Les coups de tonnerre ayant tendance à s’éloigner, il se contenta de questionner :

— Et maintenant, que faisons-nous ? On prévient la police ?

— Si Gordon Warren était encore à son poste : sans hésiter, mais l’affreux Mitchell ne mettra jamais les pieds chez moi et...

Elle se tut soudain, le temps d’allumer une cigarette et d’un tirer quelques bouffées. Ce qui permit à Lisa de murmurer :

— On ne t’a rien volé d’autre ?

— Absolument rien ! Le compte est vite fait ! À l’exception de quelques toiles que j’ai peintes pour mon plaisir personnel, dès qu’un portrait est terminé, il est livré à celui ou celle qui l’a commandé, et une toile blanche vient prendre sa place.

Le grand chevalet supportait en effet une toile de belles dimensions, plus haute que large, où s’esquissaient les traits hautains d’un homme déjà âgé, encore très beau – Mary ne portraiturait jamais que des gens qui lui plaisaient ! – dont tout laissait supposer qu’il était écossais...

— Il est magnifique ! Qui est-ce ? s’enquit Lisa.

— Un très grand seigneur : le duc de Gordon ! Et il va falloir que je me dépêche pour l’achever avant de nous transporter, mes pinceaux et moi, à Buckingham Palace ! Il est superbe, ainsi que tu peux t’en rendre compte, mais comme il n’est pas jeune, la reine a bien voulu m’accorder le temps de l’achever avant de m’attaquer à ses gamines ! En attendant, cela ne nous dit pas qui a osé venir me cambrioler ni pourquoi ?

— Je me demande, fit Lisa, songeuse, si ce vol ne serait pas l’un des nœuds de cette vilaine affaire ?

— Que veux-tu dire ?

— Que ce ne doit pas être facile de se faire passer pour Aldo, que tes œuvres ont le double mérite d’être ressemblantes – ô combien – mais aussi de chercher plus loin que les apparences, et sans aller jusqu’à fouiller jusqu’à l’âme... Je me demande même si ce n’est pas pour ça qu’Aldo n’a jamais voulu poser pour toi...

— C’est le plus beau compliment que tu puisses me faire, mais cela n’explique pas que n’importe quel quidam ait pu se faire passer pour un homme de cette envergure.

— Il existe bien des faux-monnayeurs ! La pègre londonienne, comme toutes les autres d’ailleurs, doit sans doute receler quelques artistes inconnus capables de transformer un visage de façon suffisamment convaincante. Surtout pour quelqu’un qui ne l’a jamais rencontré !

— Tu parles comme un livre ! En attendant, où chercher puisque la police n’est pas franchement de notre côté ?

— On pourrait peut-être soumettre – discrètement ! – le problème à Paris ? Le commissaire principal Langlois, outre qu’il a noué des liens d’amitié avec ce pauvre Warren, est un très grand flic. Il pourrait au moins être de bon conseil ! Il vaudrait peut-être mieux que je fasse un saut à Paris ? D’autant que, jusqu’à présent, ma présence ici ne s’est pas révélée d’une grande utilité !

— Ça, ce n’est pas gentil ! Et moi dans tout ça ? Je suis si contente de t’avoir...

Dans les heures qui suivirent, on fouilla la maison de fond en comble sans parvenir pour autant à découvrir le moindre trou par lequel le portrait avait pu être subtilisé. La petite maison de Chelsea était mieux gardée qu’une forteresse. Quand Mary travaillait, il était hors de question de la déranger pour quelque raison que ce soit, et, quand elle n’était pas là, le solide Timothy, Gertrude et Mabel montaient une garde farouche, trop fiers d’être au service d’une artiste de si belle réputation. Le vol qui venait de se produire les atteignait au plus sensible de leur fierté...

Parmi les amis de Mary, un seul jouissait d’un statut à part, encore que ce fût le moins évident : l’Honorable Peter Wolsey, son élégance « officielle », son air empaillé et son monocle avaient droit à toute leur considération. À la surprise de Lisa, qui constata qu’il était le seul dans la confidence.

— Tu ne le connais pas, lui assura Mary, et je sais que les sympathies ne se forcent pas, mais j’ai en lui une confiance absolue. Je crois que tu comprendrais mieux si tu avais l’occasion d’aller chez lui et de jeter un coup d’œil au portrait que j’en ai fait et qui décore une bibliothèque des plus imposantes.

Rappelé en urgence par téléphone – et cette fois, il fallut bien que Lisa se résigne à une présentation en règle bien qu’elle le trouvât toujours aussi agaçant ! –, l’Honorable Peter Wolsey accourut mais, cette fois, flanqué de Finch, long personnage encore plus compassé que lui, qui à son rôle normal de valet de chambre joignait une culture certaine et des talents d’enquêteur récoltés au printemps de sa jeunesse quand il ambitionnait de faire carrière dans la police. S’il n’y était pas resté, c’est que le milieu ne convenait pas à un garçon élevé dans l’atmosphère un rien solennelle mais raffinée d’un château ducal. Il avait connu l’Honorable Peter tout jeune à son retour d’Oxford, les connaissances qu’ils avaient développées en histoire et même en criminologie les avaient réunis, et Finch était devenu l’indispensable doublure de son jeune maître.

