— En tant qu’Américains, les Astor doivent vous être familiers ? C’est une vaste famille.

— Je l’ai entendu dire, répondit, prudent, son passager. Ils appartiennent à la haute société... new-yorkaise, je crois, et Hollywood est loin !

— Oui, mais ils ont essaimé un peu partout. Jamais vu un arbre généalogique aussi vaste. Évidemment, ils ne sont pas tous très connus, et de loin... C’est très bien comme ça ! Bien qu’un ou deux mériteraient de l’être mieux. L’un d’eux par exemple : John Jacob IV – ils n’ont aucune imagination dans le choix des prénoms ! – est mort sur le Titanic... je dirais en seigneur !

— Comment l’entendez-vous ? s’enquit Aldo qui en savait autant que lui sur le sujet mais tenait à jouer convenablement son rôle.

— On m’a dit qu’il a confié sa jeune femme enceinte à l’une des femmes de chambre que l’on évacuait, est allé s’asseoir dans l’un des fauteuils du pont, a allumé une cigarette et a tranquillement attendu la fin !

— Il n’aimait pas sa femme ?

— Si ! Il l’adorait. Elle était beaucoup plus jeune que lui et ils étaient en voyage de noces. Si quelqu’un méritait d’être heureux, c’était lui ! Après le premier mariage qu’il avait contracté !

— Et... elle est morte ?

— Ava ? Morte ? Non seulement elle ne l’est pas mais elle continue d’empoisonner l’existence d’un tas de gens ! Ravissante ! Ça on ne peut pas le lui enlever, même l’âge venant, mais en dehors de cela, c’est un vrai cauchemar !

Pour la première fois, Aldo eut un regard de sympathie pour l’Honorable Peter Wolsey :

— Vous la connaissez ?

— Trop ! Tout le monde d’ailleurs la connaît toujours trop ! Vous avez déjà entendu parler du prince Morosini, l’expert en joyaux célèbres ?

Aldo n’était pas préparé à se recevoir lui-même en pleine figure ! Il se contenta d’un :

— C’est en effet un nom qui ne m’est pas inconnu...

— Eh bien, je ne sais pourquoi, elle est en train de lui pourrir la vie !

— Comment cela ?

— Vous êtes en Angleterre depuis longtemps ?

— Depuis une quinzaine de jours...

— C’est amplement suffisant pour que vous ayez entendu des bruits sur le vol du Sancy, un fabuleux diamant appartenant à lady Astor. Or, l’illustre Ava se répand partout en clamant que, lui ayant je ne sais quelles obligations, il lui a promis de le lui offrir.

— Pourquoi ? Il était à vendre ?

— Du tout ! Lord Astor en est assez fier ! Si vous voulez savoir à quoi il ressemble, allez faire un tour à l’Académie royale de peinture. La plus grande portraitiste anglaise, Mary Windfield, y expose ses dernières œuvres dont un magnifique portrait de Nancy Astor, le Sancy dans les cheveux !

— Oh moi, la peinture... et pour en revenir à cette Ava ?

— Je viens de vous dire qu’elle prétend que Morosini l’a volé pour elle, mais qu’une fois en sa possession, il n’a pas eu le courage de s’en séparer – c’est aussi un fameux collectionneur vous savez ! – et qu’il l’a gardé pour lui. Je suis persuadé qu’il n’y est impliqué en rien, cependant toute la police du royaume le recherche ! Une drôle d’histoire d’ailleurs. Encore un doigt de whisky ?

— Volontiers !

Après le moment de silence exigé par la dégustation d’un si noble breuvage, l’Honorable Peter reprit la parole sur le mode méditatif :

— Dans cette histoire de vol, il y a tout de même un détail que je ne m’explique pas ! Morosini qui n’avait, paraît-il, jamais mis les pieds à Hever s’y serait donc précipité cette nuit-là et y aurait passé la nuit alors que la plupart des domestiques et même les gens de la famille n’y ont pas droit !

— Si on l’a laissé entrer quand il faisait si mauvais, c’était peut-être difficile de l’envoyer coucher ailleurs ?

— Ça paraît bizarre en effet, et on dit que cette faveur est due au fait que le richissime Kledermann, le beau-père de Morosini, est peut-être le meilleur ami d’Astor. Pourtant je peux vous assurer que ce Kledermann n’a jamais passé une nuit à Hever ! Du moins, au château !

— Cela ne tient pas debout !

— Alors j’explique... enfin, je vais essayer. Hever est construit en pleine campagne et, pour ce qui est du style Tudor, vous seriez servis pour votre film. Sachez qu’Astor a fait construire à quelque distance du château le plus joli des villages d’époque qui se puisse imaginer. Mais un village doté d’un confort dont on n’avait pas la plus petite idée sous Henry VIII. Avec bien sûr les domestiques qui vont avec et en costumes d’époque. C’est là qu’il loge tous ses invités, mâles ou femelles – il n’y en a d’ailleurs pas des tas ! – sans la moindre exception...

— Mais pourquoi ? s’étonna Aldo, qui n’avait jamais entendu son beau-père parler de ce détail4.

