La stupeur fit tomber le monocle de Peter au bout de son cordonnet de soie noire :

— Je ne vois pas où nous pourrions trouver un abri plus sûr qu’ici ? rétorqua le jeune homme, au moins jusqu’à la fin de l’orage ! À Cartland, chez mon père...

— Nous ne sommes pas chez votre père et la tempête peut durer la nuit entière...

Comme pour lui donner raison, un second coup de tonnerre suivit, encore plus violent que le premier. En même temps qu’une pluie diluvienne accompagnée de grêlons ajoutait au vacarme :

— En vous dépêchant...

À ce moment-là, un valet ouvrit une porte devant une dame vêtue de velours noir dans laquelle les visiteurs de l’exposition Windfield auraient reconnu sans hésiter la porteuse du Sancy. Un coup d’œil lui suffit pour comprendre la scène tragique dont son salon était le théâtre :

— Je ne sais pas qui sont ces messieurs... ah si ! Bonsoir, Peter !

— Lady Nancy ! répondit-il, en s’inclinant selon l’angle exact de la courtoisie anglaise. Heureux de voir que vous échappez à temps aux éléments déchaînés !

— Dans une voiture solide et avec l’aide d’un parapluie digne de ce nom, c’est relativement aisé...

— Parapluie ! grogna son époux. C’est paratonnerre qu’il faudrait dire ! Messieurs, je ne vous retiens pas et...

— Vous n’allez pas les obliger à sortir par un temps pareil ! Je connais vos idées, mais quelques minutes de grâce pourraient se montrer dignes d’une maison hospitalière ! Le temps de boire un verre, par exemple...

Elle agita une petite cloche qui fit accourir le maître d’hôtel, or son époux ne désarmait pas :

— N’insistez pas, ma chère ! Ce n’est pas la première fois que nous affrontons ce genre de temps et je peux vous assurer que, si c’est fini demain matin, nous aurons de la chance ! Il suffit d’entendre grincer les girouettes.

— Un peu plus, un peu moins ! Servez-nous donc quelque chose d’un peu réconfortant, Robert ! Après quoi nous mettrons « courtoisement » ces messieurs dehors afin de les conduire au village où ils recevront une hospitalité digne d’eux...

— Digne d’eux, digne d’eux ! À part l’Honorable Peter, nous ne les connaissons pas ! Ce sont seulement des cinéastes américains à la recherche de décors pour tourner un film sur les femmes d’Henry VIII...

— Comme c’est passionnant ! Enfin un événement qui sort de l’ordinaire ! Naturellement, vous avez déjà refusé ?

— Naturellement, et vous savez parfaitement pourquoi !

— Oh ! Je sais... mais cela n’exclut pas pour autant un verre de bon whisky, après quoi vous pourrez refermer votre cher pont-levis et laisser nos fantômes se balader à leur guise !

— Nancy ! Vraiment ! Comment pouvez-vous plaisanter après la catastrophe qui vient de nous frapper. Notre beau diamant...

— Vous n’avez toujours aucune nouvelle ? demanda Peter Wolsey. Pourtant vous semblez prendre ce... ce drame avec un certain détachement, lady Nancy ?

— Je ne dirais pas cela. Le Sancy est ravissant, c’est un plaisir de le porter, ou plutôt cela devrait l’être. Pourtant j’avoue qu’il me fait un peu peur. Trop de sang a coulé sur lui... Celui de Charles Ier d’Angleterre, celui de Marie-Antoinette, la malheureuse reine de France... Sans compter l’agréable séjour dans l’estomac du fidèle serviteur de Nicolas de Harlay.

— Jusqu’à présent, je pensais que vous preniez un certain plaisir à le porter ? protesta son mari, vexé.

— Je ne le nie pas et vous m’avez fait un cadeau sublime, répondit-elle gentiment, mais je vais vous avouer que là où je prends un réel plaisir à m’en parer, c’est quand Ava est dans les environs. Sa rage fait plaisir à voir !

— Et cette fois vous devez être au comble de la joie : tout Londres, la royauté, la Cour, la ville et le reste passent des heures devant votre sublime portrait.

— Mais le Sancy fait maintenant partie du trésor de ce Morosini, que nous avons eu l’imprudence de garder parce qu’il est le gendre de mon ami le banquier suisse Moritz Kledermann.

— Il a couché à Hever ? ne put retenir Aldo.

— Non, car la règle du château est formelle, mais nous l’avons invité à dîner et la soirée s’est prolongée assez tard.

Jugeant qu’il se taisait depuis trop longtemps, Adalbert questionna, l’air innocent :

— Mais ce... Kledermann dont la presse dit que c’est l’un de vos meilleurs amis...

— Vous pouvez dire le meilleur. Sa collection de joyaux est époustouflante !

— Lui, au moins, passe la nuit au château quand il vient vous voir ?

— Pas plus lui que les autres ! Il a son cottage particulier où l’on ne loge personne d’autre. Il ne s’en offusque pas afin de ne pas aller contre la volonté des fantômes ! Je crois d’ailleurs que cela l’amuse...

