’au bout des ongles... quoique étant le seul mâle au milieu de ces femmes, le bon ton eût voulu qu’il ne s’attarde pas et se retirât le premier. Mais non ! Confortablement installé dans son fauteuil, un verre, dont le niveau n’avait pas l’air de baisser souvent, à la main, il semblait au contraire enraciné là jusqu’à la consommation des siècles, et cela en dépit des regards sévères que Plan-Crépin ne lui ménageait pas.

Finalement elle n’y tint plus : se penchant vers lui, à l’effarement de Mme de Sommières, elle questionna sur le ton de la confidence :

— Seriez-vous invité à dîner par hasard ?

C’était tellement inattendu qu’il en perdit son monocle :

— Moi ? Non ! D’ailleurs vous pouvez remarquer que je ne porte pas de tenue convenable. Je devrais être en smoking et ce serait un brin prématuré. Pourquoi ? Ma présence vous gêne ? fit-il, rendant insolence pour insolence.

— À votre avis ?

— À mon avis, c’est oui. Seulement, j’ai une affaire assez importante à communiquer à notre amie. C’est pourquoi j’attendais sans impatience que vous partiez, ajouta-t-il gracieusement.

— Fort bien ! Je crois que vous allez avoir satisfaction ! répondit-elle en constatant que lady Sargent se levait. Mais nous nous reverrons ! chuchota-t-elle sur un ton vaguement menaçant qui lui valut un regard furieux de Mme de Sommières – la seule qui eût entendu l’insolent aparté.

— Vous mériteriez que je vous renvoie à Paris ! souffla-t-elle.

— J’en conviens volontiers, mais nous n’en ferons rien parce que je sens que je ne serai pas de trop pour venir à bout de cette vilaine affaire où nous avons tout contre nous. Jusques et y compris la police.

— Le pire, c’est que c’est vrai ! À présent, remercions le Ciel et allons visiter Chartwell. C’est bien ça ?

— À propos, c’est quoi Blenheim ?

— Vous qui n’ignorez rien en histoire, vous ne le savez pas ? Blenheim, c’est le gigantesque château des Marlborough, et sir Winston y est né. C’est donc un Marlborough, et il y a droit de cité quand il veut... mais il faut une armée pour le garder !