— Ton raisonnement se tient ! Quoique cela m’ennuie un peu de laisser une pareille preuve derrière nous, mais tu as sans doute raison ! En tout cas nous savons au moins une chose : c’est à quoi ressemble exactement le faux Morosini, et ça c’est, comme disent les Anglais, « un morceau de chance » ! Il n’empêche qu’on peut se demander dans quel panier de crabes on est tombé. Si Ava est folle, les autres Astor ne valent guère mieux !

— Oh, je les crois aussi innocents que nous dans cette histoire. N’oublie pas qu’on leur a volé le Sancy et que lord Astor y tient autant qu’à ses fantômes.

— Bon ! Assez causé ! À présent on le met où, ce machin ?

Après avoir longuement réfléchi et débattu, on opta pour le dessus du baldaquin d’un des lits dont les colonnes étaient assez solides pour supporter le poids d’un homme. Ce dont Adalbert s’assura :

— On ne doit pas faire souvent le ménage, constata-t-il. C’est plein de poussière là-haut. Il va falloir chercher ce qu’il nous faut pour l’envelopper.

La cuisine ne manquant pas de linge utilitaire, on choisit un grand tablier de caviste, en forte toile grise, dont les cordons allaient permettre de fixer solidement l’emballage.

— Je ne me voyais pas comme ça ! remarqua Aldo en contemplant une dernière fois le portrait. Ce n’est pas moi !

— Pour quelqu’un qui te connaît bien, pas tout à fait, mais quand on ne t’a jamais vu que dans les colonnes des journaux, ça peut faire illusion ! La meilleure preuve est que cela a réussi.

— Mais enfin, on ne m’a pas vu que dans les journaux ? Je me croyais plus connu !

Adalbert se mit à rire :

— Tu ne vas pas te vexer maintenant ? Tu as vu Astor ? Il s’est choisi le siècle des Tudors et ne vit qu’avec ses ectoplasmes, et on peut comprendre pourquoi sa femme s’est lancée dans la politique. C’est à vous rendre neurasthénique, un mari comme celui-là, Sancy ou pas ! À ce propos j’aimerais savoir où il le rangeait, son diamant bien-aimé, et comment l’autre a réussi à le sortir si facilement ?

— Écoute ! On reparlera demain. Pour l’instant, j’ai sommeil !

— Encore un moment ! Il me plairait d’emmener un souvenir, ajouta-t-il en allant prendre un appareil photographique ainsi qu’un flash à magnésium. Tiens, il me reste juste une photo sur cette pellicule. On va l’utiliser !

Quelques minutes, un éclair de magnésium et ce fut fait. Adalbert changea alors le rouleau usé qu’il mit dans sa poche en disant :

— On est cinéastes ou pas ? Il faut bien que ça serve à quelque chose

Le temps cependant ne s’arrangeait pas. Par moments, l’orage semblait s’éloigner mais c’était pour n’en retentir que de plus belle. En gagnant enfin son lit, Aldo se demandait si ses nerfs surchauffés allaient lui permettre de trouver un repos dont il avait cependant grand besoin. Pour Adalbert, la question ne se posait pas : il possédait le précieux privilège de s’endormir n’importe où et à volonté, et de se réveiller tout aussi aisément. Ce n’était pas son cas à lui et il s’attendait à subir les affres d’interminables cogitations, les yeux grands ouverts dans l’obscurité traversée d’éclairs. Quand, soudain, il sombra dans les bras de Morphée...

Au matin, le ciel était clair. Si le parc était jonché de branches cassées, il n’y avait plus un nuage dans le ciel et, même si la température n’avait que très peu augmenté, la tempête n’en avait pas moins balayé tout le paysage.

En ouvrant sa fenêtre pour faire ses exercices respiratoires quotidiens, l’Honorable Peter resta quelques minutes en contemplation devant le château dont il était assez proche et où l’on procédait aux manœuvres de mise en place du pont-levis, cependant que, sur l’une des tours, un hallebardier descendait de leur hampe les lambeaux de la bannière aux armes des Astor pour en hisser une neuve.

Il puisa un réconfort dans la couleur du temps pour effacer l’impression désagréable que lui avait faite la soirée. Certes, grâce à l’intervention de lady Nancy, le dîner ne s’était pas traduit par un long lamento de William Astor sur les regrets que lui laissait son diamant disparu, mais, d’autre part, l’invité n’avait pas réussi à savoir à quel endroit on conservait le précieux trésor. Cette histoire tapait visiblement sur les nerfs de Nancy et l’on avait surtout parlé politique... avec tout de même un intermède consacré à la nouvelle affaire qui commençait à passionner la région : l’étrange cadavre si curieusement grimé ramené à la côte par les pêcheurs de Levington.

— Je me demande qui cela peut être ? avait émis le châtelain d’une voix plaintive. Les domestiques ne parlent que de ça à l’office !

Ce à quoi sa femme avait répondu que, les distractions se faisant si rares dans la région, c’est le contraire qui aurait été surprenant.

