— On nous l’a dit ! On va loin comme ça ?

— Non, le village est à côté. Les maisons sont de différentes tailles selon l’importance des invités...

— Par exemple, celui où l’on loge le banquier suisse Kledermann ? ne put retenir Aldo.

— Oh ! Celui-là c’est le plus beau et le plus proche du château ! Le plus confortable aussi ! Vous pensez ! Le meilleur ami du patron ! Alors comme ça, vous êtes dans le cinéma. Qu’est-ce que c’est intéressant !

Il semblait disposé à papoter un peu mais, à cette heure, ledit cinéma était le dernier des soucis de ses passagers. Aldo était fatigué et, en outre, l’un des tampons de caoutchouc qui déformaient son visage était en train de se décoller.

— Où allons-nous ?

— Au bout du village, mais il n’est pas grand. Votre logement est l’un des plus petits mais vous y serez à l’aise quand même.

— Dame ! N’est pas M. Kledermann qui veut ! grogna Adalbert.

— N’ayez crainte ! Milady veille de près au confort de ses invités et elle consacre ses soins au village plus qu’au château ! Elle aimerait tellement mieux qu’on loge tout le monde sur place ! Les fantômes, c’est pas sa tasse de thé. Elle est députée à la Chambre des communes, vous savez ? La seule femme ! Et c’est pas rien ! Mais vous voilà chez vous !

La maison était petite mais charmante. Un bijou architectural sur lequel grimpait un vieux lierre. Du pur Tudor !

— Ça va être d’un confortable ! chuchota Adalbert.

Or, il n’en était rien. Lady Nancy était vraiment une hôtesse digne de ce nom, et si aucune faute de style ne déparait cette mignonne maison, tout y était prévu pour le repos du corps et de l’esprit : une sorte de salon pourvu d’une belle cheminée dans laquelle une simple allumette fit flamber joyeusement un assemblage de bûchettes et de pommes de pin bien sèches, deux chambres. Du bois sculpté sans doute, mais une abondance de coussins en gommait les angles par trop vifs. Une minuscule salle de bains – mais oui ! – équipée d’eau chaude dans laquelle Aldo se rua dès qu’il l’eut découverte, tandis qu’Adalbert allait explorer la cuisine aux buffets abondamment garnis et pourvue même d’un réfrigérateur adapté aux dimensions de la pièce.

— Toi, je ne sais pas, émit Adalbert plié en deux afin d’explorer une planche basse sur laquelle s’alignaient des bouteilles (vins français et bière anglaise), mais je préfère de beaucoup être l’invité de lady Astor plutôt que celui de son époux ! Je parie que dans ce repaire de spectres il n’y a pas une seule chambre convenable. Sans compter qu’on va pouvoir dormir sans être réveillé toutes les cinq minutes par les traînements de chaînes, les gémissements lugubres à souhait, des apparitions cauchemardesques et tout le reste de la panoplie du revenant digne de ce nom. Quoique... tu as dit quelque chose ? poursuivit-il en réponse aux borborygmes qui provenaient de la salle de bains où Aldo, avec un soulagement indicible, était occupé à cracher ses tampons et à se laver les dents. ... Quoique, cependant, l’idée de croiser dans un couloir le fantôme d’Anne Boleyn me séduirait assez ! Il paraît qu’elle était belle à couper le souffle au point que, pour lui trancher la tête, son tendre époux a fait venir le bourreau de Calais.

Après un ultime rinçage de bouche, Aldo réussit à émettre une opinion claire :

— Quel que soit l’instrument employé, le résultat ne devait malgré tout pas être fort séduisant. Déjà, les critères de beauté de l’époque m’ont toujours paru éloignés des nôtres et, peintre de Cour ou pas, le grand Holbein n’a pas révélé de foudroyantes beautés. Chez les femmes, tout au moins : elles se ressemblent toutes, hors peut-être la Grande Elizabeth, ses cheveux roux et ses perles fabuleuses. Il est vrai que c’était la reine et qu’il ne devait pas faire bon de lui déplaire !

— Marie Tudor aussi était reine. Il n’empêche que son portrait est une véritable horreur ! Elle a la méchanceté peinte sur chacun de ses traits ! Et dépêche-toi un peu ! Qu’est-ce que tu veux boire : bordeaux ou bourgogne ?

— M’est égal ! Pourvu que ce ne soit pas du vin trafiqué. J’en ai encore pour cinq minutes...

Son visage ayant recouvré son aspect originel, Aldo, après avoir sorti une vaste robe de chambre de sa valise, s’activait maintenant à « retrouver sa ligne » en se débarrassant de l’espèce de large ceinture de flanelle piquée qui en doublait le volume et l’épaississait d’un bon tiers.

— On mange à la cuisine ou je prépare un plateau ? cria encore Adalbert, occupé à couper de fines tranches d’un jambon du Yorkshire d’une appétissante roseur.

Un hurlement particulièrement vigoureux du vent lui coupa la parole. En même temps, un volet, mal attaché sans doute, se mit à claquer dans la chambre d’Aldo, et celui-ci se dirigea vers la fenêtre, l’ouvrit et voulut refixer l’abattant de bois, mais le vent soufflait avec une telle force qu’il ne put y arriver.