L’Honorable Peter fit tournoyer son monocle d’un geste vague :

— Allez savoir ? Il y aurait là-dedans un fantôme. Peut-être celui de la reine Anne ! Mais ça m’étonnerait, étant donné la kyrielle de revenants qui s’ébattent un peu partout dans le royaume ! Tiens, qu’est-ce qui se passe ?

Pour aller à Hever, il fallait emprunter l’unique route qui descendait jusqu’au village construit près de la mer, le château se dressant presque au bord d’une falaise. D’habitude, il n’y avait pas un chat sauf pour les retours de pêche. Or, là, une véritable foule barrait l’accès au port. Du bout de la canne qui le quittait rarement, Wolsey tapota la vitre qui le séparait de son chauffeur :

— Qu’est-ce que cette incongruité, Finch ? Voyez cela !

En même temps, il mettait pied à terre, imité par son passager et, derrière eux, Adalbert. Sans doute pour ne pas effrayer ces gens simples par sa seigneuriale présence, Peter se borna à attendre que son chauffeur à tout faire revienne au rapport.

— Et alors ?

— Il va falloir patienter que le passage soit libre, Votre Honneur. On attend la police. Des pêcheurs viennent de ramener dans leurs filets le corps d’un homme tout nu que l’on a dû noyer parce qu’il a encore les chevilles entravées par un bout de corde.

— On sait qui c’est ?

— Certains pensent l’avoir déjà vu, mais on s’est arrangé pour qu’il ne soit pas très reconnaissable. On lui a tailladé les joues. En revanche, bien que le corps ne soit pas celui d’un homme jeune, il a les cheveux et les poils de barbe du plus beau noir. D’après le coiffeur du coin, on les lui aurait teints. Il paraît que ce n’est pas joli à voir. Pourtant...

— ... tel que je vous connais, vous aimeriez bien jeter un coup d’œil ? Moi aussi, j’en conviens.

— D’autant que ce qui a poussé depuis la séance de teinture tirerait plutôt vers le gris.

— Ah ! Ah !... Messieurs, ajouta Wolsey en se tournant vers les prétendus cinéastes, mon invitation tient toujours. Je vous conduirai jusqu’à Hever et j’essaierai de vous introduire, si vous acceptez de remettre à ce soir le haddock à la crème que je vous ai promis.

— Mais nous ne voulons pas vous encombrer, mylord ! s’excusa vertueusement Adalbert, partagé entre l’envie d’échapper au régal annoncé et cette occasion exceptionnelle d’être introduit au château par un naturel du pays, ce qui lui valut d’avoir un orteil subrepticement écrasé par le pied d’Aldo.

Mais on ne décourageait pas comme cela l’Honorable Peter :

— Du tout, du tout ! À ne vous rien cacher, j’éprouve beaucoup d’intérêt pour le cinéma et, d’un autre côté, j’ai assez envie de revoir ce vieil Hever. Allons donc observer ce que ces gens ont repêché, après quoi nous grignoterons quelque chose avant de nous mettre en route.

— Ces messieurs préféreraient peut-être grignoter avant, proposa Finch. Ce n’est pas parce qu’on est dans le ciné qu’on a l’estomac solide.

— Si c’est le cas, le meilleur moyen d’arranger cela c’est encore un bon vieux whisky... et nous n’en manquons pas !

— Il nous arrive aussi de tourner des films d’horreur ! affirma Adalbert. Alors, pour l’estomac, ça devrait aller. Et puis ce cadavre bizarre pourrait peut-être nous donner une idée pour un prochain film !

— Voilà qui est parlé, conclut Sa Seigneurie. On y va !

Si curieuse qu’elle soit, la foule générée par un village de pêcheurs n’est jamais très dense. Il en venait bien de partout, mais les deux puissantes voitures – surtout la Bentley discrètement armoriée ! – n’eurent pourtant guère de peine à se frayer un passage jusqu’au port où les trois ou quatre policiers locaux étaient en train de contrôler l’accès à la barque dans laquelle reposait le cadavre inconnu. Celui-ci aurait dû normalement être recouvert, mais deux hommes, penchés sur lui, l’examinaient. L’un était le médecin légiste, mais l’autre arracha une grimace de contrariété à l’Honorable Peter. Aldo l’entendit marmotter :

— Qu’est-ce qu’il fait là, celui-là ?

Puis plus haut, s’adressant à l’un de ceux qui, le cou tendu, s’efforçaient d’en voir le plus possible :

— Il y a combien de temps qu’on a repêché ce pauvre bougre ?

— Une heure à peu près !

— Et Scotland est déjà là ? Cela tient du miracle.

— Scotland Yard ? s’extasia Adalbert. Le gratin de la police anglaise ? Vous êtes sûr ?

— Très sûr ! C’est même le patron ! Enfin le nouveau, parce que j’espère bien qu’il ne le restera pas longtemps !

Toujours aussi candide, Adalbert releva ses sourcils jusqu’au milieu du front, ce qui le fit disparaître dans l’ombre de son béret.

— On dirait que vous ne l’aimez pas ?

Pour un instant, Sa Seigneurie délaissa son côté un peu farfelu :

— Il me serait tout à fait indifférent s’il ne remplaçait pas le meilleur flic du siècle. À la suite d’une blessure, Gordon Warren gît sur un lit d’hôpital où il risque de rester encore un moment. Alors on a pris son second : un homme buté, vaniteux, mais qui doit avoir des relations.