— Tiens ! Un pont-levis ! fit Adalbert qui, pour faire plus vrai, avait entrepris de prendre des notes tandis que son complice sortait un appareil photo – qu’on lui fit ranger aussitôt en déclarant qu’il fallait une autorisation ! Est-ce qu’il fonctionne ?
— Je pense bien ! Astor veille de près à son entretien comme à celui des douves. Il est relevé chaque soir, dès que les invités éventuels ont été dirigés vers leurs cottages respectifs.
En effet un vrai village – ravissant, selon le goût d’Aldo – s’élevait à peu de distance. Trop silencieux aussi : il y manquait l’auberge traditionnelle sans laquelle aucun village anglais ne saurait exister valablement. Comme cela faisait partie de son rôle, il en fit la remarque. Sa Seigneurie la balaya d’une main désinvolte :
— Votre firme a sûrement les moyens d’en bâtir une et il s’en trouve un peu partout dans les environs qui seront ravies de se mettre à votre service. On apprécie les dollars presque autant que la livre sterling. Voyons maintenant si l’on aura l’obligeance de nous recevoir...
À première vue, ce n’était pas évident. Quand la Bentley s’engagea sur le pont-levis, la herse était baissée et deux hallebardiers on ne peut plus « Tudor » vinrent croiser leurs armes devant le noble radiateur. N’hésitant pas à remonter les siècles, Finch descendit, eut une brève inclinaison du buste et, solennel à souhait :
— Mon maître, l’Honorable sir Peter Wolsey, fils de Sa Grâce le duc de Cartland, souhaiterait s’entretenir un moment avec votre maître. Il s’agit d’une affaire importante qui pourrait séduire lord Astor. Est-il présent ?
En même temps, il tendait une carte de visite armoriée dont l’autre se saisit avec le respect convenable, et, sans lâcher sa hallebarde, il prit sa course à travers la cour intérieure pour reparaître peu après :
— Mylord attend Sa Seigneurie !
— Et mes compagnons ? Ce sont eux les plus intéressants pour lui !
— Naturellement ! S’il en était autrement, je l’aurais déjà dit !
En fait de cour intérieure, c’était surtout un jardin à l’ancienne où du petit buis dessinait des arabesques dans des carrés au milieu desquels étaient plantés des rosiers tiges. L’ensemble présentait un mélange entre une enluminure de manuscrit et l’un de ces herbariums de couvent auxquels les moines prodiguaient tous leurs soins. Les rosiers en plus !
L’Honorable Peter avait prévenu ses invités :
— Ce n’est pas très facile de s’y retrouver dans tous les Astor qui prospèrent de nos jours sur le sol britannique. D’abord, ils font en général plus de garçons que de filles, et pour simplifier les choses, ils se partagent en outre les même prénoms – John Jacob, William, Waldorf... – avec une absence d’imagination totale, ce qui les oblige, comme les rois, à des numérotations.
— Celui d’ici, c’est lequel ?
— William ! Il est très, très riche, mais pas autant tout de même que son cousin John Jacob, qui est vicomte et possède, sur la Tamise, le « palais » familial de Cliveden où se déroulent les grandes manifestations de la famille, à commencer par les réunions électorales de sa cousine Nancy que le châtelain d’Hever considère comme de pures horreurs. Enfin, pour compléter le tableau, j’ajouterais qu’ils se ressemblent tous : longs nez, longs mentons, longue bouche mince qui a l’air taillée d’un coup de serpe. Seule particularité : les cheveux, quand il y en a encore. Et maintenant, on y va !
Le maître d’Hever correspondait parfaitement à sa description. Peter reçut de lui l’accueil compassé normal pour le fils d’un duc, les deux autres avec la surprise, un rien méfiante, due à leur profession :
— Un film ? Ici ? Quelle idée bizarre !
— Je ne crois pas, expliqua Adalbert, qu’il soit possible de trouver, dans tout le Royaume-Uni, un décor plus proche de la vérité historique !
— Je m’en flatte, se rengorgea Astor avec raideur. Je me suis même attaché à ce qu’il soit impossible de trouver mieux, sinon, peut-être, Hampton Court... et encore j’ai des doutes !
Un début de discussion s’engagea à laquelle Aldo ne se mêla pas : il regardait, osant à peine en croire ses yeux.
En lui, l’antiquaire s’était réveillé brusquement devant les trésors qu’il découvrait. Jusqu’à faire passer l’affaire du Sancy au second plan. Il avait devant lui les portraits – authentiques ! – d’Henry VIII et d’Anne Boleyn par Holbein ; celui de Philippe II d’Espagne, l’époux à éclipses de Marie Tudor, par le Titien, de Charles IX de France par François Clouet et celui de Martin Luther par Lucas Cranach, sans compter ceux d’Édouard VI d’Angleterre, d’Éléonore et d’Élisabeth d’Autriche – aussi par Clouet – puis quelques tableautins qui eussent fait se traîner à genoux le directeur de n’importe quel musée. Et ce n’était pas tout !
