— Comme j’ai la peau claire, cela ne me va pas mal ! constata-t-il. Je me demande ce que va en dire Théobald ?

— Avec un pot d’eau froide dans la figure, cela devrait s’arranger ! fit Aldo, goguenard, en faisant jouer ses mâchoires. De toute façon tu n’avais pas l’intention de l’emmener ? Qu’est-ce qu’un cinéaste américain pourrait faire d’un valet de chambre ?

— Vous aurez le nécessaire demain ! assura Duval. J’ajoute que vous aurez une sorte de large ceinture qui vous grossira encore mieux que la bande de tissu et sera facile à mettre.

— Encore une question, dit la marquise. Comment peut-on obtenir la ressemblance de quelqu’un de séduisant à moins d’être son sosie ? Ce qui est très rare...

— Au moyen d’un maquillage soigné de théâtre ou de cinéma, on peut s’en approcher en jouant avec les éclairages, mais dans la vie quotidienne c’est beaucoup plus difficile, voire impossible. Prenez monsieur, ajouta-t-il en désignant Aldo, je ne vois pas comment on pourrait le reproduire en partant d’un quidam quelconque. Sans parler du regard et des jeux de physionomie... Ah, j’allais oublier : naturellement, il vous faut des lunettes ! Vous n’en portez pas habituellement ?

— J’ai une légère tendance à la myopie, répondit Aldo, mais qui ne me gêne pas. D’autant que dans mon métier j’ai toujours une forte loupe de joaillier dans ma poche, pour évaluer une pierre par exemple !

— Continuez à l’emporter avec vous. Cela peut être utile... Reste la couleur des yeux !

— Ce qu’il oublie de vous dire, intervint Mme de Sommières, est que ses yeux dont vous pouvez constater qu’ils sont bleus ont tendance à virer au vert quand il est en colère.

— On va prévoir des verres teintés. Et vous, monsieur ? poursuivit-il en se tournant vers Adalbert.

— Oh ! Moi, je suis tout ce qu’il y a de plus normal. Mes yeux conservent leur azur même si j’écume de fureur.

— Vous devriez lui faire porter des lorgnons, susurra Plan-Crépin. Ne serait-ce que pour qu’il soit un peu moins beau ! Regardez-le se pavaner devant la glace ! Il ne s’est jamais trouvé aussi bien !

Quelques instants plus tard, M. Duval était parti en promettant de revenir le lendemain, non sans avoir distribué encore quelques judicieux conseils.

— D’où le sortez-vous, celui-là ? s’enquit la marquise que la séance avait intéressée au plus haut point.

— Là, marquise, vous m’en demandez trop ! Vous devez bien penser qu’en m’engageant dans cette histoire vaseuse je sors nettement de mes attributions habituelles, mais, dans mon métier, on doit pouvoir faire face à toutes sortes de situations et donc tenir en sous-main les spécialistes dont on peut avoir besoin, d’où M. Duval.

— Qui doit s’appeler Duval comme je m’appelle Rothschild ! remarqua Adalbert.

— En ce qui me concerne, je ne vous remercierai jamais assez ! murmura Aldo, plus ému qu’il ne voulait le laisser paraître. Vous êtes un véritable ami !

— L’amitié n’a rien à voir là-dedans. Je ne fais au fond que mon métier. Il faudrait être idiot pour imaginer le prince Morosini dont la réputation n’est plus à faire se changeant brusquement en simple cambrioleur, et cela pour faire plaisir à une demi-folle assez riche pour s’offrir tous les carats qu’elle veut dans les meilleures salles de vente d’Europe et d’Amérique.

Quarante-huit heures plus tard, MM. Josse Bond et Omer Walter, attachés de production d’une grosse firme de cinéma, quittaient l’hôtel Lutetia où ils avaient passé la nuit – la transformation s’était opérée chez « Duval » et il eût été de la dernière imprudence qu’on les vît attifés ! –, et, au volant d’une Packard majestueuse signant une prospérité certaine, prenaient la route de Calais d’où ils embarqueraient pour Douvres. À Londres, l’un étant un habitué du Ritz et l’autre du Savoy – avant l’achat de la maison de Chelsea ! –, leurs chambres avaient été retenues au Dorchester.

Il faisait toujours aussi mauvais, mais cette aventure qui ne ressemblait pas aux précédentes les amusait plutôt, une fois encaissé le choc de la transformation :

— Ce que tu peux être laid ! remarqua non sans un certain plaisir Adalbert en démarrant.

— Profites-en ! grogna Aldo.

La satisfaction de son complice lui avait remis les idées en place. Dieu sait pourquoi sa toison flamboyante enchantait Adalbert. Il ne manquerait plus qu’il eût envie de la conserver ? Mais celui-ci le connaissait trop bien :

— T’inquiète pas, rassura-t-il en ouvrant la boîte à gants pour y prendre son paquet de cigarettes. Tu me vois débarquer comme ça au musée du Caire ? Mon cher professeur Loret pourrait en avoir une crise d’apoplexie ! Au fait, et toi ? Comment te sens-tu ?

— Confortable ! Je n’en dirais sans doute pas autant en été, mais grâce au Ciel il fait froid. Ma ceinture de maçon me tient chaud et cette affreuse casquette irlandaise au fond très large avec sa visière abritant le visage parfait le déguisement, sans compter qu’elle protège des intempéries ! Pourquoi n’en as-tu pas pris une ?