— Mais certains avancent que ce pourrait être lord Allerton, ajouta-t-elle.

— C’est presque normal qu’on le pense, fit Peter. C’est l’un des hommes les plus importants du pays, fort riche, collectionneur, et en outre il a disparu. Quant à la mise en scène...

Il allait dire qu’elle était destinée à renforcer l’accusation portée contre Morosini, mais se ravisa puisque justement ladite accusation venait d’Hever.

Lui-même n’avait pas beaucoup dormi. Pas vraiment à cause de la tempête. Simplement trop d’idées lui trottaient dans la tête et il avait passé une partie de la nuit à en discuter avec Finch. À la suite de quoi, il en était venu à conclure de pousser un peu plus ses nouvelles études sur le cinéma et il était fermement décidé à s’attacher le plus possible aux pas de ces Américains, car leur profession leur permettait de pénétrer à peu près partout.

Aucune voiture n’étant déjà sortie du garage, il se hâta de prendre son breakfast puis, tandis qu’il se rendait au château afin de saluer ses hôtes et expédiait Finch chercher la sienne au garage :

— Je n’ai vu partir personne, confia-t-il à Astor. Vos cinéastes n’ont pas l’air pressés de quitter Hever. Peut-être gardent-ils l’espoir de vous faire changer d’avis ? Cela ne doit pas être facile de renoncer quand on a déniché l’endroit rêvé. Mais il m’est venu une idée qui pourrait les arranger. L’un des châteaux de mon père est susceptible de leur convenir. C’est assez haut dans le Nord et il n’est pas de première fraîcheur mais il est d’époque, il a, comme on dit, « de la gueule » et, avec les moyens techniques, les décors et la pluie de dollars que répandent toujours les Américains, j’ai l’impression que cela ne serait pas si mal. Sans compter que cela fournirait du travail aux gens du pays, question figuration, et que cela m’étonnerait fort qu’on les reçoive à coups de pierres. Où les avez-vous installés ?

— Je vais vous faire conduire chez eux. C’est au bout du village.

Devant l’entrée se tenait Finch qui venait de sortir la Bentley et l’époussetait avec un plumeau :

— La Packard est toujours là, je suppose ? s’enquit son maître.

— Toujours, Votre Seigneurie. Après une telle nuit, ces gens doivent s’offrir une grasse matinée.

— On va aller les réveiller ! Il faut que je leur parle.

Finch ouvrait déjà la portière mais Peter la repoussa :

— Allons-y à pied ! Une petite marche nous fera le plus grand bien avec ce beau ciel bleu !

Le domaine était vaste. Une armée de jardiniers en avait pris possession afin de faire disparaître au plus vite les traces de la tempête. On enlevait soigneusement tous les débris tandis que, dans des brouettes, de nouvelles plantes venues des serres attendaient d’être repiquées à la place de celles qui étaient abîmées.

En tailleur de tweed, un foulard de soie bleue noué sur ses cheveux, lady Nancy, debout au milieu d’eux et les bras croisés auprès de son chef jardinier, donnait de temps à autre des indications d’un geste de la main. Elle n’avait de toute évidence aucune envie d’être dérangée et on se contenta d’échanger des saluts après que Wolsey eut exprimé ses remerciements pour l’hospitalité reçue avec la grâce dont il était capable.

— Je viens chercher nos Américains, crut-il bon d’expliquer. Je vais essayer d’adoucir leur déception en leur parlant de quelques-unes des vieilles bâtisses familiales...

Il s’inclina, puis s’en alla frapper à la porte de la maisonnette qu’on lui indiqua. Personne ne répondit. Au bout de trois essais infructueux, il se décida à entrer... pour constater que la maison était vide... mais ce qu’on appelle vide : il n’y avait pas la moindre trace qu’elle ait été occupée. Tout était dans un ordre parfait.

Pensant que les deux hommes faisaient peut-être un dernier tour dans le parc avant de prendre congé, il demanda la permission d’interroger les jardiniers, puis se mit en route toujours escorté de Finch à qui son long nez pointé vers le sol faisait penser à un limier sur la piste d’une trace... mais n’en trouva aucune :

— C’est quand même incroyable ! ronchonna Sa Seigneurie. Où ces gens-là ont-ils pu bien passer ?

On eut beau tourner, retourner, fouiller jusqu’au moindre buisson, alerter même les gardes-chasse, aucun des habitants d’Hever ne put apporter la plus minime indication touchant les envoyés de la Metro Goldwin Mayer. Bien que de silhouettes faciles à repérer, personne ne pouvait même se vanter de les avoir seulement aperçus.

— Ça va nous faire deux fantômes de plus ! chuchota un petit malin. On en avait pourtant déjà une belle collection !

— Les fantômes ne se déplacent pas en automobile ! répliqua Sa Seigneurie qui avait entendu et dont l’humeur virait au noir...

En effet, la Packard était toujours au garage et n’en bougea pas. Personne ne vint la réclamer...

Qu’est-ce que cela voulait dire ?

DEUXIÈME PARTIE