L’amuser ? Les deux hommes qui le connaissaient si bien en doutaient. Ils pensaient que s’il n’avait jamais mentionné ce détail à la limite de la muflerie, c’était par orgueil. On n’envoie pas un Kledermann coucher dehors quand il vous fait l’honneur de vous visiter... ou alors cela dénotait chez lui un respect pour les revenants anglais parfaitement invraisemblable.

« Je me demande comment Lisa prendra ça quand elle l’apprendra ? Si toutefois je la revois un jour ! » réfléchissait Aldo, non sans mélancolie.

Lisa ! La simple évocation de sa femme réveilla une nostalgie toujours un peu à fleur de peau ces temps-ci ! Quand la reverrait-il... ? De la façon dont tournaient les événements, il avait l’impression – ô combien pénible ! – qu’elle s’éloignait de lui de plus en plus. L’unique réconfort était de la savoir avec ses petits dans le sûr abri des palais ancestraux, gardée par l’affreux Josef capable à lui seul de mettre toute une armée en déroute...

Ce qui l’agaçait le plus était de ne pas pouvoir poser les questions qui lui brûlaient les lèvres mais que son rôle actuel lui interdisait. On était « chargé » de trouver des décors pour un film et l’on n’avait pas à se mêler de la façon dont vivaient les propriétaires des sites prétendument convoités. Même si c’était difficile !

À certains frémissements de son nez au-dessus de ses imposantes moustaches rousses, il sentait que c’était encore plus difficile pour Adalbert. D’ailleurs, avant d’achever son verre, celui-ci lâcha :

— Chez nous, aux States, on a plein de sociétés qui prétendent entrer en relation avec ce qu’ils appellent l’au-delà ! Vous devez sûrement en avoir quelques-unes dans les parages puisqu’il paraît qu’en Angleterre il y a autant de fantômes que de châteaux ?

— Pas seulement de châteaux ! répondit sérieusement Astor. Nombre de vieilles demeures sont « visitées »... et nous avons aussi nombre de sociétés psychiques...

— Vous n’en n’avez jamais convié chez vous ?

Le maître d’Hever vira au rouge vif :

— On ne traque pas l’ombre d’une reine comme n’importe quelle autre entité. J’avoue pourtant, s’enflamma-t-il, soudain emporté par l’ardeur de sa passion, qu’il y a une dizaine d’années, et sur l’impulsion d’un de mes cousins qui s’y intéresse fort, nous avions réuni ici, à l’occasion d’une nuit de Noël, quelques adeptes de la Société royale...

— Royale ? s’étonna Aldo, ce qui lui valut un coup d’œil glacé de son hôte momentané. Rien que ça ?

— On voit bien que vous êtes américain. Nos souverains partagent souvent nos croyances ! Sachez qu’au château de Glamis, en Écosse, où est née Sa Majesté notre reine Elizabeth, il n’y a pas moins de trois fantômes. Ce n’est pas à mépriser !

L’Honorable Peter commençait, lui, à considérer que ses compagnons d’aventure en prenaient un peu trop à leur aise :

— La Royal Society est donc venue ici à la date du tragique anniversaire. Puis-je demander ce qui s’est passé ?

— Rien ! Rien du tout ! Nous avons attendu en vain, mais je n’ai pas été autrement surpris ! Peut-être si le roi George nous avait fait l’honneur de se déplacer... Mon Dieu ! Ce n’est plus une tempête, mais un véritable ouragan qui se prépare ! Messieurs, il est temps de nous quitter. Étant donné ce temps épouvantable, je vais vous faire conduire à l’un des cottages où l’on vous donnera ce dont vous aurez besoin, et, comme nous ne nous reverrons pas...

— Nous pouvons garder Peter à dîner, n’est-ce pas ? intervint lady Nancy pour qui l’arrivée de Sa Seigneurie devait constituer une distraction non négligeable. La maison ne s’effondrera pas si le pont-levis n’est relevé qu’après 10 heures ! Et j’ai des questions à lui poser à propos de l’exposition !

On se sépara là. Les Américains exprimèrent leurs regrets de devoir renoncer à Hever, mais remercièrent pour l’hospitalité « si généreusement offerte ». Ce à quoi Astor répondit qu’avec un temps pareil on ne pouvait même pas se risquer à mettre un chien dehors et ajouta qu’un de ses chauffeurs se chargerait de conduire la Packard au garage... dont on se garda bien de demander s’il était d’époque.

— On se retrouvera demain matin, assura l’Honorable Peter en leur serrant la main. J’ai une ou deux idées qui pourraient faire votre affaire ! Je ne sais pas si je vous ai dit que le cinéma était l’une de mes passions ?

L’avait-il dit ? Possible, après tout, il avait déjà dit tant de choses !

Le temps n’allait vraiment pas en s’améliorant et la nuit promettait d’être terrifiante. Le château s’entourait de vents tourbillonnants sous l’impact desquels les girouettes s’en donnaient à cœur joie. De temps en temps, un craquement annonçait la chute d’une branche. En outre, il faisait de plus en plus froid !

— C’est la première fois que vous venez en Angleterre ? interrogea le chauffeur promis qui venait de prendre place au volant. Si c’est le cas, il faudra revenir aux beaux jours. On surnomme notre coin le « jardin de l’Angleterre ».