En revanche, l’homme qui l’observait depuis l’extérieur, tapi dans l’épaisseur du lierre, réussit à s’aplatir davantage, confiant dans la solidité des épaisses branches grimpantes.

— Je crois que le loquet est cassé ! hurla Aldo.

— Laisse tomber ! C’est sans importance, répondit Adalbert. Si ce boucan doit durer toute la nuit, on n’en est pas à ça près ! Tiens, regarde ! C’est vraiment du sérieux !

En effet, la flèche fulgurante d’un éclair venait de frapper le couronnement de l’une des tours d’entrée du château, ajoutant une nouvelle touche dramatique à un décor qui n’en manquait déjà pas.

— Dommage que cette histoire de film soit du bidon ! regretta Aldo. Ça aurait pu donner quelque chose de vraiment bien !

— Ma parole, tu t’y crois ? Si lord Astor avait accepté, on s’en serait tiré comment ? Je sais bien que dans ce monde-là toutes les échappatoires sont possibles. Alors qu’il ait accepté ou non... nous, au moins, on aura eu un beau spectacle ! Et maintenant on dîne ! Je meurs de faim et on va pouvoir manger sans se faire du souci pour tes prothèses dentaires.

L’excitation de l’aventure les creusant comme ils en avaient l’habitude, ils firent honneur à ce que la maison leur offrait et qui, pour être campagnard, n’en était pas moins, selon eux, franchement supérieur à la « cuisine » traditionnelle anglaise. Leur menu de charcuterie, beurre, pain frais – il y en avait dans une huche ! –, œufs, confitures, arrosé d’un petit marsannay sans prétention, leur convenait tout à fait, et ils le terminèrent par un excellent café – l’un des rares talents culinaires d’Aldo ! – arrosé d’un cognac hors d’âge.

— Et à présent on va tâcher de passer une bonne nuit, conclut Adalbert en jetant dans le feu toujours bien flambant de la cheminée le mégot de son cigare, pur produit de La Havane un peu trop luxueux pour un simple cinéaste de repérage. Mais il m’est venu une idée...

— Laquelle ? Tu en as tellement !

— Si j’étais lady Nancy, j’inviterais Ava à coucher au château, un jour par exemple où Astor ne serait pas là. Rien que pour voir ce qu’en feraient les fantômes ! Elle deviendrait peut-être folle ?

— Elle l’est déjà !

— Oui, mais là, pour de bon ! À enfermer !

— Elle serait capable de mettre en fuite les aliénistes les plus confirmés. Et avec tout ça on fait quoi demain matin en quittant ce chef-d’œuvre Tudor ?

— J’y pensais. On pourrait cultiver nos relations avec l’Honorable Peter Wolsey. Vu qu’il est introduit dans la meilleure société. Il est curieux comme un chat et, sous des dehors farfelus, je crois qu’il est loin d’être un imbécile !

— J’adhère ! Pour l’instant, d’ailleurs, on n’a rien de mieux à se mettre sous la main.

Après avoir éteint le salon, ils regagnèrent leurs chambres respectives et Aldo s’apprêtait à se mettre au lit, quand Adalbert reparut :

— Viens voir ! je viens de faire une trouvaille !

Et il sortit de derrière le lit une valise plate et rectangulaire, d’où il retira un portrait qu’il mit sous le nez de son ami !

— Qu’est-ce que tu dis de ça ?

Trop stupéfait pour s’exprimer, Aldo eut soudain sous les yeux son propre portrait.

— Mais... c’est moi ?

— Et signé Mary Windfield, s’il te plaît ! Seulement, à y regarder de plus près, ce n’est pas vraiment toi et Mary ne donne jamais dans l’approximatif !

— Ce qui signifie ?

— Que si ce n’est toi, c’est donc ton frère... ou plutôt celui qui s’est présenté en s’annonçant comme le prince Morosini. J’admets que cela peut marcher, en particulier, avec quelqu’un qui ne t’a jamais vu, comme ça a été le cas d’Astor. De simples détails mais combien parlants : la couleur des yeux, par exemple, a été retouchée, leur forme aussi – à savoir à l’aide de ces petits collants dont M. Duval t’a pourvu si généreusement. Le type qui a fait ça n’est pas maladroit, d’ailleurs, et doit posséder un certain talent de peintre. Il en faut pour avoir le culot de « corriger » Mary, mais je pense que là réside la clé de ce qu’on pourrait appeler le mystère d’Hever Castle. Vis-à-vis des photos de journaux, c’est du bon travail... seulement ce n’est pas vraiment toi.

— Bon ! Si c’est ça, conclut Aldo, on emporte discrètement ce truc et de retour à Londres on ira droit voir Mary pour lui demander ce qu’elle en pense...

— Non, corrigea Adalbert, j’irai voir Mary tout seul pendant que tu m’attendras caché dans un coin ! Il ne faut surtout pas que l’on te voie à visage découvert ! En outre, Mary me paraît le meilleur lien possible avec Paris. Alors, le portrait, on l’emporte ?

— Finalement, je pense que non. On va le cacher ailleurs en prenant soin de laisser la boîte à sa place.

— Le cacher ailleurs ? Où ?

— Ici même. Si les indigènes s’aperçoivent qu’il n’est plus dans sa boîte, ils n’imagineront certainement pas qu’il est encore là !