— Pour qu’on ait l’air de jumeaux ? Tu sais que j’ai toujours eu un faible pour les bérets basques d’origine, et celui-là est presque aussi large que ton couvre-chef ! Il n’y a plus qu’à espérer que la Manche ne nous secoue pas trop !

Ce n’était pas sans un serrement de cœur que Mme de Sommières et Marie-Angéline les avaient vus disparaître dans la voiture de Langlois sous leur aspect habituel.

— Nous croyons que ça va durer longtemps ? soupira Plan-Crépin en repliant machinalement l’élégant foulard Hermès qu’Aldo avait oublié.

— Qu’est-ce qui vous prend, Plan-Crépin ? Vous, si amie de l’aventure ? Car au fond c’en est une comme les autres.

— Nous voilà bien paisible tout à coup ! Aldo joue sa vie, sa liberté, son honneur.

— Pas sa vie ! On ne l’accuse pas d’avoir tué quelqu’un. Ce qui n’a pas toujours été le cas ! Souvenez-vous de l’affaire de la Perle ! Et puis n’oubliez pas que, dans deux jours, on sera là-bas, nous aussi ! J’avoue que je serais curieuse de voir si Lisa – au cas où ils se retrouveraient face à face ! – reconnaîtrait son mari. Allez, Plan-Crépin, du nerf ! Ou je me trompe fort ou vous allez avoir du grain à moudre chez nos bons amis britanniques ! Alors, d’abord les réservations et ensuite les bagages !

— Pour combien de temps ? Langlois nous a accordé deux ou trois jours !

— Allons donc ! Il nous connaît trop bien ! Disons... une quinzaine... et on rachètera sur place ce qui pourrait venir à manquer !

Plan-Crépin disparut en direction du vestibule où était posé le poste de téléphone principal. Elle avait recouvré le sourire surtout en évoquant un éventuel face-à-face entre Aldo et sa femme... Si Lisa ne le reconnaissait pas, ce serait sans doute le meilleur des tests. Personne d’autre n’y arriverait... sauf peut-être une autre, une dont Marie-Angéline espérait qu’elle ne remettrait plus jamais les pieds en Europe...

En débarquant à Londres après une traversée plus clémente que le temps ne le laissait supposer, et surtout en arrêtant la voiture devant l’imposante façade de l’hôtel Dorchester, Adalbert ne put se défendre d’un petit pincement au cœur. Il aurait tellement préféré rejoindre la jolie maison qu’il avait achetée à Chelsea où il avait de si troublants souvenirs. Si cruels aussi ! Sans Plan-Crépin, il s’apprêtait à faire une énorme sottise. Tout cela s’était effacé pour lui permettre de renouer avec l’existence douillette qu’il avait su se faire, mais il n’en restait pas moins ce home confortable où il aurait tant aimé revenir. Seulement, l’existence dans l’ancienne demeure de Dante Gabriel Rossetti ne se pouvait concevoir sans les soins et la cuisine de Théobald, et cette fois il était absolument impossible de l’y emmener : cela équivaudrait à y apposer sa signature... Il n’empêche que séjourner dans un palace quelconque ne lui disait rien du tout !

Sans paraître s’en apercevoir, Aldo suivait le cheminement de la pensée de son ami en glissant de temps en temps un coup d’œil sur ce profil barbu dans lequel lui-même avait peine à reconnaître son habituel complice. Finalement, il se décida :

— Je suis conscient que tu t’es attaché à Chelsea mais on ne fait que passer à Londres, et, quand cette histoire sera terminée, tu la retrouveras, ta maison ! On pourra même y fêter le retour de ce foutu Sancy, quand on l’aura récupéré !

— À condition qu’on y parvienne. À ce propos, il m’est venu une idée : si c’était elle ?

— Qui donc ?

— Ava !

— Ava ? Tu rêves ? Tu la prends pour Einstein ?

— Pas tant que ça ! Imagine qu’elle ait dégoté un type présentant des ressemblances avec toi. Elle te connaît suffisamment pour avoir relevé les différences. En outre, c’est une Astor et elle doit connaître Hever Castle comme sa poche. Elle organise le cambriolage et, là-dessus, elle galope à Venise pour ramasser « ce que tu lui as promis », te « payer » et mettre définitivement le diamant à l’abri ?

— Tu devrais écrire des romans policiers à tes moments perdus. Elle est rusée, mais pas à ce point, et surtout elle n’est pas assez intelligente !

— Ça je veux bien l’admettre. Alors, c’est quoi le programme dans l’immédiat ? Hever Castle ?

— Non. Levington Manor, à une vingtaine de kilomètres. Il faut d’abord apprendre où est passé lord Allerton. Sa disparition ne correspond à rien et surtout pas au personnage. C’est la courtoisie, la générosité, la gentillesse dans toute l’acception du terme ! En tout cas pas un homme à claquer la porte au nez d’un invité. Surtout...

— De ta classe !

— Crétin ! Elle en prend un coup, ma classe, sous cet attirail ! Tout juste si je me reconnaîtrais moi-même ! Je ne quitterai pas l’Angleterre tant que je ne saurai pas ce qu’Allerton est devenu parce que je ne peux pas me sortir de l’esprit que les deux histoires sont liées...