— Tu as peut-être raison ! Allons donc visiter ce joli manoir !...
Une des manies de l’Angleterre était de mélanger joyeusement la classification des demeures particulières. Par exemple, si Bodiam Castle ou Leeds Castle méritaient amplement leur titre châtelain avec tours, douves et bâtiments rassemblant plusieurs siècles, Petworth House présentait les dimensions d’un demi-Versailles, et Hever aurait pu se contenter de Manor. Quant à Levington Manor, il aurait pu battre à plates coutures la Tour de Londres tant il était imposant. Moins haut peut-être, mais deux fois plus large.
— C’est le style Tudor, ce machin ? demanda Adalbert en stoppant la voiture à quelque distance du pont-levis. Ça vous a un petit côté Plantagenêt...
— L’extérieur, mais si on nous laisse entrer, tu pourras admirer des logis on ne peut plus Henry VIII, sans compter des parterres qui auraient enchanté ses épouses. J’espère que lord Allerton est rentré chez lui et qu’il va accepter nos propos... malhonnêtes parce que notre histoire de film n’est rien d’autre... et surtout qu’il ne va pas me reconnaître ! Nous sommes de vieux amis.
Une grosse cloche pendait au portail armé de pentures de fer. Agitée énergiquement, elle fit entendre le bruit d’un bourdon de cathédrale, mais le vantail s’ouvrit presque aussitôt. Un majordome taillé sur le patron d’un homme des cavernes – ce qui ne lui allait pas du tout ! – s’encadra dans l’ogive de pierre :
— Ces Messieurs désirent ?
Aldo avait assez souvent rencontré Sedwick pour que ce dernier hésite sur son identité, mais il constata avec satisfaction qu’aucune lueur d’intérêt ne s’allumait dans son œil glauque. Avec son bel accent américain, il tendit deux cartes professionnelles :
— Mon compagnon s’appelle Omer Walter et, moi, je suis Josse Bond de la Metro Goldwin Mayer. Nous désirons rencontrer lord William Allerton...
— Il est absent !
— Encore ! fit une voix éminemment distinguée. Ça devient une manie ? Où est-il encore passé, ce vieux crocodile ?
Retournés d’un même mouvement, les faux cinéastes purent contempler dans toute sa gloire l’Honorable Peter Wolsey derrière lequel s’allongeait une vénérable Bentley – tellement bien entretenue qu’elle leur rappela la voiture de Tante Amélie – au volant de laquelle Finch se tenait raide comme un piquet. Quant à Sa Seigneurie, elle avait troqué ses élégants vêtements de ville pour une sorte de tenue de golf en tweed dont la pièce maîtresse, sous une veste admirablement coupée, était un pull-over à col roulé aux couleurs, probablement, de son club. L’une de ses mains gantées balançait négligemment son monocle.
Avec son sourire en demi-lune, il se présenta, ajoutant qu’il était positivement ravi de rencontrer des membres d’une profession aussi éminemment artistique. Puis revint à Sedwick qui avait assisté sans broncher à cet intermède mondain :
— Alors, mon ami, où est-il ?
Pour un observateur attentif, le ton avait légèrement changé. Un domestique ne répondait pas au fils d’un duc comme à n’importe quel visiteur :
— Mais je n’en sais rien ! Je peux jurer que Sa Seigneurie ne m’a rien confié avant de quitter la maison !
— Cela fait combien de temps maintenant ?
— Huit jours, et aucune nouvelle annonçant son retour ne nous est parvenue.
— Comment s’est décidé son départ ?
— Mylord a reçu une lettre, l’a lue, l’a mise dans sa poche, commandé qu’on lui prépare une valise pour trois ou quatre jours, puis il a ordonné à Walter, le chauffeur, de le conduire à la gare, et il est parti.
— Sans dire où il allait ?
— Non.
— Et personne n’a demandé à le voir depuis ?
— Si. Le soir même, nous avons eu un visiteur : le prince Morosini, de Venise. Il prétendait avoir rendez-vous avec Sa Seigneurie. Je lui ai dit ce qu’il en était et, naturellement il a été très déçu. D’autant qu’il comptait séjourner ici deux ou trois jours, comme il en avait l’habitude...
— Et ?
— Mylord n’étant pas là, il est reparti.
— S’il était lié d’amitié avec lord Allerton, pourquoi ne pas lui avoir offert l’hospitalité ? Ne serait-ce que pour une nuit ? Le temps était abominable si mes souvenirs sont bons ?
— Mais parce que je n’avais pas d’ordres. Il prétendait être invité...
Le mot choqua Aldo qui faillit réagir mais Wolsey s’en chargeait déjà :
— Prétendait ? Je croyais que lord Allerton et lui étaient liés par des liens d’amitié nés d’une égale passion pour les joyaux, célèbres ou non ? Rien d’étonnant quand on connaît la réputation du prince...
— Le prince ! Le prince ! Si Votre Seigneurie veut bien me permettre de lui dire le fond de ma pensée, le départ précipité de lord Allerton a été déterminé pour la seule raison qu’il ne voulait pas le voir ! Alors pourquoi me serais-je permis de le laisser s’installer dans la maison. D’ailleurs, la suite des faits m’a donné raison !