Dans la salle à manger – où elles n’avaient d’ailleurs pas grand-chose à faire, et là il avait des doutes –, des armures portées, paraît-il, par le gigantesque François Ier, roi de France, et son fils – modèle nettement plus réduit ! – Henri II, s’enlevaient en force sur des tapisseries flamandes ou bourguignonnes de la même époque. Quant à la longue galerie du premier étage, elle réservait d’autres merveilles.
On put contempler sous vitrines des souvenirs de la Grande Elizabeth Ire : des brosses à cheveux et des pantoufles de satin voisinant Dieu sait pourquoi avec le lit – seulement le bois et les colonnes de lit ! – d’Anne Boleyn que leur propriétaire semblait vénérer.
Adalbert et lui allaient de surprise en surprise, jusqu’à ce qu’ils tombent en arrêt devant une chaise à porteurs de style indéfinissable et qu’on leur annonça avoir appartenu au cardinal de Richelieu !
— Qu’est-ce qu’il fait là ? s’exclama impulsivement Adalbert, qui se reprit presque aussitôt. L’an dernier, on a tourné Les Trois Mousquetaires, et je peux vous garantir que le grand type qui jouait le rôle n’aurait jamais pu entrer là-dedans, sinon plié en deux !
Ramenés quelques mois plus tôt à leurs aventures franc-comtoises, lui et Aldo revoyaient l’imposant portrait ornant l’un des murs de la salle à manger du manoir Vaudrey, une fort belle copie de celui peint par Philippe de Champaigne. Certes, le Cardinal, sur la fin de sa vie, quand la maladie le terrassait, avait usé du portage équestre et même humain, mais c’était son lit au complet que l’on déplaçait ! Avant d’en arriver là, il montait à cheval avec élégance ou usait d’un carrosse pour un plus long voyage.
— Je peux pourtant vous assurer que cette chaise est authentique, asséna le propriétaire. L’antiquaire de la 5e Avenue qui me l’a vendue a été formel, et si vous la voyez ici, c’est en hommage à l’importance du personnage.
Aldo pensa que l’antiquaire en question aurait pu choisir un meuble d’époque. Si ce truc était authentique, il était sans doute français mais plus jeune d’une centaine d’années. Comme quoi, il convenait peut-être de se méfier de certains autres trésors du château.
La visite terminée, on revint dans le salon aux portraits. Après un instant d’hésitation, Astor proposa tout de même à ses visiteurs de s’asseoir afin de partager avec eux le thé rituel.
Les deux « Américains » auraient préféré une boisson plus roborative, mais ce n’était pas le moment de contrarier un personnage dont ils espéraient obtenir quelques éclaircissements. Or, leur supposée nation étant connue pour avoir une certaine tendance à « mettre les pieds dans le plat », ils se résignèrent à avaler la « tisane nationale » accompagnée de sandwichs au concombre qu’Aldo haïssait autant que le haddock, avant de lancer :
— Tout ce que vous venez de nous montrer est absolument magnifique, et je ne crois pas possible de trouver pour notre film des décors, surtout d’époque, aussi convaincants. Aussi...
— Je vous arrête tout de suite ! coupa sèchement lord Astor, il ne saurait être question un seul instant d’installer dans cette maison vos équipes de film !
— Mais... pourquoi ?
— Parce que l’on ne fait pas évoluer des cabotins dans un sanctuaire et que ce domaine est un sanctuaire !
L’Honorable Peter, qui buvait son thé avec toute la dignité requise, entreprit de s’étrangler et ne réussit pas à maîtriser le phénomène en dépit des claques assénées dans son dos par Adalbert :
— Un... sanctuaire ? Pour qui ?
Le châtelain leva un doigt solennel vers le plafond :
— Les esprits qui n’ont cessé de hanter cette demeure depuis le drame affreux où la plus belle des reines a laissé sa tête.
— Vous voulez dire Anne Boleyn ?
— Et qui d’autre ? Cette demeure est, avant tout, la sienne. Elle a besoin de silence et d’obscurité. Vos faux-semblants ne pourraient que lui déplaire et peut-être même la mettre en fuite ainsi que ceux qui l’accompagnent dans son éternité. Autrement dit, vous détruiriez l’âme de cette maison et, de cela, je ne veux à aucun prix. C’est non ! Et vous voudrez bien m’excuser...
Il se levait déjà pour laisser entendre que « l’audience » était terminée, quand un violent coup de tonnerre retentit à travers le château. En un instant, le ciel se couvrit de nuages si sombres que l’on alluma aussitôt les torches et flambeaux dont on usait abondamment à Hever, l’électricité n’y ayant apparemment pas droit de cité. Presque simultanément apparut un hallebardier qui n’avait jamais dû être destiné à ce genre de profession, car il tenait son arme comme s’il craignait qu’elle ne lui explose dans les mains :
— Nous allons avoir un bel orage, annonça- t-il. Faut-il relever le pont-levis, Mylord ?
— Dès que ces messieurs seront partis bien entendu ! Vous connaissez vos consignes, je suppose. Messieurs, je crois qu’il va falloir vous dépêcher si vous voulez gagner un abri sûr !
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