Quand, à sa suite, il fit son apparition chez Mary, il transportait dans un grand sac un assortiment d’objets variés dont certains auraient pu intéresser un cambrioleur et fait lever un sourcil surpris aux gens de Scotland Yard, sans oublier une trousse contenant une sorte de laboratoire en réduction.

Le couple s’empara de la maison avec l’assentiment plein et entier des occupants et entreprit de la passer au peigne fin.

En attendant, le mystère restait entier...

Deux jours plus tard, alors que Mary et son invitée prenaient le thé dans le petit salon Regency où l’artiste aimait se prélasser après une fatigante journée de travail, des éclats de voix se firent entendre dans le vestibule, et Timothy, visiblement hors de lui, fut finalement propulsé dans l’agréable pièce dont l’ambiance sereine ne résista pas. Il n’eut même pas le temps de s’expliquer, juste celui de bredouiller :

— La... lady Ribblesdale !...

La terreur était déjà là. Tout de suite, Mary fut debout, tandis que Lisa s’écartait de la zone éclairant la table à thé pour rejoindre l’abri d’un paravent.

— Sortez ! ! ordonna Mary. Qui vous permet de forcer ma porte ? Et vous, Timothy, pourquoi l’avoir laissée entrer ?

— Que faire d’autre ? Je ne peux tout de même pas user de violence avec une dame ?

— Oh, n’en faites pas toute une histoire, Mary Windfield ! Je veux seulement vous montrer quelque chose qui peut vous intéresser !

— Quoi ? Mais faites vite !

— Ça !

Sous son bras, Ava portait un carton à dessins de dimensions moyennes et en tira une feuille de papier fort qu’elle lui mit sous le nez.

Mary connaissait trop ses classiques pour ne pas reconnaître d’un coup d’œil le visage antipathique de la reine de France, Marie de Médicis, en costume de sacre. La femme était laide mais l’ensemble fastueux et, surtout, au sommet de la couronne portée en arrière sur un épais chignon, un magnifique diamant d’une teinte légèrement dorée brillait de tous ses feux. Le doigt savamment manucuré d’Ava Astor était déjà pointé dessus :

— Voilà le portrait dont parlait l’autre jour ce jeune imbécile à votre vernissage, et voilà donc ce qu’il appelle le « beau Sancy »...

— Il ne doit pas être le seul à l’appeler ainsi, et moi, je voudrais savoir pour quelle raison vous m’apportez ça ?

— Pas difficile. Je veux que vous fassiez mon portrait avec cette pierre dans mes cheveux !

— Il n’en est pas question !

— Et pourquoi, s’il vous plaît ?

— D’abord parce que je n’en ai ni l’envie ni le temps, et ensuite parce que cela n’intéressera personne !

— Et pourquoi donc pas le voleur d’Hever Castle ? Quand ce cher Morosini pourra supposer que je possède celui-là, il comprendra que je veuille aussi la paire et qu’aucun autre diamant ne saurait me convenir ! Il m’avait promis un diamant qui puisse faire concurrence au Sancy, et, là-dessus, il a la bonne idée d’aller s’emparer de l’original. Et voilà que j’apprends qu’il y en a deux ? Alors il me faut les deux ! vous comprenez ?

— Pas du tout ! Sinon que vous perdez l’esprit. Vous est-il seulement venu à l’idée que, si l’on arrête Morosini que vous accusez si allègrement, la première chose que l’on fera sera de le boucler en prison, ce qui ne vous donnera pas le « grand Sancy »... et que vous pourriez aller le rejoindre !

— Moi ? clama Ava. Et pourquoi ?

— Parce que ce Sancy-là possède un propriétaire légitime, martela Mary en tapant du doigt sur la reproduction. Je ne sais pas qui il est – sinon un prince allemand de sang impérial – ni où il se cache, mais, comme tous les détenteurs de trésors – collectionneurs ou non –, il doit être extrêmement jaloux de sa collection, et en admettant que j’accepte de réaliser ce portrait délirant que vous me demandez, il pourrait bien porter plainte contre vous pour vol ! Si ce n’est contre moi !

— Vous rêvez ! Puisqu’il l’a chez lui...

— Ce dont on n’est absolument pas sûrs ! Depuis l’abdication de Guillaume II, on sait – du moins certains le savent, rectifia-t-elle en songeant à Peter – que ses joyaux ont été dispersés mais pas par voie officielle, c’est-à-dire aux enchères, et que le petit Sancy doit être quelque part sans que l’on puisse préciser où, sauf le propriétaire ! Quelle aubaine s’il reparaissait tout à coup sur votre noble tête ! Là, vous auriez quelque peine à déclarer qu’Aldo Morosini l’a volé pour vous. Même avec les talents qu’on lui connaît, il n’a pas le don d’ubiquité !

Peu habituée à prononcer de si longs discours, Mary empoigna la théière et s’en versa deux tasses qu’elle avala coup sur coup avant de conclure :

— Et maintenant, si vous aviez la bonté de me laisser travailler ? Timothy, veuillez raccompagner lady Ribblesdale... et veiller à ce que la chaîne de protection reste en place jour et nuit jusqu’à nouvel ordre !