— Expliquez-vous !
— Justement à cause du temps. Au lieu de descendre au village pour s’y réfugier à l’auberge – dont la réputation n’est plus à faire ! – et d’y attendre la fin de la tempête, il a filé jusqu’à Hever Castle, à vingt kilomètres d’ici, sous prétexte que lord Astor est l’ami de son beau-père. On l’y a reçu... et il en est reparti en emportant le trésor de la maison : un diamant célèbre ! Si je l’avais laissé entrer, il serait peut-être reparti avec une partie de la collection, sinon la totalité !
En enfonçant discrètement mais fermement son coude dans les côtes d’Aldo, Adalbert prévint une réaction sans doute brutale. Encaisser une allusion aussi insultante venant d’un domestique qui jusqu’à présent s’était comporté correctement était d’autant plus insupportable qu’elle était lâchée devant des étrangers. Proprement intolérable, quand on connaissait Aldo ! Peut-être par solidarité de classe, Peter Wolsey n’eut pas l’air d’apprécier :
— Si je voulais votre opinion, mon garçon, je vous la demanderais. Ce qui n’est pas le cas ! Eh bien, puisque Allerton s’est offert un petit voyage, je n’ai plus rien à faire en ce lieu ! Vous non plus, messieurs, je suppose ?
— Nous venions seulement voir si le propriétaire de ce beau château nous autoriserait à tourner quelques scènes d’un film sur les femmes du roi Henry VIII dont la Metro Goldwin Mayer a formé le projet ! répondit Adalbert, mais rien ne presse. Nous reviendrons plus tard, voilà tout. Le propriétaire rentrera bien un jour chez lui ! (Puis se tournant vers l’Honorable Peter :) Si vous vouliez bien dire à votre chauffeur de reculer...
— Mais comment donc ! De toute façon nous partons, nous aussi. Finch ! Laissez le passage à ces messieurs ! Un film sur les épouses d’Henry VIII dites-vous ? Avec les moyens américains, ce sera sans doute somptueux... mais vous avez dans la région d’autres châteaux...
Tout en parlant, il jouait avec son monocle qu’il faisait plus ou moins tournoyer négligemment et qui lui échappa. Il se baissa vivement pour le ramasser, sortit son mouchoir pour l’essuyer puis le recasa dans son orbite en faisant une affreuse grimace vite changée en sourire, tandis qu’Adalbert sortait un papier de sa poche.
— Oui ! Je vois que l’on vous a donné une liste ! Si je peux me permettre un conseil, vous devriez pousser jusqu’à Hever Castle, le château de lord Astor, à une vingtaine de kilomètres...
— Celui-là ? fit Adalbert en pointant un nom.
— Tout à fait ! Il est primordial, puisqu’il a vu naître l’une des plus importantes de ces dames, une des deux qui ont péri sous la main du bourreau. Mais c’est aussi celui où l’on a volé ces jours-ci le diamant qui fait tant de bruit ! Ça m’étonnerait que l’on vous laisse seulement entrer !
— On va nous flanquer à la porte, grogna Aldo. D’ailleurs, il doit y avoir la police partout !
— Sans doute, mais je ne suis pas de ceux que l’on « flanque » à la porte, répliqua Sa Seigneurie avec un petit rire. Je suis le fils du duc de Cartland, et cela oblige. Je connais un peu lord Astor : nous faisons partie du même club ! Si vous êtes disposés, nous nous y rendons ! Ah ! Sedwick, ajouta-t-il en revenant au majordome toujours encadré dans sa porte, dès que lord Allerton aura donné de ses nouvelles, signalez-lui ma visite et dites-lui qu’il faut absolument qu’il trouve le temps de montrer les lieux à ces messieurs. Je pourrai peut-être obtenir que lord Astor vous reçoive convenablement, ajouta-t-il en se tournant vers les deux compères. Il a un caractère bougon et n’est pas très intelligent ! D’ailleurs, comme vous le savez sans doute, il n’est pas anglais depuis des siècles. Les Astor sont américains et...
Réalisant ce qu’il était en train de dire, l’Honorable Peter rosit comme une églantine au printemps :
— Mille excuses, messieurs ! Il est tellement évident que vous êtes des gentlemen que j’en oublie de voir en vous des fils de la libre Amérique. Pour me faire pardonner, j’espère que vous accepterez de partager un lunch avec moi. Il y a une charmante petite auberge à Hever où ils préparent le haddock de façon divine avec de la crème du Devon épaisse et légèrement rance !
Aldo retint une grimace. Il détestait ce plat, crème rance ou pas, mais il décida de s’en tirer en évoquant une allergie au poisson fumé. D’autre part, l’Honorable Peter l’amusait et il accepta volontiers de prendre place auprès de lui dans la solennelle Bentley.
Avec un grincement d’apocalypse, le lourd portail se referma sur les deux voitures... Pendant ce temps, Adalbert se demandait quelle excuse il allait pouvoir inventer, lui qui détestait le haddock au moins autant que son « plus que frère » !
À l’intérieur de la Bentley, Wolsey, après avoir offert à Aldo un « doigt » de vieux whisky, papotait sur le mode mondain :
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